Des poids lourds « zéro émission » pour décarboner le fret routier

Note rapide Économie, n° 975

23 mars 2023ContactMartin Hervouët, Dany Nguyen-Luong, Antoine Beyer, Florian Tedeschi

Parmi les différents leviers permettant de réduire l’impact climatique du transport routier de marchandises, les poids lourds dits « zéro émission » (électriques, à batterie ou à hydrogène) s’affirment comme une solution incontournable. Quels sont les derniers développements technologiques et réglementaires en la matière ?

Responsables de 31 % des émissions régionales de gaz à effet de serre (GES), les transports routiers de personnes et de marchandises sont le deuxième secteur le plus émetteur en Île-de-France, derrière le bâti résidentiel et tertiaire (47 %). Les émissions des transports routiers ont déjà baissé de 18 % entre 2005 et 2019, mais ce rythme doit encore être accéléré afin de contribuer aux objectifs climatiques de la Région, de la France et de l’Union européenne (UE) : une réduction d’au moins 55 % des émissions de GES en 2030 par rapport à 1990, et zéro émission nette de GES en 2050, incluant un objectif de décarbonation quasi complète des transports routiers à cet horizon. Cela est encore plus vrai pour le segment du fret routier (transport de marchandises par poid lourd), dont les émissions en Île-de-France n’ont baissé que de 3 % entre 2005 et 2019, grâce à une légère baisse des kilomètres parcourus. Or à eux seuls, les poids lourds représentent 25 % des émissions de GES des transports routiers franciliens, pour seulement 8 % des kilomètres parcourus par l’ensemble des véhicules motorisés sur les routes d’Île-de-France. Rapportée aux kilomètres parcourus, la décarbonation du fret routier est donc un moyen particulièrement efficace de contribuer à réduire les émissions de GES des transports routiers franciliens dans leur ensemble.

LES LEVIERS DE DÉCARBONATION DU FRET ROUTIER

Aujourd’hui, en Île-de-France, 90 % des marchandises transitent par la route, 6 % par la voie d’eau et 4 % par le rail. Cette prédominance de la route dans le transport de marchandises implique qu’il faut agir sur au moins deux leviers complémentaires pour réduire les émissions de GES du fret routier. En premier lieu, il s’agit de réduire la part du fret routier lui-même en favorisant le report modal vers le fret ferroviaire et les modes fluviaux bas-carbone, avec d’évidentes marges de progression en la matière. Cependant, même si l’on parvenait ainsi à réduire le nombre de poids lourds dans les années à venir, la prépondérance actuelle du fret routier est telle que de nombreux poids lourds continueraient de rouler sur les routes franciliennes dans un avenir prévisible. Pour décarboner le fret routier, il faut donc aussi accroître la part des alternatives bas-carbone dans le parc de poids lourds, aujourd’hui à plus de 99 % à motorisation diesel.

