ZAN et désir de maison : l'équation impossible ?

Article extrait du Cahier n° 181 « À Distance, la révolution du télétravail »

07 septembre 2023ContactStéfan Bove, Lucile Mettetal

Les aspirations à vivre en maison ne semblent pas faiblir, alors même que les exigences du Zéro atificialisation nette freinent la production de logements individuels. Comment résoudre l’équation et concilier la dimension sociale avec les impératifs environnementaux ?

L’aspiration à vivre en maison individuelle se heurte aux impératifs écologiques de sobriété foncière, et en particulier à l’objectif de Zéro Artificialisation Nette (ZAN), qui exige de répondre aux besoins de logements sans consommer de terres naturelles. Au regard de son mode de construction en extension urbaine et de la densité relativement faible des formes produites, l’habitat individuel est aujourd’hui montré du doigt, et sa production décline. Ce faisant, il est en passe de devenir un produit rare et cher. En parallèle, les périodes de confinement ont réveillé les envies d’un logement plus spacieux ou d’un jardin, et le télétravail est venu élargir nos horizons résidentiels : prendre la route ou le train moins souvent, parce qu’on travaille en partie chez soi, et vivre plus loin, pour accéder à la maison individuelle, de moins en moins abordable en Île-de-France. Si ce nouveau desserrement résidentiel se dessine, il risque de reléguer les classes moyennes hors de la région et d’accroître leur vulnérabilité énergétique. Alors, comment concilier le ZAN et l’envie de maison ? Comment construire 70 000 logements par an en Île-de-France qui répondent aux envies et aux ressources des Franciliens sans urbaniser ni artificialiser des espaces naturels et de pleine terre ? Comment loger les familles et éviter qu’elles ne s’éloignent du fait d’une montée de la pression foncière ? L’équation semble impossible à résoudre. Sur les cinq dernières années, l’habitat individuel représente près de la moitié des surfaces d’habitat créées en extension1 sur des terres dites « naturelles », en dehors de l’espace urbain constitué. En parallèle, la densification dite « douce » (celle qui évite de consommer des espaces agricoles ou boisés), sous la forme de divisions parcellaires ou de remplissage des dents creuses, transforme à bas bruit les espaces d’habitat individuel, en amputant et artificialisant les jardins et les cœurs d’îlots.

COMMENT LOGER LES FAMILLES ET ÉVITER QU’ELLES NE S’ÉLOIGNENT DU FAIT D’UNE MONTÉE DE LA PRESSION FONCIÈRE ?

Baisse de la production et tensions sur le parc

Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la production de maisons avoisinait les 20 000 par an, et correspondait à près de 45 % de la production totale de logements en Île-de-France. Depuis l’instauration de la loi SRU2 en 2000, la production de logements individuels neufs diminue continuellement et s’inscrit dans une logique diffuse3.

Aujourd’hui, elle ne représente plus que 12 % de la production annuelle de logements franciliens, soit 7 000 logements par an. Dans le même temps, la production de logements collectifs a été multipliée par trois4. Si sa production se raréfie, le maintien d’une offre individuelle à des prix accessibles dans des secteurs bien desservis reste un élément- clé pour tenter d’attirer ou de conserver les familles. En grande couronne, la pression accrue sur un parc convoité par les accédants à la propriété, associée à une faible rotation liée au vieillissement des occupants, entraîne un report des ménages aux franges de l’Île-de- France, ou dans les départements de la troisième couronne, en particulier l’Oise, l’Eure et l’Eure-et-Loir, plus proches de Paris que les départements de l’est et du sud de l’Île-de- France (voir encart ci-contre).

En coeur d’agglomération, alors que de nombreux territoires comptent particulièrement sur ces tissus pour maintenir leur attractivité et la diversité de leur offre de logement, le recyclage devient la norme, et le pavillonnaire tend à disparaître au profit de collectifs réalisés par les promoteurs.

