Ruralité augmentée

Quand des initiatives citoyennes s'intéressent à la transition socio-écologique

26 octobre 2021ContactNicolas Laruelle

En Île-de-France, les initiatives citoyennes déployées en milieu rural se distinguent assez peu de celles observées en milieu urbain. Elles semblent néanmoins bénéficier dans les bourgs et villages d’un terreau particulièrement favorable à leur développement, hybridation et essaimage, au point de bousculer dans bien des cas les hiérarchies territoriales établies.

Depuis 2016, L’Institut Paris Region s’est attaché à identifier et décrire les lieux franciliens qui présentent une densité et une diversité fortes d’initiatives de transition socio-écologique, c’est-à-dire de réponse articulée aux enjeux énergétiques et climatiques et aux impératifs de cohésion sociale et territoriale. Ces « hauts lieux de la transition », offrant dans un périmètre réduit (un carré de l’ordre d’un kilomètre de côté) une expérience sensible de ce que pourrait être la ville de demain, peuvent être pour les élus, les techniciens ou les citoyens, des « démonstrateurs », utiles à la diffusion des innovations technologiques ou sociales et, pour les analystes des mutations urbaines, des « laboratoires » indispensables pour observer, dans des contextes divers, l’articulation des initiatives de transition entre elles et avec la ville existante.

Graines de transition

Parmi les trente lieux déjà décrits sur le site de L’Institut Paris Region1, on retrouve bien sûr les parangons attendus de la « ville durable », comme l’éco-quartier de Clichy-Batignolles, aux portes de Paris, celui du Fort d’Issy-les-Moulineaux (92), ou le campus futuriste de la Cité Descartes, à Champs-sur-Marne (77). Mais on découvre aussi de nombreux lieux moins attendus, parmi lesquels dix lieux situés en milieu rural, rassemblant chacun en moyenne dix-sept initiatives2.
Une grande partie de ces initiatives sont portées par des citoyens, parfois en collaboration avec les élus et/ou les techniciens municipaux. Dans leur ensemble, ces initiatives citoyennes se distinguent assez peu, par leurs objets, de celles observées en milieu urbain : associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, comme les « Paniers de Noncienne », à Bonnelles (78), coopératives alimentaires, comme « Saveurs du Vexin », à Villarceaux (95), projets d’habitat participatif, comme la « Ferme de Montaquoy », à Soisy-sur-École (91), expériences d’accompagnement social bénévole par le logement, comme à Chalo- Saint-Mars (91), sans oublier bien sûr les désormais classiques jardins partagés, boîtes à livres, hôtels à insectes ou ruchers participatifs. Mais au sein des bourgs et villages, ces initiatives se développent sur un terreau particulier, qui donne une coloration particulière à ces « hauts lieux de la transition ».

Le pouvoir de faire des citoyens est apprécié des élus ruraux.

Terreau fertile

Première particularité : en milieu rural, la recherche d’un ancrage local, par des personnes récemment installées, ou d’un « ré-ancrage », par des personnes plus anciennement installées mais touchées par un bouleversement familial (séparation, deuil…) ou professionnel (chômage, retraite…), est plus qu’ailleurs une motivation déterminante de l’engagement citoyen. Tout comme le sentiment d’urgence : urgence face aux grands enjeux climatiques et énergétiques mondiaux, qui prennent dans les bourgs et villages un caractère très concret (évolution des paysages, restriction de l’usage de l’eau, vulnérabilité énergétique accrue par la dépendance automobile et la prédominance de l’habitat individuel…) ; urgence aussi face aux petits drames locaux que sont la fermeture d’une école, d’un commerce alimentaire ou d’un bureau de poste – des lieux reconnus par tous comme facilitant justement l’ancrage local.
Deuxième particularité : en milieu rural, une grande partie des initiatives citoyennes naissent et se développent dans un nombre limité de cadres, à la fois assez mélangés socialement et très présents physiquement dans l’espace public – l’association (souvent unique) de parents d’élèves, le foyer rural, le comité des fêtes, le comité local « Téléthon »… Ces cadres sont – toute proportion gardée –, les équivalents ruraux des clusters industriels ou des campus universitaires, dans lesquels la proximité physique entre acteurs, quand elle se double d’une proximité « organisée »3, est censée favoriser l’innovation.
Troisième particularité : cette proximité inclut aussi les élus municipaux, plus proches des citoyens en milieu rural, et donc peut-être davantage à l’écoute de leurs aspirations comme de leurs propositions (en Île-de-France, on compte en moyenne un élu municipal pour 51 habitants dans les communes rurales, un élu pour 177 habitants dans les autres communes périurbaines, contre seulement un élu municipal pour 792 habitants dans l’unité urbaine de Paris4). Des élus d’autant plus à l’écoute qu’ils sont de plus en plus nombreux, cadres ou retraités, à ne plus être originaires de la commune et à avoir obtenu leur « brevet de territorialité »5, indispensable pour être élu, justement en s’impliquant dans des initiatives citoyennes.
Cette proximité entre élus et citoyens est même renforcée, dans de nombreuses communes, par l’ouverture informelle des « commissions municipales » aux citoyens non élus, ou par la création de « commissions extra-municipales » qui, si elles n’ont qu’un rôle consultatif, ont un réel « pouvoir de faire ». Ainsi, à Flagy (77), la végétalisation du cimetière, la création d’une vigne communale ou la pose de nichoirs à oiseaux sont des réalisations concrètes de commissions dédiées, dans le cadre desquelles des citoyens ont acquis de nouveaux savoirs, « technico-scientifiques » comme « politico-administratifs », et savoir-faire.
Ce « pouvoir de faire » des citoyens est particulièrement apprécié des élus ruraux, qui déplorent un manque de moyens humains dans leurs communes (en France, on compte en moyenne un employé communal pour 128 habitants dans les communes de moins de 2 000 habitants, contre un pour 62 habitants dans les communes de 2 000 habitants ou plus6). En outre, les initiatives citoyennes ne leur apportent pas seulement des « bras », mais aussi des « cerveaux » : certains profils d’habitants, surreprésentés dans les bourgs et villages franciliens, combinent temps de présence sur place et appartenance à de vastes réseaux professionnels (chercheurs, intermittents du spectacle, cadres supérieurs retraités…) et s’avèrent particulièrement efficaces pour mobiliser savoirs et savoir-faire au profit de l’action locale.
Dernière particularité, qui découle des précédentes : l’envie de s’ancrer, la nécessité de s’ajuster (entre anciens et nouveaux habitants, entre jeunes et vieux, entre élus et citoyens…) et l’opportunité de faire très concrètement ensemble rendent peut-être plus forte l’attention portée en milieu rural à la convivialité dans les initiatives citoyennes. Une « convivialité rurale » qui s’avère souvent très efficace pour démultiplier les énergies locales.

