L’observation du système Terre

Retour sur le colloque scientifique du CNRS de novembre 2022

09 octobre 2023ContactBrigitte Guigou, Christian Thibault

Les 7 et 8 novembre 2022, le CNRS a organisé à Paris un colloque sur « L’observation du système Terre : les enjeux de l’observation des milieux naturels et anthropisés ». L’objectif de ce colloque scientifique était de faire un état des lieux des problématiques de cette observation du système Terre pour et par la recherche. L’enjeu est de taille. Disposer d’observations de qualité qui s’inscrivent dans la durée est en effet indispensable pour détecter les signaux, parfois faibles, des impacts des activités humaines sur les milieux naturels. Cela suppose d’organiser la récolte, la qualification, la préservation et la traçabilité de ces données. Cela implique aussi de mettre en synergie les observations, généralement hétérogènes, tant dans leurs sources que dans leur nature et format, avec les observations satellitaires et les différents modèles de simulation.

L’Institut Paris Region a assisté à ce colloque et en a retenu plusieurs enseignements intéressants pour des acteurs qui, comme L’Institut et les agences d’urbanisme, sont engagés dans l’observation des territoires et dans des coopérations avec la recherche.

Trois grands enseignements

#1 L’amélioration des observations scientifiques des milieux naturels et anthropisés

L’hybridation croissante des observations et des données, qui sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus souvent multi-sources et multi-capteurs (in situ et spatiales) contribue à des avancées scientifiques. Y contribuent aussi les performances croissantes des données satellitaires. On peut, par exemple, citer l’investigation de nouveaux domaines comme l’observation des gaz à effet de serre – dioxyde de carbone et méthane, de la biomasse ou de l’hydrologie depuis l’espace. D’après Valérie Masson-Delmotte (directrice de recherche au CEA et coprésidente du groupe n° 1 du GIEC), ces avancées ont été particulièrement évidentes entre le cinquième et le sixième rapport du GIEC (2018 et 2022). Les scientifiques ont, par exemple, acquis une capacité à mieux comprendre les interactions entre climat et biodiversité ou à boucler le bilan de l’énergie terre/mer. En parallèle, les capacités de modélisation progressent.

Un résultat très clair issu de la modélisation du climat entre 2020 et 2050 pose une loi géophysique qui se traduit en budget carbone résiduel : chaque tonne de CO2 émis accroît le réchauffement planétaire.

Valérie MASSON-DELMOTTEDirectrice de recherche au CEA et coprésidente du groupe n° 1 du GIEC

Mais le colloque a aussi pointé des manques sur des sujets ou des méthodologies d’importance. Y a-t-il, comme l’affirment certains scientifiques, un risque de perte d’efficacité des puits naturels de carbone ? Sur cette question essentielle, il n’y a pas de consensus scientifique et les avis restent partagés. Comment renforcer l’interdisciplinarité qui reste notoirement insuffisante entre les sciences du climat, les sciences du vivant et les sciences humaines et sociales (SHS) ? Expérimentée via certains dispositifs comme les Zones Ateliers, l’interdisciplinarité reste insuffisamment pratiquée alors qu’elle produit des avancées notables.

#2 La nécessité de mieux répondre à la demande sociétale

S’il n’y a ni recette, ni réponse simple à cette question complexe, plusieurs pistes ont été identifiées. En matière d’observation des milieux naturels et anthropisés, la priorité est d’abord d’ouvrir les observations aux porteurs d’enjeux (élus, hauts fonctionnaires, collectivités, opérateurs, entreprises, startup, associations, etc.). C’est ensuite de mieux prendre en compte leurs interpellations et attentes, de les impliquer dans la construction d’informations climatiques, d’appuyer cette construction sur leurs besoins et connaissances, par exemple lorsqu’il s’agit de mettre en place des systèmes d’alertes précoces face aux risques et aléas ou de développer des services climatiques adaptés. Notons au passage que la recherche participative permet une implication forte des citoyens.
Cette question de la demande sociale et des usages larges des données scientifiques a été au cœur d’une table ronde du colloque intitulée « De l’observation à la création de valeur dans la société ». Elle a réuni Philippe BOLO, député, membre de l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques), Thierry COURTINE, chef de service recherche et innovation au ministère de la transition écologique, Laurent MILLAIR, responsable chez Origins.Earth, startup développée par Suez pour accélérer les stratégies de transition bas carbone auprès des collectivités, David MONCOULON, directeur R&D et modélisation à la Caisse Centrale de Réassurance , et Stéphane STROFFEK, chef du service études, méthodes et prospective à l’agence de l’eau Rhône, Méditerranée, Corse.
 

