Bienvenue dans le lycée du futur

09 novembre 2017Sophie Roquelle

Et si le confinement accélérait la mutation digitale de l’Éducation nationale ? Obligés depuis le 16 mars dernier de communiquer avec leurs élèves par les canaux digitaux, les 720 000 enseignants français se débrouillent comme ils peuvent. Beaucoup n’ont ni la formation, ni les outils nécessaires pour faire leurs cours à distance, donner des exercices et des devoirs quotidiens. Sans parler du renvoi des copies corrigées... Mais forcés de s’y mettre, ils improvisent et apprennent en mode crash course. Si les moyens de communication de base restent l’espace numérique de l’établissement et les mails, certains professeurs créent en catastrophe des blogs, envoient des devoirs en PowerPoint interactifs ou proposent, c’est le must, de faire leurs cours sur Skype, Bluejeans ou autres outils collaboratifs. Les difficultés se situent aussi bien souvent à la maison, où les parents ne sont pas forcément équipés d’un ordinateur, sans parler d’une imprimante et d’un scan pour renvoyer les devoirs. Souvent, il y a un seul ordinateur pour toute la famille (les enfants et les parents en télétravail)... Les établissements gèrent la situation dans l’urgence du mieux qu’ils peuvent, avec des prêts d’ordinateurs quand ils en ont, ou, au minimum, des contacts par mail et messages d’encouragement réguliers (« Prenez votre temps, on comprend »). Les pouvoirs publics ont vite réagi avec la montée en puissance dès le premier jour de « Ma classe à la maison » sur le site du Cned. Depuis le 23 mars, France télévisions dispense chaque jour des cours pour tous les niveaux sur ses chaînes 2, 4 et 5. La Région Île-de-France a, quant à elle, mis en place un dispositif de continuité pédagogique pour ses 470 lycées dont la moitié des élèves ont été équipés de tablettes ou d’ordinateurs depuis la dernière rentrée.

Quelle que soit la durée du confinement, il y a fort à parier que les relations entre enseignants et élèves sortiront transformées de cette épreuve. Et que la maison Éducation aura pris, au passage, un petit coup de jeune.

Il y a deux ans, nous avions publié dans notre Cahier n° 174 « De la smart city à la région intelligente » un article sur la façon dont la révolution digitale va bouleverser les méthodes éducatives et les contenus pédagogiques. Nous vous en proposons de nouveau sa lecture ci-après.


Allongés sur des coussins ou assis par terre, les yeux rivés sur un gigantesque écran ou échangeant autour d’une table tout en pédalant pour recharger leur tablette… À quoi ressembleront les journées de nos lycéens dans cinq à dix ans ? À tout sauf à une enfilade de cours magistraux subis en silence, assis par table de deux, en rangs serrés les uns derrière les autres dans une salle sombre. Bref, à tout sauf à ce qu’ils connaissent aujourd’hui. Car le numérique débarque à l’école et, des chaises aux heures de classe, il va tout révolutionner.
La numérisation de l’éducation va d’abord bouleverser les conditions de transmission du savoir en effaçant toutes les barrières : temporelles, spatiales, mais aussi sociales. Le savoir devient accessible à tout moment, n’importe où et à tous de la même façon. Les pédagogies numériques entraînent une modification en profondeur des rapports entre maîtres et élèves. La classe devient le lieu de l’expérimentation, de la réflexion échangée, de l’approfondissement et non plus du cours magistral, dispensé sous forme numérique à l’avance et appris à la maison. Une pédagogie dite « inversée » (flipped classroom en anglais), encore expérimentale en France : seuls 20 000 des 855 000 enseignants la pratiqueraient, selon l’association « Inversons la Classe », qui défend cette « révolution pédagogique ».
Si les enseignants français plébiscitent le numérique (trois sur quatre estiment qu’il peut améliorer les performances des élèves), ils l’utilisent majoritairement aujourd’hui pour préparer leurs cours, saisir les notes et absences ou compléter le cahier de textes numérique, selon l’enquête Profetic réalisée en 2016 par le ministère de l’Éducation nationale. D’ailleurs, seul un enseignant sur deux dispose de ressources pédagogiques numériques dans son établissement.
Les infrastructures ne suivent pas toujours. Indispensable au développement des pédagogies numériques, la fibre optique, déployée sur le territoire depuis 2014, arrive progressivement dans les établissements scolaires, avec l’appui des collectivités locales.
En Île-de-France, où la Région s’est engagée à raccorder tous les lycées d’ici 2020, les situations sont très disparates d’un département à l’autre : à Paris, 97 % des lycées sont déjà raccordés au Très haut débit (plus de 50 Mbit/s), 63 % en Seine-et-Marne, mais en Seine-Saint-Denis, ils ne sont que 41 %.
Outre l’équipement, la formation est le frein principal à son expansion. La plupart des enseignants se forment comme ils le peuvent, moins d’un sur deux ayant reçu une formation aux usages du numérique, d’après un sondage Kantar-TNS de 2014 pour l’association d’éditeur scolaires Savoir Livre. Beaucoup appréhendent d’être dépassés par leurs élèves, surtout au lycée.