Le désir de maison

Entre l’enquête de l’Institut national d’études démographiques (INED) au sortir de la Seconde Guerre mondiale5, celles du CRÉDOC en 20046 et en 20087, ou encore celle de L’Institut Paris Region en 20218, le plébiscite des ménages pour la maison individuelle ne faiblit pas. Par l’espace qu’elle offre, la possibilité d’hybrider les fonctions, d’internaliser les activités (comme le travail), et le sentiment qu’elle procure de pouvoir « repousser les murs ». Par l’interaction qu’elle permet avec l’extérieur, avec le jardin bien sûr, mais aussi avec l’environnement proche et les espaces de nature qui participent de ce mode de vie. Par la mise à l’écart des flux et des nuisances inhérents aux fortes densités. Par la promesse d’une cohabitation facilitée par le « bon espace » entre chacun. Mais aussi parce que la maison symbolise le cocon familial, la continuité et l’ancrage spatial, autant de gains psychologiques qui concourent à un sentiment de sécurité. Le statut de propriétaire sans copropriétaires contribue à une forme de liberté pour adapter son logement à ses envies, et de stabilité là où la vie professionnelle peut être chaotique. Le désir de maison a été amplifié par la crise sanitaire, et l’installation durable du télétravail conduit à porter une plus grande attention à la qualité de notre cadre de vie et à celle de nos conditions de travail. S’éloigner devient possible lorsqu’on limite les déplacements domiciletravail à deux ou trois jours dans la semaine. La mise en service progressive du Grand Paris Express, dans les prochaines années, pourrait accentuer ce phénomène : les gains de temps qu’il va générer par son architecture de rocade et ses connexions au réseau radial existant permettront de résider plus loin. Le risque est de provoquer une nouvelle hausse des prix en grande couronne, et une éviction des ménages les moins aisés hors de l’Île-de-France.

L’enjeu social et environnemental de la dépendance énergétique

À l’heure d’une incertitude forte sur la hausse croissante des tarifs de l’énergie, les dépenses en matière de chauffage et de carburant représentent une part de plus en plus importante du budget des ménages. Dans ce contexte, comment continuer à vivre en maison et parcourir 30 à 50 kilomètres pour aller travailler ? Peut-on faire le pari d’un report substantiel vers le réseau de transports collectifs, devenu plus compétitif ? Oui, mais à certaines conditions. Les stratégies de rabattement vers les gares constituent un premier élément de réponse pour ceux qui travaillent dans le coeur de l’agglomération : si les trajets de courte distance sont facilités et sécurisés par des aménagements dédiés pour la marche et le vélo, y compris à assistance électrique, si les transports collectifs sont massifiés pour de plus longues distances, et si le transport à la demande, l’autopartage et le covoiturage ne sont pas exclus de l’équation. Que ce soit sur les questions d’accès au logement abordable, de dépendance automobile ou de précarité énergétique, il s’agit d’abord de pouvoir d’achat, et de la part que représente chaque poste dans le budget des ménages. Il en va aussi de la justice sociale, un préalable indispensable pour engager pleinement la transition écologique, sans que le sentiment d’exclusion soit un obstacle à l'adhésion collective.

Accepter l'héritage du périurbain et valoriser ses atouts

Les espaces périurbains dessinent une pluralité de réalités territoriales, façonnées à la fois par leurs spécificités géographiques et morphologiques, et par les politiques d’aménagement. Ce n’est ni complètement la ville, ni complètement la campagne. Pour autant, le périurbain ne peut plus être considéré seulement comme un tiers-espace : c’est un espace urbain à part entière, participant à la diversité résidentielle de la région. Il s’agit de le rendre plus vertueux, dans une optique de sobriété foncière et énergétique, mais aussi de richesse biologique, pour laquelle il faudra certainement adapter les règlements d’urbanisme. Accepter l’héritage du périurbain, c’est valoriser ses atouts, à savoir l’imbrication des espaces bâtis et des espaces de nature, ouverts ou non. En effet, si les jardins n’ont jamais été recensés par l’appareil statistique, et si les décrets du ZAN les considèrent aujourd’hui comme des espaces artificialisés9, ils présentent l’intérêt de ne pas être complètement imperméabilisés et de constituer les supports d’une biodiversité et d’une dispersion des espèces au sein des tissus urbains. En faisant l’hypothèse d’une relation plus sensible des habitants aux espaces vivants, il reste à faire évoluer les comportements individuels vis-à-vis du jardin, encore trop souvent perçu comme un espace fonctionnel ou esthétique. La sensibilisation et la formation sont des préalables, sans parler d’exigences réglementaires, dont on peut imaginer qu’elles soient nécessaires à préserver ou à restaurer la biodiversité des jardins. Un objectif contrarié par les injonctions à la densification et les divisions parcellaires (l’optique « un jardin plus petit pour l’un et un nouveau terrain à bâtir pour l’autre10 »), trop souvent perçues comme les seules manières de lutter contre l’étalement urbain.

