Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique

Note de lecture du livre de Mona Chollet

26 mars 2020Lucille Mettetal

À l’heure du confinement, le livre de Mona Chollet,  journaliste et essayiste, prend une saveur particulière. Elle nous confie une exploration sensible de l’univers domestique et de ce qu’il révèle de nos aspirations et de nos craintes. En détaillant les besoins fondamentaux, individuels et intimes qui s’expriment chez soi, elle souligne les inégalités de logement. Lieu de respiration et de ressourcement, c’est aussi dans la maison que se projettent le manque d’espace, les violences familiales et l’angoisse de la solitude.

À la recherche du temps

« Le temps est le trésor vital des casaniers », nous dit Mona Chollet, on peut avoir les moyens d’acheter des livres mais rarement assez de temps pour les lire, ils s’empilent, ils s’entassent et prennent la poussière. Il faut aussi pouvoir en profiter sans culpabilité, là où on nous a appris à le rentabiliser, à le remplir et à le valoriser. Être chez soi, sans consommer ni produire, c’est exister, explorer ses désirs et s’affranchir du regard et du conditionnement social qui nous enjoint à bouger et à se rencontrer.

Être chez soi, c’est avoir accès à ce que nous avons de plus profond, cette musique intérieure qui nous offre le luxe de pouvoir « refermer la porte sur soi » et d’en ouvrir une seconde, plus difficile à franchir tant elle nécessite de se débarrasser de son identité sociale et professionnelle, et de renouer avec une identité secrète. La tâche est rude selon l’auteur, dans un monde obsédé par l’utilité et régi par une morale de « la mobilisation permanente ». Un conditionnement social qui a soudain été balayé par une obligation inédite, celle de rester « cloîtrer » dans nos logements, et peut-être, pour certains, de profiter de ce temps nouveau.

À la recherche de son individualité

Profiter de son chez soi, refaire ses forces, se souvenir de ses désirs…, c’est aussi parvenir à se débarrasser d’obligations culturellement ancrées, de conditionnements qui visent, par exemple, à « persuader les femmes que le dévouement à leur famille et l’entretien de leur maison suffisent à leur bonheur ». Certes les choses évoluent, mais certains chantages, comme le bien-être de l’enfant, resurgissent très vite quand il s’agit d’assigner les femmes au foyer, nous dit l’auteur. À l’heure du confinement, avec des rôles et un lien au travail certainement reconfigurés par la situation, c’est l’occasion de tester la distance prise par rapport à cette culture.

Pour préserver son individualité ou préserver son espace personnel, pour échapper au jeu des complémentarités ou à la répartition des tâches, certains choisissent de prendre leur distance avec le modèle classique du couple, nous dit l’auteur. Parfois modestement, en faisant chambre à part. À ce sujet, Mona Chollet nous rappelle que la pratique du sommeil séparé est de moins en moins tabou, jusqu’à être perçue comme une manière romantique de renouveler la relation amoureuse au quotidien. Ou encore en devenant un couple non cohabitant, acceptant de laisser « l’amour être une mer dansante entre deux rivages de leurs âmes » (Khalil Gibran). Comment ces derniers vivent-ils la période actuelle ? Certains ont choisi de vivre le confinement ensemble, d’autres d’attendre la fin de la pandémie pour se retrouver...

Pour assouvir notre besoin de liberté, vivre seul ne serait-il pas le luxe suprême ? Oui, à condition de surmonter ce que l’auteur décrit comme une terreur irrationnelle, celle de mourir seul. Oui à condition de dépasser ses peurs existentielles : « qui m’aura aimé ? Pour qui aurai-je vraiment compté ? Quel sens aura eu ma vie ? Quelle trace restera-t-il de mon passage sur terre ? ». Si « le réconfort d’une personne, l’intimité partagée, la possibilité de parler de ce que l’on vit », peuvent s’apparenter à des « trompe-l’œil » quand on sait la violence de certaines relations de couple, le besoin de cohabiter se nourrit d’angoisses personnelles, à l’image de Bridget Jones, cet héroïne célibataire qui craint de finir « dévorée par ses chiens » dans son appartement. De manière moins fantasmée, la solitude raisonne particulièrement aujourd’hui comme un risque pour les personnes fragiles, privées de lien social et charnel, et dont la vie quotidienne nécessite le soutien des proches.

