La Cité de refuge de l'Armée du Salut à l'heure du Covid-19

Interview de Gilles Pineau

16 avril 2020ContactOlivier Mandon

Travailleur social de formation initiale, Gilles Pineau a successivement exercé les fonctions de chef de service puis de directeur d'établissement dans un centre d’hébergement d’urgence parisien et Samu social en Seine-Saint-Denis pendant plus de vingt ans. Depuis juin 2016, il a rejoint la fondation de l'Armée du Salut où il occupe le poste de directeur du pôle Accueil Hébergement Insertion.

Pouvez-vous nous présenter la Cité de Refuge ?

Construit en 1933 par Le Corbusier, la Cité de Refuge est un établissement géré par l’Armée du salut. Il n’a jamais dévié de sa mission initiale qui a toujours été d’accueillir des personnes en difficulté. Aujourd’hui, la Cité de Refuge gère deux types d’activité pour une capacité de 350 personnes accueillies : l’hébergement et l’insertion sociale de publics à la rue au sein du Centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) du Centre Espoir et la prise en charge médico-sociale de femmes à la rue au sein d’un lieu d’accueil ouvert 24 heures sur 24 à la Cité des dames. Le CHRS accueille 300 personnes dont les deux tiers sont des hommes seuls et un tiers des femmes seules, femmes avec enfant(s), et quelques couples et familles.

Les personnes hébergées et dans un parcours de réinsertion arrivent au centre après une orientation par le Service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO). En 2019, un nouveau lieu d’accueil a vu le jour : la Cité des dames. Il est ouvert 24 heures sur 24 pour recevoir 50 femmes sans domicile selon une démarche de mise à l’abri et d’accueil social et médical. Les aspects santé sont gérés en partenariat avec l’association Agir pour le développement de la santé des femmes (ADSF1). L’intervention de travailleurs sociaux, de sage-femme et de psychologue, permettent de faire une évaluation la plus complète possible de la situation des personnes, puis de les orienter. La durée de séjour y est au maximum de 10 jours.
Le lieu est aménagé en deux espaces : une salle d’accueil et une salle de repos (100 m²) composée de 24 « lits couchettes ». Les aménagements de la salle de repos ont privilégié l’intimité des personnes.  Le fonctionnement de la Cité de Refuge s’appuie normalement sur 90 salariés et sans bénévoles.

Comment la crise sanitaire du Covid-19 a-t-elle impacté le fonctionnement de la Cité ?

Je décomposerais ma réponse en plusieurs axes :

Sur l'hébergement: Le CHRS se caractérise en temps normal par un hébergement en espace individuel. L’ensemble des accueillis ont été isolés dans leur chambre pour réduire les risques de contamination. Seuls les déplacements essentiels sont autorisés dans la Cité, comme se rendre à son restaurant collectif pour y retirer son repas à emporter.
Sur l'accompagnement social : La mise en place du confinement a dans un premier temps entraîné l’arrêt des entretiens individuels avec des travailleurs sociaux. L’accompagnement social doit s’établir lors de contacts plus informels cumulés à ceux considérés comme essentiels, lors des temps de repas par exemple. De nombreux échanges téléphoniques ont pris le relais dans le cadre de soutien « psychologique », l’ensemble des démarches socio-administratives étant actuellement suspendues. Face à la détresse psychologique des accueillis qui se  développe actuellement, le CHRS souhaiterait pouvoir à nouveau renforcer les temps et espaces de rencontre.
Sur le suivi médical des personnes hébergées : Les populations à la rue ont très souvent une santé très mauvaise, tant physique que psychique. Un risque de rupture de traitement est craint, du fait que les personnes ne se rendent pas auprès de médecin pour leur suivi médical habituel par peur de sortir de la Cité, ou par manque de motivation, de repli sur soi, dans ce contexte d’inquiétude généralisée.
Sur le nettoyage : Elle a toujours été maintenue malgré le confinement, voire elle se développe grâce à la mise en place d’une « brigade » qui intervient toute la journée pour nettoyer notamment les espaces de passage et supports à risque (ex. des poignées de porte).
Sur l'accompagnement éducatif : Des femmes avec enfant(s) du CHRS ont exprimé leur fort besoin pour le suivi éducatif de leur(s) enfant(s). Un animateur du centre débute une nouvelle mission de soutien scolaire et de loisirs. Cette situation est d’autant plus aigüe que ces femmes avec enfant(s) vivent dans des espaces d’hébergement très petits.

