Accès aux services et aux commerces par temps de crise : inégalités et solidarités locales

Chronique des confins n° 8

14 mai 2020ContactSéverine Albe-Tersiguel, Lina Hawi, Émilie Jarousseau, Amélie Rousseau

Conséquence directe du confinement et des restrictions de circulation dès le 17 mars 2020, la question de l’approvisionnement et de l’accès aux commerces et services s’est posée avec acuité pour les Franciliennes et Franciliens. Mais cet accès est-il le même sur le territoire de l’Île-de-France ? Qu’en est-il des populations les plus fragiles ?  Quel lien entre densité et mise en place des solidarités ?

La crise sanitaire que nous traversons nous réinterroge sur l’accessibilité aux commerces et services dits essentiels1. Alors que 17 % des Parisiens auraient quitté Paris pour des zones moins denses, la zone dense offre pourtant des avantages. Car c’est bien cette densité qui permet la concentration d’un grand nombre d’équipements alimentaires et médicaux auxquels il est possible d’accéder facilement. 

Le rôle des commerces et services « essentiels » identifiés par le gouvernement au regard de la crise sanitaire

La carte ci-dessous indique le nombre de commerces accessibles par habitant dans un rayon de 1 km (soit 15 mn à pied en moyenne). Elle montre que les zones urbaines sont nettement mieux dotées : Paris et son agglomération, mais aussi les principales villes franciliennes. En négatif, apparaît une autre réalité : dans les territoires ruraux, les déplacements de longue portée restent indispensables pour accéder aux commerces. Quelque 860 000 personnes, soit 7 % de la population francilienne, doivent parcourir plus d’un kilomètre pour accéder aux commerces essentiels... Et alors que près d’un quart des déplacements pour les soins de ville se font à moins de 500 mètres du domicile en Île-de-France2, l’enjeu de la proximité se révèle encore plus fort pour la santé.

Par ailleurs, à travers cette crise, la fermeture d’espaces publics et d’équipements rassemblant du public (espaces verts, lieux culturels, restaurants et bars...) ainsi que la baisse du trafic en transports en commun et en voiture, créent des rapports différents à notre environnement. En temps normal en zone dense, ces espaces publics, assidûment fréquentés, compensent un espace domestique souvent contraint. Leur fermeture a eu un impact important, perturbant fortement l'équilibre de vie entre espaces privé et public.

En ces temps de crise, les flux convergent alors vers des lieux différents et plus ciblés, nous rattachant à une échelle d’hyperproximité. Le quartier devient l’échelle la plus adaptée, celle de la disponibilité immédiate.

Cette évolution contribue certainement au réveil de réflexions déjà existantes sur la ville de proximité, la ville « du quart d’heure » comme avancée par Carlos Moreno. Elle nous pousse à repenser notre rapport à nos lieux de vie et au temps, de redécouvrir notre quartier et ses ressources. La ville, même si elle conserve une dimension spatiale de longue portée pour s’approvisionner, peut réduire ses émissions de gaz à effet de serre en s’inscrivant dans des circuits courts de proximité, voire d’agriculture urbaine, et en permettant les achats de première nécessité (notamment alimentaires) par des mobilités actives de faible portée.

Les quartiers durables3 portent ces ambitions. Ils offrent des aménités urbaines aux habitants, particulièrement profitables en période de confinement puisqu’on y trouve, à une échelle marchable, les commerces de première nécessité, mais aussi des espaces verts qui fournissent aux confinés une bouffée d'oxygène, tant visuelle que physique lors des sorties autorisées, et parfois un peu d'autosuffisance pour ceux disposant de vergers, jardins partagés, potagers... Pour exemple, les 3 500 habitants de l’écoquartier du Fort d’Issy-les-Moulineaux peuvent ainsi profiter des 1 500 m² de commerces de proximité (supermarché, pharmacie, boulangerie), se promener et courir le long des fortifications ou du grand parc paysager agrémenté d’un verger de 44 000 m², voire cultiver un potager dans l’un des jardins partagés mis à la disposition des habitants.

Un grand nombre d’inégalités apparaissent toutefois entre les territoires face aux événements extrêmes. Ainsi, les zones rurales, comme évoqué plus haut, mais aussi les quartiers populaires ou en politique de la ville, révèlent un manque d’équipements – phénomène déjà souvent dénoncé avant la crise, mais encore plus flagrant actuellement – en matière de santé mais aussi de commerces, avec des conditions d’accessibilité plus complexes. La fermeture des marchés locaux a posé d’autant plus la question de l’accès aux produits de première nécessité dans ces secteurs où ils sont bien souvent le meilleur moyen de se fournir en produits frais, à moindre prix, près de chez soi.

Les solidarités locales : une réponse spontanée à la crise ? 

Face à ces inégalités, de nombreuses actions d’adaptation au contexte de crise se sont mises en place, se substituant aux premiers réflexes de « peur ». 
Pour maintenir leur activité, certains commerces et services ont su s’adapter rapidement. Ainsi, faute de marchés ouverts, les forains ont souvent maintenu leur activité en mettant en place des systèmes de livraison au service de tous, et notamment des populations les plus fragiles. Grâce à la confiance de leurs clients, ils ont pu bénéficier des réseaux sociaux locaux et de l’appui des communes pour diffuser leurs coordonnées. Ce fut le cas de villes comme Montreuil ou Courbevoie qui en ont fait la promotion sur leur site internet, en plus des informations sur les commerces locaux qui proposent des livraisons à domicile. Si ces pratiques se sont multipliées dans les villes de petite couronne, elles n’ont été que peu développées à Paris.

