Le développement de la télémédecine pourrait avoir un impact insoupçonné sur les déplacements en Île-de-France

Interview de Dany Nguyen-Luong

14 mai 2020ContactDany Nguyen-Luong

Dany Nguyen-Luong est directeur du département Mobilités et Transports de L’Institut Paris Region depuis 2016. Ingénieur civil de l’École des Ponts-ParisTech et titulaire d’un master en informatique de l’université Paris-Dauphine, il s’est spécialisé à ses débuts en économie des transports, en modélisation de trafic et en modélisation intégrée transport-urbanisme. Puis, il a élargi ses centres d’intérêt à l’innovation dans les transports, aux nouvelles mobilités et aux nouvelles sources de données. Par ailleurs, il participe à de nombreux projets européens (projets H2020 et Interreg) et représente L'Institut à l’international comme économiste des transports (plans de transport d'Hanoi, de Beyrouth, etc.). 

 

Cette interview a été réalisée avec le concours d’Isabelle Grémy, Catherine Mangeney et Muriel Dubreuil de l’ORS, département Santé de L’Institut, et Jérémy Courel, du département Mobilités et Transports.

Chaque jour, deux millions de déplacements sont liés à des motifs de santé en Île-de-France. Alors que les téléconsultations ont explosé pendant le confinement, la massification de cette pratique en période post-crise pourrait entraîner une baisse de 300 000 à 500 000 déplacements quotidiens, majoritairement en voiture, dans la région.

Pourquoi vous intéressez-vous à l’impact de la télémédecine sur les déplacements ?

Alors que l’impact du télétravail et du téléachat sur les déplacements fait déjà l’objet de nombreuses études, d’autres activités pratiquées à distance, comme la télémédecine et le télé-enseignement, qui ont aussi connu une explosion pendant les huit semaines de confinement, sont, pour l’instant, peu documentées dans le milieu de l’urbanisme et des transports. 
Au niveau national, on est passé de 10 000 téléconsultations par semaine avant le confinement à plus d’un million la dernière semaine d’avril, soit une multiplication par 100. Or, dans le cas de l’Île-de-France, en période normale, sur les 43 millions de déplacements par jour, environ 2 millions sont liés au motif santé (y compris l’accompagnement), soit environ 5 %. À titre de comparaison, c’est plus de deux fois le nombre de déplacements en vélo. 
Ces simples chiffres présagent d’un potentiel de réduction significative des déplacements pour raison de santé si la pratique massive de la téléconsultation devait se poursuivre. C’est la raison pour laquelle nous envisageons à L’Institut Paris Region de lancer des travaux de prospective sur l’évolution de ces déplacements, de même que sur l’impact du télé-enseignement sur la mobilité. 
Au-delà, il est aussi intéressant d’étudier toutes les « disruptions » induites par l’essor de la télémédecine et, plus globalement, de la transformation numérique du système de santé communément appelé « l’e-santé ». On touche évidemment à des débats qui dépassent les questions de mobilité, d’ordre médical, technologique, socioéconomique, éthique, juridique : les déserts médicaux, la saturation des services d’urgence, l’accès aux soins des personnes âgées ou à mobilité réduite, la couverture numérique des territoires, l’apport de l’intelligence artificielle dans le télédiagnostic, mais aussi la protection des données, le risque de déshumanisation de la médecine et aussi le risque accru de judiciarisation.

Peut-on imaginer une massification durable de la télémédecine à l’image de ce qu’on imagine déjà pour le télétravail ?