Sur le service de restauration : Une cantine propose habituellement une restauration collective dans un espace de convivialité. Les repas sont normalement  confectionnés sur place et par des personnes en parcours d’insertion sociale. Leur présence étant aujourd’hui réduite, des paniers repas individuels sont proposés. Chaque accueilli doit venir les récupérer et se restaurer dans sa chambre. 
Sur les espaces collectifs : La Cité  présente de nombreux espaces de circulation ou collectifs tels que salle de sports, espaces de détente, etc. Pour limiter la pandémie, tous sont clos jusqu’à nouvel ordre.
Sur l’accueille des personnes de passage : Au CHRS, l’hébergement perdure durant au moins toute la durée du confinement, les durées de séjour étant de toute manière beaucoup plus longues. Les risques de contamination au Covid-19 s’accroissant quand une distanciation entre personnes n’est pas respectée, l’accueil de femmes n'est plus possible pour de nouvelles arrivantes. Quant à La Cité des dames, elle se concentre sur le maintien des femmes pour les périodes de repos en journée et les nuits.

Quels effets de la crise sanitaire observez-vous sur vos salariés ?

Nous visons une prise de risque réduite au maximum pour nos salariés.À la mi-mars, la mise en place du confinement a entraîné une démarche de précaution importante avec 50 % d’entre eux restés à domicile. Les fonctions opérationnelles, qui sont les plus nombreuses, sont peu compatibles avec le télétravail. Des aménagements de temps de travail ont ainsi été privilégiés, avec des temps sur site et d’autres de mise en réserve. Les emplois cadres peuvent plus facilement exercer le télétravail selon l’organisation mise en place. Des personnes restent à leur domicile selon des critères de priorité : l’état de santé du salarié, la garde d’enfants dans le cadre de la fermeture des établissements scolaires, l’organisation familiale nécessitant une précaution plus élevée avec la gestion de personne dépendante, etc. Fin mars, une nouvelle réflexion est menée pour mobiliser à nouveau plus de travailleurs sociaux sur site suite au constat de besoins en soutien des accueillis confinés.

Qu’en est-il pour les personnes que vous accueillez ?

Tout d’abord, 90 % des accueillis respectent fortement les consignes des gestes barrières et de distanciation sociale. Un surinvestissement de femmes seules avec enfant(s) dans le confinement est même observé, révélant le niveau élevé d’angoisse de la population hébergée. Après trois semaines de confinement, l’inquiétude grandit parmi les résidents. Par exemple, les personnes d’origine étrangère, notamment africaine, sont aussi très préoccupées sur le développement de la pandémie dans leur pays d’origine et des conséquences pour leur famille. Parmi les accueillis, des pathologies psychiatriques sont aussi à surveiller, des risques de décompensation étant craints suite à leur isolement.

Comment rejaillit l’adaptation du fonctionnement de la cité sur les accueillis ?

Cela s’illustre dans la Cité mais aussi de manière générale pour toutes les personnes à la rue. Il faut bien mesurer qu’à compter de la date du confinement, du jour au lendemain, la majorité des services aux personnes à la rue ont été suspendus, et des personnes salariées ou bénévoles sont parties. Plusieurs jours, voire semaines, ont été nécessaires pour travailler à de nouvelles organisations pour la mise en œuvre de services restreints ou minimum. Les personnes à la rue vivent ces services ou échanges dégradés comme une nouvelle forme d’exclusion aggravant leur situation déjà très difficile.

Comment accompagnez-vous les personnes contaminées au Covid-19 ?

