La logistique plus vitale que jamais

Interview de Lydia Mykolenko

01 avril 2020

Lydia Mykolenko est PhD en géographie économique. Elle a rejoint L'Institut Paris Region en 2002 où elle est en charge des études sur le transport de marchandises et la logistique au sein du département Mobilité et Transports.
Elle a mené de nombreuses études sur les plateformes logistiques, le transport ferroviaire et fluvial, le fret aérien, la logistique urbaine. Elle a également participé à d’importantes missions transversales, tant en Île-de France qu'à l’international (Maroc, Vietnam, Éthiopie).

La situation de crise sanitaire liée à la pandémie du Covid-19 est totalement inédite. Que nous montre-t-elle sur l'organisation de la logistique ?


La logistique prouve son caractère vital mais elle révèle aussi les faiblesses de nos chaînes logistiques à toutes les échelles et, au premier rang, l’échelle internationale. La crise actuelle montre l’ampleur de la mondialisation et l’extrême fragilité d’un modèle économique basé sur le développement de chaînes logistiques internationales. La dépendance dans la « supply chain » des médicaments et matériels médicaux vendus sur le marché français en provenance de la Chine et de l'Inde en est un exemple criant. Le transport de fret aérien est, dans ce contexte de gravité et d’urgence, particulièrement sollicité, et cela alors même que nombre de compagnies ont drastiquement réduit leurs vols et donc leurs capacités de soute, obligeant certains fabricants à reporter leurs flux sur le mode maritime, y compris pour des produits sensibles à la durée du temps de transport.
Rappelons qu’en temps normal plus de 80 % des marchandises transportées dans le monde le sont par le mode maritime. Il s’agit de plus de 11 milliards de tonnes par an (soit environ 29 millions T par jour). Ces flux gigantesques sont en grande partie centrés sur la façade pacifique de l’Asie orientale qui s’étend du Japon jusqu’à Singapour, et dont les activités représentent plus de 20 % du PNB mondial (20 % des exportations et un quart des importations mondiales). L'accroissement des flux internationaux a entraîné une course au gigantisme des navires (des vraquiers pouvant transporter plus de 500 000 T de produits pétroliers ou de minerais de fer, ou des porte-conteneurs de plus de 22 000 conteneurs) ainsi que des ports maritimes capables de les accueillir.
Conjointement à ce gigantisme, le transport maritime propose des prix imbattables, ce qui a permis aux industriels de délocaliser leur production dans des pays à faibles coûts de main-d’œuvre, à des milliers de kilomètres des zones de consommation. Mais lorsque les ports de Chine tournent au ralenti comme maintenant,  les ports européens où transitent 90 % des échanges avec les pays tiers (plus du tiers des échanges intra-européens) sont perturbés ; les cargaisons constituées notamment de produits jugés « essentiels » comme les denrées alimentaires, mais aussi de matériels et dispositifs médicaux de base, produits pétroliers et autres biens de consommation arrivent avec du retard, perturbant à leur tour l’organisation de la logistique à terre, qu’elle soit routière, fluviale ou ferroviaire.

Comment les acteurs de la « supply chain » s’organisent-ils ?

Alors que dans ce contexte de forte interdépendance mondiale, les transports maritime et aérien sont les deux maillons amont essentiels de la chaîne d'approvisionnement de nombreux produits du quotidien, à l’aval, la logistique terrestre doit s’organiser. En effet, dans tous les pays où le confinement a été décrété, les supermarchés ont été pris d'assaut par des clients paniqués par la pandémie.
Les logisticiens et les transporteurs sont habitués à gérer des pics de commandes depuis le développement très rapide du e-commerce et la pratique de journées à très fort trafic telles les « Black Friday » et autres Noël, fêtes des mères, etc.  Mais dans le cas présent, la situation va durer un certain temps et il faut, malgré tout, assurer la continuité des approvisionnements et éviter les pénuries.
D'après une enquête récente de la Fédération du e-commerce (Fevad), les ventes des « pure players » comme Amazon explosent en cette période de confinement dans les secteurs de l'alimentaire, de la téléphonie-informatique ainsi que des produits culturels et éducatifs.
Toutes les enseignes vendant des produits non considérés comme de première nécessité ont été dans l’obligation de fermer leurs magasins ; celles qui avaient déjà une plateforme de vente en ligne (FNAC-Darty, Ikea, etc) et dont les réapprovisionnements n’ont pas été stoppés, se reportent sur leur activité e-commerce.  Tandis que de nombreux points relais sont fermés, il en résulte une forte pression sur les livraisons à domicile avec comme contrainte supplémentaire le respect des recommandations officielles : un nettoyage approfondi et quotidien dans les entrepôts, l'ajustement des horaires pour éviter les regroupements de personnes lors des passages de relais, les gestes barrières, le respect des distances de sécurité entre les livreurs et les clients…
Si globalement les activités de distribution de biens de consommation alimentaires et de première nécessité ont sensiblement augmenté, les logisticiens doivent faire preuve d’une grande agilité. L’activité de leurs sites évolue au fur et à mesure de la propagation de l’épidémie ;  certains voient leur volume d'activité baisser, d’autres augmenter. Il faut pouvoir repositionner au quotidien les effectifs, les véhicules, ajuster les commandes auprès des fournisseurs lorsque ces derniers sont en mesure de s’adapter à de telles variations. Ce sont de véritables prouesses que se livrent les professionnels de la logistique et du transport au quotidien.

Quels enseignements devrait-on en tirer pour l’avenir ?

Il est difficile de se prononcer sur d’éventuelles modifications en profondeur du système de production et de consommation au niveau mondial. La question de la relocalisation en France d’activités stratégiques est posée, en particulier dans les domaines de l’industrie pharmaceutique, de la production de matériel médical, et sans doute de l’armement. Une chose semble néanmoins certaine : l’épidémie contribuera à accélérer l’agilité des chaînes logistiques. Cette agilité est vitale pour assurer la continuité des approvisionnements quels que soient les lieux de production, la localisation des entrepôts, les volumes concernés et les délais nécessaires.
Il faut pour cela arriver à planifier les « supply chain » en temps réel, c'est-à-dire connaître, en temps réel, l’état des stocks disponibles dans chaque entrepôt, la demande, la disponibilité de la main-d’œuvre. Il faut une approche collaborative qui intègre les fournisseurs, les clients, les transporteurs. Les outils numériques d’optimisation disponibles aujourd’hui le permettent.  
Par ailleurs, si à l’évidence le transport routier est en première ligne, les modes fluviaux et ferroviaires doivent pouvoir mieux contribuer à la robustesse des chaînes logistiques. Leur capacité à massifier est primordiale pour assurer l’acheminement en grandes quantités de produits pétroliers, céréales et autres matières premières essentielles à la fabrication de produits de première nécessité. Il faut pouvoir donner aux barges et aux trains de fret la possibilité de circuler de jour comme de nuit, en fonction des besoins.

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