Less is more

Dans une époque d’incertitudes sanitaire, climatique, économique et géopolitique, la notion même de densification est mal perçue, car l’idée que celle-ci est reliée aux maux de la ville reste profondément enracinée : effets d’îlot de chaleur renforcés, manques d’espaces de respiration ou d’espaces verts suffisants pour l’ensemble des habitants… Si toute densification n’est pas souhaitable partout et pour tous, elle reste certainement nécessaire, entre autres pour recréer les conditions d’accès à davantage de services et d’espaces publics de qualité, supports du continuum de la ville. Pour autant, la dynamique globale de mutation diffuse dans les espaces pavillonnaires échappe trop souvent au contrôle de la puissance publique. Les terrains sont divisés au gré des opportunités, les accès démultipliés au lieu d’être mutualisés, illustrant une pensée « court-termiste » et marchande de la densification, et associant les espaces pavillonnaires à un gisement foncier. Des formes urbaines plus compactes, des jardins partagés et des parcelles remembrées seraient certainement les bases saines d’une densification maîtrisée, là où elle s’apparente trop souvent à du remplissage anarchique. Par ailleurs, l’idée que la réponse aux besoins en logements ne peut être que quantitative est largement discutable compte tenu du niveau de la vacance en Île-de-France11 et du faible taux d’occupation du pavillonnaire dans certains secteurs. La réflexion sur la sobriété immobilière, à savoir augmenter la densité résidentielle sans augmenter la densité bâtie, n’a jamais été vraiment entamée, et les scrupules qui l’ont freinée sont légitimes. Rester chez soi dans sa maison au départ des enfants, c’est pouvoir les accueillir quand ils reviennent, c’est transformer une des chambres en bureau ou en atelier12. Mais plus que jamais, il nous faut réfléchir à l’intensification des usages et à la fluidité des parcours résidentiels. Réhabiliter les logements des cœurs de bourg, souvent exigus, peu accessibles et privés d’extérieur, en envisageant des projets intergénérationnels, c’est aussi permettre aux retraités de quitter le pavillon devenu trop grand ou trop compliqué à entretenir.

LA RÉFLEXION SUR LA SOBRIÉTÉ IMMOBILIÈRE N’A JAMAIS ÉTÉ ENTAMÉE

Faciliter différentes formes de cohabitation, c’est aussi éviter l’isolement, y compris des plus âgés. Autoriser la création d’un logement supplémentaire à l’intérieur d’une maison, c’est aussi bénéficier d’un complément de revenu pour mieux l’entretenir. Installer une tiny house sur son terrain, c’est aussi permettre une décohabitation en douceur. Et transformer le patrimoine rural en habitat participatif, c’est aussi offrir la possibilité aux familles de partager les lieux et les coûts. L’optimisation de l’existant nécessite parfois de lourdes réhabilitations, qui ne peuvent s’envisager qu’en favorisant un changement de fiscalité dans la chaîne de l’aménagement et des collectivités territoriales. Il s’agirait d’empêcher que la construction de lotissements neufs en périphérie ne coûte moins cher que la reconstruction de la ville sur la ville, et de faire émerger des opérateurs de renouvellement urbain dans les secteurs périphériques, accompagnés financièrement pour que l’équation économique d’une telle activité soit soutenable.