À la recherche des autres

Singulière et hors du temps, la période actuelle permet d’expérimenter de nouvelles formes de cohabitation, parfois voulues, parfois subies. Mona Chollet nous parle de ces familles d’amis, de pairs, qui s’assemblent pour mutualiser l’espace à vivre et échapper à l’isolement.

Entre la solitude et le couple ou la famille nucléaire, d’autres choix se multiplient. Ils consistent à partager son lieu de vie, à s’inscrire dans un collectif tout un restant un individu indépendant. À ce sujet, Mona Chollet nous rappelle que si la colocation concerne surtout les étudiants, elle séduit de plus en plus les retraités, et la canicule de 2003, « meurtrière pour les personnes âgées isolées », n’est pas étrangère à ce nouvel engouement pour la cohabitation. Certains décident de vivre ensemble, considérant qu’appartenir à une même génération avec les mêmes souvenirs et les mêmes rythmes quotidiens facilite ce vivre-ensemble. D’autres optent pour l’intergénérationnel, en choisissant un habitat groupé et adapté ou en louant une chambre à un étudiant, pour se sentir moins seul, pour se faire aider aussi, ou tout simplement pour continuer à vivre l’altérité. Mais quelle que soit l’allure que prend la communauté, mutualiser ses ressources ne doit pas nous faire oublier un besoin profond et fondamental : celui de bénéficier d’un royaume privé, aussi discret soit-il, nous permettant d’échapper aux regards.

À la recherche d’une intimité

Dans son livre, Mona Chollet nous invite à reconnecter avec « les plaisirs élémentaires qui nous maintiennent en contact avec notre énergie vitale : traîner, dormir, rêvasser, lire, réfléchir, créer, jouer, jouir de sa solitude ou de la compagnie de ses proches, préparer des plats que l’on aime… », qu’elle décrit comme un état fécond, vital qui « permet la respiration de l’être et son ancrage dans le monde ».

Une invitation qui souligne la violence d’une société dans laquelle se loger correctement est loin d’être évident, une société dans laquelle bénéficier d’un espace à soi est devenu une denrée rare. Un chez soi décent qui devrait nous permettre de « quitter cet état d’apnée existentielle et de privation sensorielle dans lequel nous maintient notre rythme de vie », là où même les vacances « ont peu de chance de tenir leurs promesses » tant on y parvient à bout de souffle. Un chez soi qui permet d’héberger des amis ou de la famille, un chez soi qui permet de s’isoler aussi, de se retrancher.

À ce sujet, celui de l’espace et de l’intimité, Mona Chollet cite les écrits des Pinçon Charlot, mettant en évidence les répercussions d’une intimité sacrifiée : « l’enfant s’habitue à gérer ses gestes sous le regard des autres, celui qui a grandi dans un logement ouvrier étriqué, encombré, sait combien il est difficile de maîtriser son corps dans une situation publique où l’on se trouve exposé aux regards. Ces expériences sont fondatrices du malaise ou de l’aisance en publique. » Une analyse qui nous met en garde contre une forme de fascination pour le miniature, à l’image des innombrables blogs américains sur les tiny houses : « la capacité de ruser avec un système, de trouver des moyens de lui échapper, est bien sûr précieuse. Mais peut-on éternellement éviter de l’attaquer de front ? Jusqu’à quel point peut-on persévérer dans la sur-adaptation à une situation subie ? ».
Et Mona Chollet de conclure : « il ne s’en faut pas beaucoup pour que le carrosse du petit espace malin redevienne la citrouille du mal-logement… ».

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