« L’Avenant n° 6 » à la convention médicale de juin 20181 a fait entrer la télémédecine dans le droit commun. Hors période de crise, la télémédecine est très encadrée par l’Assurance maladie : pour être prise en charge, la téléconsultation ne peut se faire que dans le cadre d’un parcours de soins avec son médecin traitant, après une consultation en présentiel de moins d’un an, au sein d’un « territoire » (au sens de l’ARS), après avoir obtenu le consentement par écrit du patient. Elle doit se faire via un logiciel de vidéo labellisé ou une des 13 plateformes publiques d’e-santé (une par région). Quatre plans successifs ont été lancés par le gouvernement depuis le début des années 2000 pour développer la télémédecine mais la sauce n’a jamais réellement pris : à peine 60 000 téléconsultations en 2019 en France, alors que l’Assurance maladie en visait 500 000 sur un total de 400 millions. Il a fallu l’irruption brutale de la pandémie du Covid-19 pour précipiter toute la population et les professionnels de santé dans le grand bain de la télémédecine. 
Le gouvernement a publié plusieurs décrets, début mars, permettant des dérogations à l’avenant n° 6 et bousculant ainsi le cadre réglementaire. La plupart des médecins généralistes se sont organisés pour proposer des téléconsultations qui permettent une première évaluation sans risque puis un suivi. Beaucoup de téléconsultations ont été effectuées de manière « anarchique », avec des outils grand public de vidéoconférence non sécurisés (Skype, WhatsApp, Facetime, etc.). Le remboursement « à titre transitoire et exceptionnel » à 100 % par tous les moyens à distance, y compris le téléphone, a largement facilité la ruée vers la téléconsultation. Des prestataires privés de solutions numériques (il y en a près de 150) se sont précipités sur le dispositif dérogatoire, certains d’entre eux offrant gratuitement aux professionnels de santé l’accès à leur plateforme et la possibilité de planifier des téléconsultations toutes les 5 à 10 minutes. 
En un mois, Doctolib, le leader du marché, a ainsi fait adopter la téléconsultation à 24 % des 125 000 médecins abonnés à son service, contre 2,6 % avant le confinement, le service ayant été lancé en janvier 2019. Selon l’Assurance maladie, 25 % des consultations pendant le confinement ont été des téléconsultations. Des médecins ont témoigné avoir même arrêté les consultations en présentiel et consacré leur exercice exclusivement à la téléconsultation, passant en moyenne de 22 consultations par jour à plus de quarante. Les mesures dérogatoires sont permises jusqu’au 31 mai mais, d’ores et déjà, plusieurs syndicats de professionnels de santé font pression pour que ces mesures soient prolongées. 
La télémédecine se révèle donc une solution provisoire d’urgence permettant de maintenir efficacement un lien avec un professionnel de santé dans un contexte exceptionnel comme celui que nous vivons. Mais, comme pour la scolarité à distance, des fractures existent dans la population aussi bien sur l’accès que sur l’usage du numérique. La téléconsultation n’a pu répondre à l’ensemble des enjeux de santé de la population. Déjà, de nombreux experts médicaux se lèvent pour dire qu’il faudra mieux réguler la pratique après la crise du Covid-19 et rappellent que rien ne remplace un examen clinique.  Pour autant, tout comme cette crise a fini de convertir les derniers réfractaires au télétravail, la télémédecine semble avoir convaincu de très nombreux professionnels de santé et patients de ses bénéfices. 
La crise sanitaire a mis en exergue des cas d’usage bien identifiés : la téléconsultation en alternance avec la consultation en présentiel dans les déserts médicaux et pour les maladies chroniques, le suivi de patients fragiles ou à mobilité réduite au domicile, en Ehpad ou en milieu carcéral, le renouvellement d’ordonnances pour des patients bien connus, la médecine du travail, la télésurveillance, le suivi des examens biologiques, le contrôle post-opératoire. Selon une enquête réalisée par Ipsos en avril 2018, 85 % des médecins généralistes et 72 % des patients interrogés estiment que la télémédecine est une tendance médicale de fond. Ces taux ont, sans aucun doute, encore augmenté avec la crise sanitaire.

Quelles professions de santé sont concernées ?

Les mesures dérogatoires à l’avenant n° 6 autorisent trois professions médicales (médecins, dentistes, sages-femmes) à pratiquer la téléconsultation et certaines fonctions paramédicales (infirmiers, orthophonistes, psychomotriciens, ergothérapeutes, kinésithérapeutes3), ainsi que les pharmaciens à réaliser des actes de « télésoin ». Selon l'Assurance maladie, près d'un médecin généraliste sur deux y a eu recours mi-avril contre à peine 2 % début mars. À l’hôpital, les médecins se sont aussi approprié l’outil. Doctolib revendiquait, mi-avril, 1 200 praticiens à l'hôpital, contre aucun avant la crise. D’autres professions connexes comme les psychologues ont même gagné une nouvelle patientèle en période de confinement. L’Île-de-France est particulièrement concernée car le nombre de professionnels de santé est élevé : environ 76 300 professionnels médicaux en 2018 (63 000 médecins, 9 000 chirurgiens-dentistes, 3 300 sages-femmes), 13 700 pharmaciens et 135 000 professionnels paramédicaux.