Hybridation et essaimage

Bien sûr, ces initiatives citoyennes ne s’inscrivent pas toujours dans un climat de coopération ou de concertation avec l’action publique, mais parfois plutôt de concurrence, voire de conflit7. Cependant, lorsqu’il y a conflit, c’est moins souvent, semble-t-il, entre citoyens et élus municipaux qu’entre une communauté villageoise largement réunie et des intérêts économiques et/ou politiques « supérieurs », par exemple autour d’un projet d’implantation d’un équipement supra-communal ou de modification d’un couloir aérien. On peut citer l’exemple de l’association de défense de Sainte-Escobille (ADSE), qui rassemble depuis 2002 citoyens et élus (l’association a longtemps été présidée par le maire de la commune), naturalistes bénévoles et agriculteurs céréaliers, pour lutter contre l’implantation d’une décharge – un « centre de stockage de déchets ultimes » – dans le sud de l’Essonne8. Et qui, au-delà de la simple contestation, a su devenir force de proposition. Ainsi, forte de l’expérience acquise et de l’attachement territorial développé au fil de son combat, jusqu’à l’abandon du projet en 2017, l’association a progressivement élargi ses domaines d’intervention et son rayon géographique d’action. Par exemple, elle organise depuis 2018 des répare-cafés à Étampes, villesiège de la communauté de communes située à 17 km de Sainte-Escobille, inversant ainsi en partie un rapport ancien de dépendance à la « ville-centre ». Et elle répond de plus en plus aux sollicitations d’associations, ou mêmes de collectivités territoriales, voisines ou plus lointaines, sur les enjeux de déchets et d’économie circulaire, mettant en oeuvre sur le terrain une « interterritorialité9 » que des communautés de communes trop récentes ont encore souvent du mal à imaginer. Ainsi, par leur capacité à faire réseau, de plus en plus d’initiatives citoyennes contribuent à « l’élargissement du collectif de référence », appelé de ses voeux par Nicolas Rio10, et à la « revanche des villages » observée par Éric Charmes11, en bousculant des hiérarchies territoriales établies et souvent fortement subies par les élus ruraux.

Nicolas Laruelle, urbaniste, L’Institut Paris Region

1. www.institutparisregion.fr/environnement/leshauts- lieux-de-la-transition.html
2. Il s’agit des bourgs de Bonnelles (78), Bouray-sur-Juine (91), Chalo-Saint-Mars/Saint-Hilaire (91), Clairefontaine-en-Yvelines (78), Flagy (77), La Boissière-École (78), Luzarches (95) et Soisy-sur-École (91), du centre-ville de Magny-les-Hameaux (78), et de la Ferme de Gally et et de ses abords (78), dont la description est accessible sur le site de L’Institut. D’autres « hauts lieux de la transition » en milieu périurbain ou rural sont en cours de description, comme la Bergerie de Villarceaux et ses abords (95).
3. Voir la définition proposée par André Torre dans l’article « Accepter le conflit pour le transformer » p. 130-131 du numéro 178 des Cahiers.
4. Article L. 2121-2 du Code général des collectivités territoriales, traitement par L’Institut Paris Region.
5. Le Goff Tanguy, Qui sont les maires périurbains de l’Île-de-France ? Zoom sur l’Ouest francilien, L’Institut Paris Region, 2014.
6. Ministère de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, « Les collectivités locales en chiffres 2020 », données 2018, traitement par L’Institut Paris Region.
7. Voir la typologie proposée par André Torre dans l’encadré « Accepter le conflit pour le transformer », p. 130-131 du numéro 178 des Cahiers, qui rend compte d’une expérience menée à la Boissière-École (78).
8. Sébastien Léa, « Le NIMBY est mort. Vive la résistance éclairée : le cas de l’opposition à un projet de décharge, à Sainte-Escobille, Essonne », Sociologies pratiques, 2013/2, n° 27, Presses de Sciences Po.
9. Vanier Martin, « L’interterritorialité : des pistes pour hâter l’émancipation spatiale », in « Le territoire est mort, vive les territoires ! Une refabrication au nom du développement », IRD, Antheaume Benoît et Giraut Frédéric (éd.), Paris, 2005.
10. Voir dans le numéro 178 des Cahiers le compte-rendu de la table-ronde d’élus.
11. Charmes Éric, La revanche des villages. Essai sur la France périurbaine, La République des idées, Seuil, 2019, 112 p.

Cette page est reliée aux catégories suivantes :
Périurbain | Environnement urbain et rural