BATTERIE ET HYDROGÈNE : LES DEUX TECHNOLOGIES PRIVILÉGIÉES

Les camions poids lourds sont les camions de plus de 3,5 tonnes de poids total autorisé en charge. Dans la nomenclature européenne, ils sont un sous-ensemble des véhicules utilitaires lourds, qui comprennent aussi les autobus et les autocars. L’UE distingue deux grandes catégories de véhicules utilitaires lourds bas-carbone : d’une part, les véhicules « à faibles émissions », dotés d’un moteur à combustion interne, dont les émissions de CO2 sont inférieures d’au moins 50 % aux émissions de CO2 de référence du sous-groupe de véhicules auxquels ils appartiennent ; d’autre part, les véhicules « à émission nulle », ou « zéro émission », sans moteur à combustion interne ou dont les émissions de CO2 sont inférieures à 1 g/kWh ou à 1 g/km. Les émissions de CO2 considérées ici sont les émissions à l’échappement, et non pas en analyse de cycle de vie (ACV) complète : elles n’intègrent donc pas les émissions générées en amont (extraction des matériaux, construction des véhicules, fabrication des batteries, etc.) ni en aval (fin de vie des véhicules). En ce sens précis, les deux technologies « zéro émission » promues par l’UE pour décarboner les transports routiers lourds sont la batterie et la pile à combustible à hydrogène. De leur côté, les biocarburants et le biogaz ne sont pas considérés comme des solutions « zéro émission » puisqu’ils émettent du CO2 à l’échappement, mais « à faibles émissions », ce CO2 étant issu de la biomasse et non d’origine fossile. Leur principal avantage par rapport à l’hydrogène et à la batterie est qu’ils peuvent être utilisés dans les poids lourds à moteur thermique, soit à 100 %, soit – le plus souvent – en mix avec le diesel ou le gaz naturel véhicule (GNV). Ils peuvent ainsi contribuer dès aujourd’hui à décarboner le parc existant de poids lourds. Cependant, le potentiel de production de biocarburants durables (du point de vue de la concurrence avec les usages alimentaires, des impacts sur la biodiversité, etc.) est réel, mais loin d’être infini à court et moyen termes. Les biocarburants devraient donc être orientés en priorité vers les secteurs qui n’ont guère d’autre choix de décarbonation à grande échelle pour au moins les deux prochaines décennies, comme le transport aérien – en particulier long-courrier. De plus, les biocarburants sont moins performants que la batterie et la pile à combustible pour réduire aussi la pollution sonore et atmosphérique (oxydes d’azote, particules fines, composés organiques volatils, ammoniac, etc.) dans les villes et les zones urbaines. Pour ces différentes raisons, la stratégie européenne est de promouvoir les véhicules utilitaires lourds « zéro émission » comme principale solution de long terme pour parvenir à la décarbonation profonde du fret routier, et de promouvoir les véhicules « à faibles émissions » (et donc les biocarburants et le biogaz) comme solutions partielles et transitoires à court et moyen termes, en attendant que les véhicules « zéro émission » prennent le relais à plus grande échelle. Cette stratégie européenne s’appuie principalement sur deux instruments législatifs complémentaires : les normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les nouveaux véhicules utilitaires lourds et le règlement sur le déploiement d’une infrastructure pour carburants alternatifs (Afir).

 

 

RÉDUIRE DE 90 % LES ÉMISSIONS DE CO2 DES POIDS LOURDS NEUFS EN 2040

Ce n’est que depuis 2019 que des exigences de performance en matière d’émissions de CO2 ont été introduites pour les futures ventes de véhicules utilitaires lourds neufs au sein de l’UE : -15 % de CO2 à partir de 2025 par rapport à la période allant du 1er juillet 2019 au 30 juin 2020, puis -30 % à partir de 2030. Il s’agit d’une réduction moyenne que chaque constructeur doit atteindre sur l’ensemble de sa flotte de poids lourds neufs. La publication du paquet législatif « Fit for 55 » et les pressions de nombreux acteurs (ONG, mais aussi constructeurs et transporteurs) ont conduit la Commission européenne, en février 2023, à proposer de nouvelles normes d’émissions plus contraignantes. Si l’objectif de -15 % en 2025 n’est pas modifié, l’objectif 2030 passe en revanche de -30 % à -45 %, et deux nouveaux jalons sont ajoutés : -65 % en 2035, puis -90 % en 2040. Cette proposition reste en deçà de l’objectif de 100 % de ventes de camions neufs « zéro émission » en 2040 que se sont déjà fixé plusieurs acteurs de la filière comme le Global Commercial Vehicle Drive to Zero, une coalition de gouvernements, de constructeurs (dont Scania et Volvo Trucks), de transporteurs et d’investisseurs, formée lors de la COP26, à Glasgow, en octobre 2021. Par ailleurs, les principaux constructeurs de poids lourds se sont déjà fixé pour 2030 des objectifs de ventes de camions « zéro émission » compris entre 40 % (MAN) et 70 % (Volvo Trucks). La Commission européenne considère cependant que sa nouvelle proposition – fruit d’un compromis avec les acteurs opposés à l’interdiction pure et simple du moteur thermique – constitue un signal politique suffisamment fort pour inciter la filière à s’engager fermement vers le poids lourd « zéro émission ». Les États membres et le Parlement européen doivent désormais se prononcer sur cette proposition.

