« Un phénomène total »

Interview de François Bellanger, directeur du think tank Transit-City

11 août 2020

Quelle est, selon vous, la place du sport dans notre société ?
François Bellanger :
Le sport est partout. On peut dire qu’il a même dévoré le monde. Il a commencé par dévorer le temps, avec l’organisation de nombreuses compétitions sportives tout au long de l’année. Puis il a progressivement envahi l’espace, en sortant des stades et en se développant partout. En mettant la performance et le bien-être au cœur des préoccupations, il a aussi dévoré le corps. Il est même en train de manger l’avenir de ce corps, à travers notamment le handisport et les nouvelles prothèses associées. Comme le dit le philosophe Yves Michaud : « Sans tomber dans la science-fiction, nous sentons que nos corps n’ont plus exactement les mêmes contours qu’avant. Nous ne savons plus trop quelles sont leurs limites, ce qui est possible ou licite, ce qui peut être changé sans que nous changions d’identités ou non »1. Depuis peu, le sport dévore également les imaginaires, à travers l’e-sport, qui lui permet d’aller sur des territoires qui, jusque-là, lui étaient lointains. Le sport déborde définitivement de ses territoires d’origine, et ne peut plus être considéré comme un monde à part. Il irrigue des secteurs étant à priori très éloignés de lui. Il est désormais devenu un mode de vie, et un des grands moteurs des imaginaires de ce début de XXIe siècle.

Quelles sont les conséquences sur l’aménagement des villes ?
F. B.
Le sport est un phénomène total. Il est aujourd’hui clairement incontournable pour penser le monde et la ville de demain. Il devient une des grilles de lecture forte pour penser notre civilisation, et un acteur incontournable de la prospective urbaine. Il sera de plus en plus nécessaire de l’intégrer dans notre façon de penser l’habitat, le travail, la consommation, le transport. Reste encore à imaginer la manière dont le sport va concrètement changer la ville demain.

Et sur la mobilité ?
F. B.
Remontons dans le temps. À la fin des années 1970, Nike lance une de ses premières campagnes publicitaires signée « Man vs Machine », donnant à voir un homme courant en ville sur un trottoir, le long d’une voie rapide. Cela amusa tout le monde, tant le monde sportif, pour qui le sport ne se faisait pas dans la rue, que le monde politique, pour qui la voiture était l’idéal de mobilité. En 2019, soit 40 ans plus tard, tout s’est inversé. L’application Strava a révélé que la course est devenue un moyen de transport à part entière pour se rendre au travail dans de nombreuses métropoles européennes, notamment à Paris. Et selon cette même application, la vitesse moyenne des coureurs sera bientôt égale à celle des voitures dans certaines villes, comme Londres.

Quelles leçons en tirer ?
F. B.
Le sport est devenu un moyen de se déplacer. On passe peu à peu du sport au trans-sport®2, c’est-à-dire à des mobilités actives. Ce n’est qu’un début. La question du corps en mouvement va devenir centrale pour penser les futures mobilités. Si le XIXe et le XXe furent les siècles de la machine, le XXIe sera celui du corps. La question de la motricité va aussi remplacer peu à peu celle de la mobilité, concept désormais trop flou et trop général pour penser réellement les déplacements de demain. La ville et ses mobilités devront être abordées sous l’angle de la motricité®, en mettant l’individu en mouvement au centre de notre réflexion. Une autre façon de penser l’individu mobile et le sportif. Nos grilles de lecture devront s’élargir autour du sportif, et notamment du run commuter – celui qui veut se déplacer sans polluer et d’une façon bonne pour sa santé. Ces pratiques nécessitent d’inventer de nouveaux équipements urbains adaptés, et les gares ne sont pas forcément les plus mal placées pour y répondre. Après le coureur, la réflexion devrait s’élargir à d’autres sports, qui pourront aussi devenir des moyens de trans-sport®, comme la natation, de retour en ville. La notion d’intermodalité pourrait donc prendre un nouveau sens dans les prochaines années.

Quel pourrait être le moteur de cette nouvelle mobilité ?
F. B.
Je pense que le prochain moteur de cette révolution de la mobilité pensée autour du corps viendra du handisport, et notamment des Jeux de Paris 2024, qui vont largement participer à cette mutation du regard sur le corps et les imaginaires mobilitaires. Sous l’influence du handisport apparaissent déjà de nouvelles mobilités sportives, avec des fauteuils roulants ultra légers, de nouvelles prothèses et déjà des exosquelettes. Entre le vélo et la voiture se développeront ainsi des engins capables de susciter de nouvelles réflexions et de nouvelles offres non motorisées, qui demandent un effort physique. Demain, l’enjeu du sport ne sera plus de construire des stades ou des gymnases, mais de penser l’ensemble de la ville comme un immense stade et les rues comme des espaces au service du trans-sport® et de la motricité ®. Ce sera la grande révolution du XXIe siècle. 

Propos recueillis par Lina Hawi, architecte urbaniste et Laure Thévenot, socio-économiste, L'Institut Paris Region

 

1. COURTINE Jean-Jacques, avec la participation de MICHAUD Yves, Histoire du corps, Les mutations du regard, le xxe siècle, Éditions du Seuil, 2011.
2. Le trans-sport® est un concept qui vise à penser le sport comme un moyen de déplacement à part entière. La motri-cité® est un concept qui vise à mettre le corps en mouvement au cœur de la réflexion sur les mobilités, terme devenu tellement large qu’il recoupe tout, du téléphone à la voiture autonome. Les deux termes ont vocation à remettre le corps en mouvement au cœur de la pensée urbaine, et à proposer des alternatives aux transports motorisés traditionnels.