Il y a ensuite toutes les actions de solidarités locales en direction des plus fragiles et des plus précaires, principalement tournées vers l’aide alimentaire d’urgence. Si elles se multiplient dans les zones denses, les difficultés apparaissent là où le maillage associatif se distend, dans les zones plus éloignées des centres urbains. La réponse à l’urgence ne peut se faire dans l’improvisation. Si ces actions de solidarité ont pu se mettre rapidement en place, c’est parce qu’elles se sont appuyées à la fois sur la disponibilité de lieux, d’espaces d’accueil, de stockage et de diffusion, et sur un tissu associatif préexistant, ancré localement, structuré, ayant une connaissance des populations locales et de leurs fragilités. Ces associations ont dû s’adapter à la fois à une augmentation des besoins et à une demande qui sort parfois de leur champ de compétences. Des structures comme le Samu social ou la Fondation Abbé Pierre ont élargi leurs interventions, de l’aide à l’hébergement à l’aide alimentaire, dès les premiers jours du confinement. Des lieux d’urbanisme transitoire comme les Grands Voisins ou les 5 Toits à Paris ont également constitué les bases physiques pour des solidarités alimentaires en particulier.

Dans certaines communes, plusieurs associations locales travaillent en complémentarité en mutualisant les compétences ou le matériel à disposition. Ainsi à Saint-Ouen, l’association d’habitants Mon Voisin des Docks coordonne la livraison à vélo de paniers repas, des invendus des supermarchés. L’Athletic Club de Gentilly, club de football pour les enfants, a mis en place un système de livreurs faisant le relais entre les associations humanitaires ou la ville et les personnes en difficulté.

D’autres actions de solidarité sont moins organisées, plus spontanées, comme la mise à disposition par des particuliers de logements à proximité des hôpitaux pour les personnels soignants, des restaurateurs qui cuisinent pour des hôpitaux ou encore l’entraide intergénérationnelle dans certains quartiers où des jeunes proposent à leurs ainés de faire leurs courses. 

Quel rôle pour les collectivités ?

Les collectivités locales coordonnent souvent les actions, s’assurant à la fois des liens entre les associations et entre les associations et les aides publiques.
La Ville de Paris participe ainsi à la coordination de l’aide alimentaire avec l’État, la Direction régionale et interdépartementale de l’habitat et du logement (Drihl), le Samu social, ainsi que tous les acteurs de la distribution alimentaire. Elle verse par ailleurs des aides exceptionnelles d’urgence aux familles.
Le conseil départemental de Seine-Saint-Denis a quant à lui ouvert une de ses cuisines centrales pour préparer des repas et les livrer à des associations.
La Région Île-de-France a passé un accord avec la Chambre d’agriculture pour la fourniture en masse de paniers repas issus des surplus de production.
Enfin, plusieurs communes ont mis à disposition des équipements publics, centres administratifs ou ont mobilisé les commerçants locaux pour la distribution de paniers repas et de l’aide alimentaire. Elles s’appuient également sur leurs services et les agents communaux qui maintiennent des liens avec les populations les plus fragiles, à l’image du plan canicule. Par ailleurs, elles jouent un rôle crucial dans la gestion des espaces publics (propreté, balisage…), action qui va certainement s’accentuer avec le déconfinement.

Cette situation d’urgence, difficile à anticiper, a permis de révéler les capacités d’adaptation des collectivités territoriales dans leurs actions en temps de crise, au regard des contraintes de la période, des besoins collectifs et des opportunités livrées par leur territoire. Dans cette mobilisation à différentes échelles se pose la question à la fois de la structure urbaine et de la densité offrant les lieux nécessaires aux solidarités. Nos réflexions futures sur la ville devront y répondre.
Elle nous pousse à penser la ville de proximité, non seulement comme un modèle à haute valeur écologique, mais aussi comme support idéal de solidarités locales, en temps de crise ou non. C’est un enjeu pour l’aménagement et la programmation de nouveaux quartiers ainsi que pour le réaménagement des espaces urbains existants. Il faudra intégrer, au cœur de ces réflexions, la question des rez-de-chaussée d’immeuble, dédiés à des activités de l’économie sociale et solidaire, mais également l’évolutivité de certains équipements publics en temps de crise. Il faudra également revoir la conception et la gestion des espaces publics pour faciliter leur adaptation et appropriation au gré des besoins.
Le rôle des collectivités locales est ainsi crucial pour aider, fédérer et mettre en réseau les initiatives citoyennes, en complémentarité avec les politiques publiques. 

Séverine Albe-Tersiguel, démographe, spécialiste des équipements et services à la population.
Lina Hawi, architecte urbaniste, spécialiste des dynamiques des projets d’aménagements, de la transformation urbaine, de la question des espaces publics et de la place du sport dans la ville.
Émilie Jarousseau, urbaniste, spécialiste des quartiers durables.
Amélie Rousseau, géographe-urbaniste, spécialiste des équipements.
Carte réalisée par Stéphanie Lesellier, géomaticienne.

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