Sur l’utilité des données scientifiques

Ce rapport législatif de l’OPCEST sur la pollution par les microplastiques s’appuie sur 450 auditions dont un quart sont des scientifiques, chimistes, physiciens, biologistes… Les auditions permettent de questionner les scientifiques en direct, de faire la différence entre différentes formes de pollution par les microplastiques et donc d’ajuster les recommandations sur la base de ces données scientifiques.

Philippe BOLODéputé, membre de l’OPECST

Les observations scientifiques rendent visibles l’invisible, par exemple l’augmentation du CO2, ce qui est essentiel. Et souvent il n’y a que les réseaux scientifiques pour donner un 1er éclairage sur un problème qui n’a pas encore émergé comme un enjeu de politique publique... Ensuite, sur les sources des émissions de GES, les données nationales et locales sont aussi fondamentales.

Laurent MILLAIRResponsable chez Origins Earth

Sur le besoin de structurer la coopération chercheurs/société

À l’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, on a mis en place des accords-cadres avec la recherche depuis 2007. Cela a mis du temps, au début on avait du mal à se comprendre, mais la confiance s’est construite entre nous et les chercheurs.

Stéphane STROFFEKChef du service études, méthodes et prospective à l’agence de l’eau Rhône, Méditerranée, Corse

Les données assurantielles sont sensibles. Pour les diffuser et les partager, nous avons coconstruit, avec les chercheurs, des indicateurs qui agrègent les données individuelles.

David MONCOULONDirecteur R&D et modélisation à la Caisse Centrale de Réassurance

Sur la nécessité de qualifier précisément les données

Il faut distinguer les données de surveillance normées et réglementaires sur le long terme, par exemple produites par l’agence de l’eau, et les données d’observation issues de la recherche.

Stéphane STROFFEKChef du service études, méthodes et prospective à l’agence de l’eau Rhône, Méditerranée, Corse

Dans le cadre d’un travail sur santé/environnement, on s’est interrogés sur les données faisant le lien entre contamination des milieux et impact sur la santé. Et on s’est rendu compte que les chercheurs dans le domaine de la santé ne savaient pas se repérer dans les données environnementales. On a découvert la nécessité de qualifier précisément la donnée produite, y compris sur le plan juridique et on en a fait un des axes du PNSE 4. (…). Sur ces sujets où la demande sociale est forte, un travail important d’animation et de qualification est nécessaire en amont. 

Thierry COURTINEChef de service recherche et innovation au ministère de la transition écologique

Sur la pluridisciplinarité et l’apport des SHS

On a un besoin très fort de données qui permettent de caractériser rapidement des évolutions de comportements, les activités anthropiques en milieu urbain. Par exemple quels impacts de l’ouverture d’une ligne de tramway ou quelles modifications induites par les grèves récentes ? Disposer de ce type de données fines, localisées et liées aux comportements, nous permettrait d’être plus pertinent dans l’analyse d’impact des politiques publiques à des échelles territoriales fines. Ce que de nombreux élus demandent.

Laurent MILLAIRResponsable chez Origins Earth

Pour construire des scénarios pour le futur, il faut faire des enquêtes de terrain sur la perception qu’ont les gens, sur leur positionnement et faire appel à des laboratoires de recherche en SHS. On démarre par exemple une enquête sur la perception de la biodiversité dans les familles.

Thierry COURTINEChef de service recherche et innovation au ministère de la transition écologique

Plusieurs intervenants du colloque ont aussi souligné l’apport de dispositifs d’observation originaux, hybrides et interdisciplinaires des milieux naturels et anthropisés mis en place par le CNRS depuis plusieurs décennies, en complément des dispositifs classiques. Menés en synergie avec des programmes de recherche internationaux et des infrastructures de recherche européennes, ils intègrent de plus en plus fréquemment l’action des porteurs d’enjeux. C’est le cas des Zones ateliers qui, autour d’une unité fonctionnelle comme la Seine, construisent une recherche intégrée inscrite dans le temps long, dans l’objectif de répondre à des questions d’écologie mais aussi aux enjeux sociétaux. Cela permet de coconstruire des questionnements entre scientifiques et acteurs du territoire et de faciliter le transfert de résultats vers les gestionnaires et la société. Pour illustrer, la zone atelier Seine, dont L’Institut Paris Region est partenaire, s’interroge sur la manière dont le Bassin parisien, sa géologie, son climat, sa végétation et ses activités agricoles, domestiques et industrielles, fabriquent à la fois le milieu aquatique et la qualité de l’eau des rivières et des nappes.