Le numérique induit
un changement complet
des lieux d’éducation,
de leur architecture et de leur
aménagement intérieur.

Les enseignants transmettent à des élèves ayant grandi avec les nouvelles technologies : branchés en permanence, sans cesse à donner leur opinion sur les réseaux sociaux, et avec une grande facilité d’accès à la connaissance, d’un seul clic. Le savoir est impacté, non seulement parce qu’il n’a plus le même statut1, mais aussi parce que « le numérique transforme les savoirs eux-mêmes », observe le philosophe Bernard Stiegler2. Il en va de l’histoire, qui « se fonde désormais sur des algorithmes d’analyse d’archives », comme de la géographie, devenue celle « d’un territoire numérique que les systèmes d’information géographique (SIG) […] transforment en bases de données », voire de l’étude de la langue, dont « la sémantique et la grammaire sont totalement reconfigurées par […] la correction orthographique et grammaticale automatique ». La transformation numérique de l’école suppose donc au préalable de former les professeurs à deux niveaux : leur formation initiale et leur formation pédagogique.

Surtout, le numérique induit un changement complet des lieux d’éducation, de leur architecture et de leur aménagement intérieur. Un peu partout en France, on continue de concevoir des collèges et des lycées comme il y a vingt ans, à de très rares exceptions près, comme le futur collège du Val Fourré à Mantes-la-Jolie3. En général, les seules innovations architecturales – et ce n’est pas rien – concernent l’écologie : panneaux solaires, recyclage des eaux usées, cantine zéro déchets…
Mais quid des élèves ? Pour Stéphane Simon, directeur général du Lieu du Design, un organisme associé à la Région Île-de-France, « On ne peut plus enseigner de manière frontale, classique, ni continuer de commander des mètres de rayonnages pour les CDI quand les élèves n’ouvrent plus un livre. Tout cela pose la question du bâti, notamment l’aménagement des salles de classe et des CDI, mais aussi des espaces de circulation, qui représentent en moyenne 30 % de la surface d’un lycée ».
Dans certains pays comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Danemark ou les États-Unis, la révolution digitale de l’école bat son plein4 : les ordinateurs remplacent les manuels et des établissements new look sortent de terre. Transparents, gais, conviviaux, comme le lycée Ørestad de Copenhague, l’un des plus innovants au monde. Dans ce grand bâtiment vitré construit il y a dix ans déjà, les salles de classes sont totalement ouvertes et les espaces de circulation ont été pensés pour que les élèves continuent d’apprendre autrement. Une architecture adaptée à une pédagogie 100 % digitale.
En Île-de-France, la question du design a été intégrée à la politique régionale des « Lycées 100 % numériques »5. Avec une double priorité affichée : aller vite et s’appuyer sur les besoins des équipes pédagogiques. Le Conseil régional a confié au Lieu du Design le soin d’imaginer des solutions pour équiper huit lycées volontaires6 dès la rentrée 2017 : ici des salles de classe, là le CDI ou le foyer, parfois le hall d’accueil… « L’idée est d’aller vite et de tester des solutions que nous pourrons ensuite généraliser à tous les lycées dès l’année suivante » explique Pascal Coroller, chef du service Équipements pédagogiques et numériques des lycées à la Région.
Chacun des huit établissements pilotes fait face à une problématique spécifique: un espace à aménager, une attractivité à développer, une filière de formation à numériser…. Enseignants et élèves ont aussi été invités à plancher sur leur vision du lycée de demain au festival Futur en Seine. À quoi rêvent les élèves ? À un lycée connecté, accueillant et ouvert, mais sans abandonner complètement cahiers et stylos. Si tout le monde s’accorde à dire que le CDI traditionnel est mort – le CDI 2.0 sera convivial et connecté ! –, la salle de classe constitue un vrai casse-tête. Dans un cours numérique, l’écran remplace le tableau, le bureau de l’enseignant a disparu et les tables des élèves sont disposées en arc de cercle autour de l’enseignant. Mais puisqu’en France personne dans la sphère éducative n’imagine encore se passer totalement de l’enseignement traditionnel, il faut que les salles de cours soient modulables et le mobilier conçu pour être manipulé facilement et… en silence ! De même, il n’est pas question de décloisonner totalement les salles de classe comme cela se pratique dans les établissements avant-gardistes du monde anglo-saxon, où l’on vante la devise « à pédagogie ouverte, classe ouverte ». L’aménagement des espaces de circulation laisse aussi les proviseurs perplexes. Que faire de tous ces espaces perdus ? Le lycée Prony d’Asnières, rénové il y a cinq ans, a un gigantesque hall d’entrée. Le lycée Robert-Schuman de Charenton-le-Pont (Val-de-Marne), qui date de 2009, a été construit en triangle, un vrai casse-tête pour l’aménagement d’espaces collaboratifs pour les élèves. Les enseignants croisent aussi les doigts pour que les ordinateurs ne tombent pas – trop souvent – en panne. Pour prévenir ce genre d’incidents, la Région a promis de mettre en place un service de maintenance à distance des ordinateurs des lycées, en commençant par une cinquantaine d’entre eux dès 2018.