ACCÉLÉRER LE DÉPLOIEMENT D’INFRASTRUCTURES DE RECHARGE SUR LE RÉSEAU ROUTIER EUROPÉEN

Le paquet « Fit for 55 » inclut également une révision de la directive sur les infrastructures de carburants alternatifs (Afid, pour Alternative Fuels Infrastructure Directive), qui devient au passage un règlement (Afir, pour Alternative Fuels Infrastructure Regulation), plus contraignant pour les États-membres qu’une simple directive. Le 28 mars 2023, le Parlement européen et le Conseil sont parvenus à un accord sur ce règlement. Il prévoit que des stations de recharge réservées aux véhicules utilitaires lourds, d’une puissance minimale de 350 kW, devront être déployées tous les 60 km le long du réseau central du RTE-T et tous les 100 km le long du réseau global, plus vaste, du RTE-T à partir de 2025, une couverture complète du réseau devant être assurée à l’horizon 2030. De plus, des stations de recharge devront être installées sur des aires de stationnement sûres et sécurisées pour la recharge de nuit ainsi que dans les noeuds urbains pour les véhicules de livraison. Il prévoit également que des infrastructures de ravitaillement en hydrogène pouvant être utilisées à la fois par des voitures et des camions devront être déployées à partir de 2030 dans tous les noeuds urbains et tous les 200 km le long du réseau central du RTE-T. Cela répond à une demande pressante de la part des constructeurs européens de poids lourds, pour qui un réseau suffisamment dense de stations de recharge électrique et de distribution d’hydrogène pour les véhicules utilitaires lourds dans toute l’Europe est une condition essentielle au passage à l’échelle industrielle de la production de poids lourds « zéro émission ».

 

 

PLUSIEURS DIZAINES DE MODÈLES DE POIDS LOURDS « ZÉRO ÉMISSION » DÉJÀ DISPONIBLES

Selon l’Association des constructeurs européens d’automobiles (Acea), sur les 6,2 millions de poids lourds aujourd’hui en circulation dans l’UE, seuls une dizaine de milliers sont « zéro émission », soit 0,2 % du total. Leurs ventes, encore modestes, sont cependant en phase d’accélération : de 692 en 2019 à 1 239 en 2020, et plus de 2 500 en 2022. Tous les constructeurs ont soit commencé la production en série de poids lourds à batterie, soit en sont aux dernières étapes avant la production en série. Plusieurs dizaines de modèles différents sont déjà disponibles dans divers tonnages (jusqu’à 44 t) et configurations – de la distribution régionale au long-courrier, en passant par les véhicules de chantier. La production de poids lourds hydrogène en est, pour l’instant, à un stade moins avancé, avec un nombre de modèles plus réduit. Fin 2022, l’ICCT recensait ainsi 43 modèles de poids lourds électriques et huit modèles de poids lourds hydrogène déjà disponibles.

ANTICIPER ET PLANIFIER LE DÉPLOIEMENT DES INFRASTRUCTURES DE RECHARGE

L’Acea estime que, pour atteindre l’objectif actuel de -30 % d’émissions de CO2 en moyenne pour les poids lourds neufs en 2030, il faudra à cette date un parc d’au moins 280 000 poids lourds « zéro émission » dans l’UE, dont 230 000 à batterie (soit 82 %) et 50 000 à hydrogène (18 %). À titre de comparaison, 290 000 poids lourds neufs (à 96 % diesel) ont été vendus dans l’UE pour la seule année 2021. Selon l’Acea, cela nécessitera de déployer d’ici 2030 dans l’UE entre 34 000 et 42 000 points de recharge, dont au moins 20 000 connecteurs de charge à haute puissance MCS (Megawatt Charging System, > 800 kW), ainsi que 500 à 1 500 stations d’avitaillement en hydrogène. Les poids lourds « zéro émission » apparaissant comme l’une des solutions incontournables pour décarboner en profondeur le fret routier, il est important d’anticiper dès aujourd’hui les nombreux défis qu’ils vont poser, notamment en matière d’adaptation du réseau électrique et de déploiement des infrastructures de recharge : enjeux de localisation et de planification spatiale, de modèles de financement public et privé, ainsi que de flexibilisation de la demande (par exemple, via les systèmes de recharge intelligente). Ces enjeux, appliqués à l’Île-de-France, seront approfondis dans de prochains travaux de L’Institut Paris Region.■

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