Réconcilier métropole et territoires périurbains et ruraux

Pour une mise en œuvre heureuse du ZAN, et pour que le chiffre zéro ne masque pas l’enjeu de sauvegarde de la ressource (les sols naturels), il s’agit moins d’adopter une posture dogmatique que de rechercher de nouvelles approches, davantage de complémentarités et de solidarités interterritoriales, plutôt qu’un renforcement de l’attractivité et des concurrences entre les différents périmètres de gouvernance, qui concourent au chacun pour soi. Le clivage traditionnel entre monde urbain et monde rural n’a plus de réalité concrète, tant le phénomène urbain a envahi les campagnes (centres commerciaux, parcs de loisirs, zones d’activités, lotissements pavillonnaires…), mais il peut continuer d’exister dans les imaginaires de ceux qui se définissent traditionnellement comme des « urbains » ou des « ruraux ». La véritable frontière est probablement moins à chercher entre la campagne et la ville qu’entre les zones de faible densité de population et d’emplois et les zones qui les concentrent. Et c’est cela qu’il s’agit de réunir par un urbanisme de liaison, entre proximité et longues distances. « Ce qui se passe entre les territoires est au moins aussi important que ce qui se passe à l’intérieur des territoires »13. L’heure de la fin des maisons Phénix14 coïncide indubitablement avec une prise de conscience des effets néfastes de l’étalement urbain et un changement de paradigme dans l’approche territoriale et la fabrique urbaine. Face aux nombreux défis de la transition, des réponses urbaines innovantes existent déjà (formes bâties, densification, mutualisations, mixité des fonctions, mobilités, économie circulaire, etc.). L’objectif à atteindre de manière collective est de parvenir à les mettre en oeuvre plus efficacement, tout en continuant à rechercher les dynamiques positives dans lesquelles pourront s’inscrire le périurbain et les espaces de faible densité. Ce sont même les conditions indispensables pour continuer à désirer la maison individuelle de demain sans en accroître l’empreinte écologique. Sans le recul nécessaire, il est périlleux de se prononcer sur le rôle que le télétravail pourra jouer dans cette partition. Mais son installation durable pourrait générer des effets sur l’organisation spatiale de ces espaces : positifs si la hausse d’habitants, même quelques jours par semaine, contribue à la création de commerces et de services ou amplifie leur niveau de fréquentation, anime davantage certains espaces, ou participe au développement des transports collectifs ; négatifs si cette hausse de densité génère potentiellement plus de conflits d’usages, de pression sur les équipements publics, ou de rejet de ceux qui ne vivent pas exclusivement sur place.

Stefan Bove, urbaniste et Lucile Mettetal, géographe-urbaniste, L’Institut Paris Region

1. L’Institut Paris Region. Mos 2021 : une sobriété foncière bien établie malgré la reprise des extensions. Note rapide Territoires, n° 943, juin 2022.
2. Loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains.
3. L’habitat individuel diffus (ou libre) est construit en dehors de toute opération d’aménagement, contrairement à l’opération groupée, réalisée par un promoteur ou un lotisseur.
4. Delaville Damien et Aliénor Heil-Selimanovski. Sorts et ressorts de l’habitat individuel en Île-de-France : dernier inventaire avant transformations. L’Institut Paris Region, juin 2022.
5. Girard Alain et Jean Stoetzel. Désirs des Français en matière d’habitation urbaine : une enquête par sondage de 1945. 2019, première éd. 1945. Paris : INED, coll. Études & enquêtes historiques.
6. Djefal Sabrina et Sonia Eugène. Être propriétaire de sa maison, un rêve largement partagé, quelques risques ressentis. Consommation et modes de vie. Septembre 2004, n° 177. CRÉDOC. Disponible en libre téléchargement à l’adresse : www.credoc.fr/download/ pdf/4p/177.pdf.
7. Enquête barométrique « Conditions de vie et aspirations des Français ».
8. L’Institut Paris Region. Conditions de vie et aspirations des Franciliens 2021. Enquête annuelle, 2021.
9. www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/ JORFTEXT000045727061
10. Robin, Émilien. L’imposture BIMBY. Criticat 12, janvier 2013, CAUE du Nord.
11. Près de 400 000 logements inoccupés en Île-de-France.
12. Bénabar. Quatre murs et un toit. Paroles et musique de Bruno Nicolini. Universal Music.
13. Vanier, Martin. Le pouvoir des territoires : essai sur l’interterritorialité. Paris : Economica, coll. Anthropos, 2008.
14. « Geoxia, constructeur des maisons Phénix, placé en liquidation judiciaire : 1 100 salariés licenciés et 1 600 chantiers en cours ». Le Monde, 28 juin 2022.

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