#3 L’étude de sujets à enjeux

S’appuyer sur les résultats des recherches les plus récentes et sur les besoins sociétaux est un des moyens pour identifier des sujets porteurs d’enjeux. Le sixième rapport du GIEC a, par exemple, réévalué l’importance du méthane et de l’ozone dans les processus d’évolution du climat, pointant ainsi la nécessité de renforcer leur suivi. Autre exemple de priorité : la poursuite du réchauffement va intensifier la variabilité du cycle de l’eau avec une accentuation des événements de saisons très humides et très sèches. Le défi est donc d’intégrer les modes de variabilité du climat et de disposer de séries plus longues d’observation. C’est aussi, par exemple, d’observer plus finement l’impact des incendies de forêt sur les modes d’intervention et de gestion. « Il est critique de maintenir les processus d’observation pour discerner le déclenchement d’éventuels changements abrupts et irréversibles » (Valérie Masson-Delmotte). Les intervenants ont aussi pointé la nécessité de disposer de données sur le caractère systémique des actions d’adaptation au changement climatique et les actions les plus « transformatrices », les pollutions diffuses, les événements extrêmes, la territorialisation fine des observations, etc. Ces besoins sont confrontés au manque de données en régions de forte vulnérabilité, voire au déclin des réseaux d’observation – y compris de base – dans certaines régions du monde. Il serait notamment crucial de renforcer les réseaux d’observation des littoraux.

Analyse ATOM du colloque - Atouts, Faiblesses, Opportunités, Menaces

Atouts

  • L’observation scientifique est multi-sources et multi-capteurs (in situ et spatiales), long terme, qualifiée et certifiée, ouverte (FAIR). Inscription dans des cadres européens et internationaux structurants.
  • Performances croissantes des données satellitaires.
  • Dispositifs complémentaires et hybrides d’observation, tels que : Zones ateliers, Observatoire Hommes Milieux (OHM), Suivi ouvert des Sociétés et de leurs Interactions (SOSI).
  • Progression des observations entre le 5e et 6e rapport GIEC : meilleure compréhension des interactions climat / biodiversité (atelier transverse GIEC/IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques ).
  • Affinement progressif des modèles.
  • Meilleurs usages des résultats des observations et recherches dans l’aide à la décision.
  • Observations créatrices de richesses sociétales et économiques, au sens large (à renforcer).
  • Développement progressif des liens avec les citoyens, notamment au travers des sciences participatives.

Faiblesses

  • Manque de définition partagée de la notion d’observation : définitions différentes et non exportables au sein de l’État. Pour le ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur (MRESI) : l’objectif est compréhensif. Pour le ministère de la Transition Ecologique et de la Cohésion des Territoires (MTETC), l’ objectif est de contrôle et de suivi.
  • Difficultés de compréhension entre :
    • chercheurs (par exemple, les chercheurs santé ne savent pas utiliser les bases de données environnementales),
    • communauté scientifique et autres porteurs d'enjeux (décideurs politiques, monde économique, société civile, associations...). 
  • Déclin et déficit croissant des réseaux d’observation, y compris de base, dans certaines régions du monde, qui sont souvent parmi les plus vulnérables.
  • Les actions d’adaptation, indispensables, prennent rarement en compte l’ensemble des facteurs du climat.
  • L’interdisciplinarité reste insuffisante entre sciences du climat, sciences du vivant et SHS.

Opportunités

  • Évolution des besoins des communautés scientifiques vers des approches plus intégrées et systémiques + potentiel d’intelligence artificielle.
  • Proposition de création d’une mission nationale de l’observation des milieux naturels et anthropisés (au-delà du périmètre MESRI) : indispensable !
  • Orienter les systèmes d’observations sur des enjeux majeurs par exemple : les facteurs générateurs d’impact après dépassement des seuils (cartographie 34 facteurs) ; le déclenchement des événements abrupts et irréversibles ; la gestion adaptative des écosystèmes ; l’étude fine d’objets territoriaux.
  • Mieux répondre à la demande sociétale : par une meilleure prise en compte des interpellations des porteurs d’enjeux ; par la co-construction d’observations climatiques appuyées sur les besoins et les connaissances d’acteurs de terrain.
  • Soutenir la création de start up sur l’utilisation de données climat à des fins opérationnelles.
  • Rendre plus visible la problématique de l’observation, y compris au niveau décisionnel.
  • Se soucier de la frugalité dans un double souci d’empreinte environnementale et de capacité à entretenir ces dispositifs d’observation.

Menaces

  • Interpellations de la recherche souvent idéologiques.
  • Manque de moyens RH et budgétaires pour l’observation.
  • Après 2050 (voire avant ?) risque de perte d’efficacité des puits naturels de CO2 (pas de consensus scientifique sur cette question majeure).
  • Entre 3,1 et 3,3 Mds de personnes vivent dans des contextes climatiques hautement vulnérables.
  • Risques croissants d’inégalités et d’injustices climatiques.
  • « En matière de changement climatique, les pires prédictions sont probables » (Valérie Masson-Delmotte).

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