Quels impacts peut-on attendre du développement de la télémédecine sur la mobilité ?

Comme dans les nombreuses études sur l’impact du télétravail, la méthode de prévision consiste à travailler finement par scénario, en croisant démographie médicale, démographie de la population, types de territoire, temps d’accès par mode de transport, hypothèses de taux de téléconsultation par profession médicale et quelques grandes tendances. D'après l’enquête Ipsos de 2018, ces tendances sont les suivantes :

  • une personne sur deux déclare être prête à consulter un médecin via une téléconsultation en complément des consultations physiques avec son médecin traitant,
  • trois médecins sur quatre sont  favorables au développement de la télémédecine,
  • un patient sur quatre ayant consulté pour un problème de santé aurait pu faire l’objet d’une téléconsultation pour les médecins généralistes.

Les deux premiers taux ont, sans aucun doute, augmenté aujourd’hui. Un autre sondage, réalisé par OpinionWay en septembre 2019, montrait que la confiance des Français dans la téléconsultation varie selon l’âge : 33 % des plus de 65 ans doutent que la téléconsultation permette un meilleur accès aux soins, contre 55 % parmi les 25-34 ans.
Comme pour le télétravail, la conséquence sera la renonciation à des déplacements  pénibles et coûteux. Dans une première approche on the back of the envelope, à combien peut-on estimer la baisse du nombre de déplacements ? Le rythme de cette baisse dépendra du cadre réglementaire imposé par l’Assurance maladie après les mesures dérogatoires et de l’offre de service numérique détenue essentiellement par des prestataires privés.  
Avant de construire des scénarios d’évolution sur le moyen terme, il conviendra de suivre les chiffres de la téléconsultation dans les prochains mois. On peut déjà raisonnablement envisager un scénario à moyen terme en Île-de-France où 15 à 25 % des consultations physiques pourraient basculer dans la téléconsultation et le télésoin. Ce qui aboutirait globalement à une baisse des déplacements quotidiens pour le motif de santé entre 300 000 et 500 000 déplacements, soit environ 1 % de l’ensemble des déplacements en période normale. Les déplacements pour motif de santé sont plutôt des déplacements de proximité (un déplacement sur deux a lieu dans la commune de résidence, selon l’Enquête globale transport 2010). Les durées moyennes de déplacements varient de 20 à 25 minutes vers la médecine de ville, de 30 à 40 minutes vers la médecine hospitalière. Globalement pour le motif de santé, la part de la voiture est majoritaire. C’est en zone peu dense qu’elle serait le mode de déplacement le plus impacté à la baisse (60 % de part modale en grande couronne contre 8 % à Paris et un tiers en petite couronne), ce qui contribuera à la baisse des émissions de CO2. Il faudrait aussi évaluer la baisse des besoins en transports sanitaires par ambulance, VSL, taxi, qui coûtent, chaque année, à l’Assurance maladie près de 8 milliards d’euros. 
Plus généralement, la massification plausible des téléactivités et les effets potentiels sur la mobilité révélés par la crise du Covid-19 posent la question de leur prise en compte dans la planification urbaine et des transports. 

1. Une convention nationale a été signée entre tous les syndicats de médecins et l'Assurance maladie le 14 juin 2018. Elle comporte sept avenants.
2. Le terme de télémédecine regroupe en fait cinq actes s’effectuant à distance par vidéoconférence : la téléconsultation (consultation avec un professionnel de santé), la télé-expertise (communication entre professionnels de santé pour un avis médical), la télésurveillance (analyse et suivi des données médicales d’un patient), la téléassistance (assistance d’un médecin par un autre lors d’un acte médical) et la régulation médicale (diagnostic de l’urgence d’une demande d’aide médicale urgente).
3. Pour ergothérapeute et kinésithérapeute, le décret est paru le 14 avril 2020.

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