Fin mars, un cas de suspicion de contamination a été constaté dans le CHRS. Deux salariés et cinq femmes du centre de la cité des dames ont été considérés comme contaminés, dont une hospitalisée en réanimation le 31 mars. Le partenaire ADSF vient de réussir à faire venir un cabinet médical pour la réalisation de test Covid-19 auprès des personnes identifiées comme contaminées. Pour anticiper l’isolement de personnes atteintes par l'épidémie, des espaces de la Cité sont requalifiés, comme des salles de réunion ou de sports transformées en espace de quarantaine. Deux à trois chambres sont aussi mobilisées pour les personnes dans l’incapacité d’être en espace collectif. La transformation de ces espaces est encore possible dans les locaux de la Cité du fait de l’importance de sa structure. Cela n’est pas le cas dans de nombreux centres d’hébergement par manque d'espaces disponibles ou transformables avec des accès spécifiques pour des toilettes, douches, etc. C’est encore plus compliqué pour les centres temporaires interstitiels ou temporaires, les aménagements y étant encore plus restreints. L’accès aux espaces de confinement Covid-19 est limité à un personnel médical dédié. La présence du partenaire ADSF est une réelle chance, ses professionnels de santé étant tout à fait compétents pour la gestion de cette crise épidémique.

Comment gérez-vous les addictions des résidents dans ce nouveau contexte ?

Les addictions revêtent un enjeu encore plus important depuis la crise sanitaire. L’alcoolisme ou la consommation de drogue ne peuvent pas être arrêtés du jour au lendemain ; des risques médicaux sont à accompagner. Les règles de gestion des addictions ont été assouplies pour permettre de les réguler.

Qu’en est-il de la sécurité sanitaire de vos salariés et des accueillis ?

La gestion de la sécurité sanitaire au sein de la Cité, tant pour les salariés que pour les accueillis, est catastrophique car sans aucun moyen mis à disposition de l’État à ce jour. Aucun masque de protection n’a été distribué. Au début de l’épidémie du Covid-19, la Cité a été en mesure de fonctionner selon ses propres stocks de masques chirurgicaux et un peu de gel hydrologique, estimés à 15 jours de fonctionnement. Seules la DASES et la Ville de Paris proposent la distribution de masques pour les accueils de jour. Des masques de tissu ont été achetés par la Cité. Être en possession de masques pour ses salariés dans un environnement à risque est la condition sine qua non pour qu’ils acceptent de venir travailler. Les Ateliers Santé Ville (ASV) de la ville de Paris viennent de recenser des demandes en matériel.

Comment travaillez-vous avec des bénévoles ?

La mobilisation de bénévoles se manifeste dans cette période de crise sanitaire. L’Armée du salut par sa fondation génère des demandes importantes et régulières de citoyens pour faire du bénévolat, notamment dans le cadre des activités de distribution alimentaire. Par son intermédiaire et son service bénévolat, ses centres peuvent identifier des bénévoles selon le contexte et selon leurs besoins. La Cité travaille aussi avec la Fabrique de la solidarité de la ville de Paris.

Est-ce que vous anticipez des difficultés pour accompagner les personnes accueillies lorsque le confinement prendra fin ?

Plusieurs points de vulnérabilité nécessiteront des actions rapides :

  • l'accompagnement des familles et à la parentalité : s'assurer que les enfants ont traversé cette période sans trop de conséquences sur leur équilibre et développement ;
  • l'administratif : vérifier que la continuité des droits est réelle, anticiper les impacts administratifs face, par exemple, au retard des déclarations ;
  • l'impact sur l'emploi déjà précaire des personnes en réinsertion : trouver ou retrouver un emploi dans un contexte où le chômage risque d'augmenter ;
  • la santé psychologique : évaluer les conséquences psychologiques de la crise pour des personnes déjà très fragiles avec un important risque de perte du lien social.


La crise sanitaire met en lumière des publics encore plus fragilisés que d’habitude, mais cela révèle aussi la forte implication des acteurs associatifs dans le champ social ou médico-social qui devraient être encore plus soutenus qu’ils ne le sont actuellement.

1. L’association a une forte expérience en termes de maraude médicale pour les femmes à la rue.

Propos recueillis par Olivier Mandon 

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