Les geeks d'Arago

Au premier abord, le lycée Arago, place de la Nation, a tout du vieux bahut conventionnel : son architecture fin XIXe, sa cour intérieure bordée de coursives à colonnades, ses murs noircis décorés de plaques rendant hommage « À nos anciens élèves morts pour la France », ses longs couloirs sombres où des vitrines accueillent animaux empaillés et trophées sportifs…
Sauf que les apparences sont trompeuses, car ce lycée scientifique, qui accueille 730 élèves et 55 enseignants, a décidé de se jeter à corps perdu dans la révolution numérique. « On est déchaînés » plaisante la proviseure Viviane Guini, une ancienne professeure de lettres convertie aux vertus du digital par son ancien adjoint, un fondu de nouvelles technologies, avec la complicité d’un professeur de maths. Peu à peu, toute la salle des profs a été conquise ou presque. Un enseignant passionné se dévoue même au quotidien pour assister ses collègues en classe. Une formation sur-mesure qui est la clé du succès, selon Mme Guini.
À l’abri de ses vieux murs, Arago s’est donc métamorphosé depuis six ans : de la Wi-Fi partout, des tableaux et vidéoprojecteurs interactifs dans les salles, deux classes 100 % tablettes, le portable des élèves autorisé dans l’enceinte du lycée (sauf en cours), etc… Et depuis la rentrée 2017, une salle de classe entièrement connectée et modulable, ainsi qu’un CDI nouvelle génération. Le lycée a profité des gros travaux de rénovation entrepris au printemps dernier pour entrer de plain-pied dans le XXIe siècle. Une façon de compenser sa petite taille, explique madame la proviseure : « La place que je n’ai pas, je vais la trouver grâce à internet ».

Un article de Sophie Roquelle, directrice de la Communication à L'Institut Paris Region

interview

1. Pour le philosophe Michel Serres, « Le savoir, accessible partout et immédiatement, n’a plus le même statut » et 70 % de ce qui est enseigné aujourd’hui à l’école sera bientôt obsolète. In Petite Poucette, Éditions Le Pommier, Paris, 84 p., 2012.
2. Contribution au groupe de réflexion pour une politique académique du numérique mis en place par le ministère de l’Éducation nationale. Bernard Stiegler est l’auteur de nombreux ouvrages sur la société numérique, notamment L’École, le numérique et la société qui vient, avec Denis Kambouchner, Philippe Meirieu, Julien Gautier, Guillaume Vergne, (Fayard/Mille et une nuits, 2012).
3. Le futur collège de Mantes-la-Jolie, situé en plein Val Fourré, a été entièrement conçu par le département des Yvelines avec l’académie de Versailles. La pédagogie a dicté l’architecture.
4. La France compte en moyenne trois élèves pour un ordinateur au collège (4,7 pour l’OCDE) et affiche des compétences numériques dans la moyenne. In « Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies » (2015).
5. Le plan « Lycées 100 % numériques », voté par la Région Île-de-France en juin 2016, prévoit la connexion des lycées au Très haut débit (THD), la fourniture d’équipements informatiques adaptés aux usages pédagogiques, la maintenance des équipements et une aide au design.
6. Le lycée Arago à Paris (12e), le lycée international de Noisy-le-Grand (93), le lycée Robert-Schuman de Charenton-le-Pont (94), le lycée Blaise-Pascal de Brie-Comte-Robert (77), le lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie (78), le lycée Blaise-Pascal d’Orsay (91), le lycée Prony d’Asnières (92) et le lycée Jean-Perrin de Saint-Ouen-l’Aumône (95).

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