La politique d’inclusion numérique francilienne en quête d’une meilleure coordination

Note rapide Société-Habitat, n° 969

05 janvier 2023ContactIsabelle Barazza, Camille Bailly, Corinne de Berny Riche

La pandémie de Covid-19 et la dématérialisation des démarches administratives ont révélé les inégalités d’équipement et de compétences numériques de nombreux publics. Pour lutter contre leur sentiment de déclassement, un écosystème de l’inclusion numérique se structure en Île-de-France. Une meilleure coordination des acteurs à tous les échelons territoriaux est requise pour déployer une offre de formation cohérente et adaptée à la pluralité des besoins. Des points d’accueil diversifiés et des dispositifs mobiles permettront d’aller à la rencontre des publics les plus vulnérables, notamment dans les quartiers populaires et les territoires ruraux.

Le numérique n’est plus considéré aujourd’hui comme une « option », mais une condition pour accéder à l’emploi, à l’éducation, aux services, aux droits sociaux, etc. Les collectivités se retrouvent aux avant-postes pour faire face à la dématérialisation généralisée, qui leur fait craindre une nouvelle forme de fracture sociale et territoriale, les obligeant à mettre en place de nouveaux circuits d’aide. Afin de les accompagner dans la construction d’une offre de services de proximité en faveur de l’inclusion numérique, L’Institut Paris Region a réalisé un bilan des dispositifs de soutien et des actions à mener. Une série d’entretiens auprès de collectivités territoriales franciliennes, d’institutionnels et d’opérateurs de la médiation numérique livre une meilleure connaissance des publics fragilisés et de leurs usages. L’utilisation de l’indice de fragilité numérique (IFN) a permis de cartographier les situations locales critiques pour lancer les actions prioritaires.

L’ILLECTRONISME, UNE QUESTION TRANSVERSALE À L’ENSEMBLE DE LA SOCIÉTÉ

L’illectronisme reste très complexe à qualifier tant il concerne une diversité de publics et une variété de difficultés, mais aussi d’aptitudes contrastées. La pratique numérique recouvre elle-même un ensemble hétérogène de techniques et d’usages. Des personnes peuvent communiquer via des applis et réaliser des achats sur Internet, mais se sentir démunies au moment de réaliser une démarche administrative en ligne, ou pour joindre un document à un e-mail, utiliser la visioconférence, etc. Ces compétences, déjà fragiles et inégales, se trouvent en outre perturbées par les mises à jour logicielles perpétuelles (qui concernent les équipements individuels et professionnels, mais aussi les interfaces des sites publics), obligeant à une adaptation permanente. Aussi chacun est susceptible de connaître un jour des difficultés dans son quotidien ou sa pratique professionnelle, si l’on considère les développements numériques à venir, nécessitant une acquisition de compétences tout au long de la vie.

Une diversité des publics fragilisés

Si 83 % des Français se connectent quotidiennement à Internet, près de 13 millions éprouvent des difficultés liées au manque de connexion, à un équipement inadéquat, voire inexistant, ou à une méconnaissance des outils logiciels. Certains cumulent ces difficultés et 7 % d’entre eux ne se connectent jamais à Internet. Les témoignages recueillis auprès des opérateurs de l’inclusion numérique et de leurs bénéficiaires révèlent les multiples visages de l’illectronisme. Les freins principaux sont liés à l’âge, au sexe, à la situation familiale, au niveau d’études, à celui des revenus, mais aussi à la connectivité du territoire. L’Île-de-France, qui bénéficie d’une infrastructure développée (Internet, Wi-Fi et fibre optique), compte néanmoins des publics « déconnectés », ou aux compétences informatiques très limitées. D’autres publics sont également empêchés : les personnes ayant des difficultés d’apprentissage (lecture, écriture et calcul) et celles souffrant de handicap ou de maladie chronique. Des profils à risques sont repérés chez les jeunes en rupture sociale, les familles monoparentales et certains créateurs d’entreprise, mais aussi parmi les travailleurs sociaux et les personnels administratifs d’accueil, dont les difficultés sont apparues au moment de la crise sanitaire. Les millenials, dont la pratique numérique est principalement ludique, ne sont guère épargnés lorsqu’ils sont confrontés à des cadres plus contraints (professionnels, administratifs, etc.).

Une montée en compétences généralisée, des risques de déclassement numérique accrus

S’il est peu aisé de définir des profils types d’usagers en difficulté numérique, il est possible de distinguer les facteurs et les circonstances de leur vulnérabilité. La transformation digitale, introduisant des technologies de rupture, exige une certaine acculturation au numérique et des compétences techniques qui ne sont plus circonscrites au seul domaine de l’entreprise. Tout citoyen doit aujourd’hui être en capacité d’intégrer ces nouveaux usages pour accéder à des aides vitales ou réaliser des démarches administratives de premier ordre. Le projet gouvernemental de dématérialiser 100 % des démarches administratives d’ici à la fin 2022 a suscité de nombreuses critiques, dont celles du Sénat et de la défenseure des droits, alertant sur la possible aggravation du non-recours aux droits sociaux.Si les confinements et les contraintes techniques qu’ils ont imposées ont favorisé de nouvelles pratiques (télémédecine, gestion de la mobilité…), ils ont aussi révélé toutes les limites d’usage, rappelant la nécessité de conserver les guichets d’accès physique pour les personnes les plus distantes. S’agissant des démarches administratives, les non-diplômés et les personnes âgées sont les publics les plus touchés. Dans le contexte professionnel, la majorité des emplois requiert des compétences numériques de base. Pendant le confinement, 30 % des Français ont apporté un soutien scolaire à leurs enfants pour le suivi des cours en ligne. Si la plupart d’entre eux ont réussi, 25 % ont éprouvé des difficultés et 3 % ont renoncé.

RENFORCER LA GOUVERNANCE ET L’ANCRAGE TERRITORIAL DE L’INCLUSION NUMÉRIQUE

En 2020, le Sénat soulignait la dimension territoriale de la politique nationale de l’inclusion numérique, qu’il s’agit d’amplifier et de doter de moyens adéquats. Or 83 % des élus locaux ayant répondu à la consultation nationale en février 2022 ne disposent pas d’un recensement effectif des acteurs de l’inclusion sur leur territoire, 52 % n’ont pas mis en oeuvre de dispositif de médiation et 81 % de service itinérant. En conséquence, les ressources sont inégalement mises à profit pour assurer une prise en charge efficace des publics en difficulté.

Études et observatoire : nouveaux outils de connaissance de l’écosystème de la médiation

Dans son étude sur l’inclusion numérique, la Banque des territoires évoque un écosystème national composé de 150 acteurs publics et privés, positionnés principalement sur la montée en compétences des usagers (58 % du marché) et l’accessibilité matérielle (29 %). Une chaîne d’acteurs et de projets se développe ainsi dans les territoires, avec des initiatives locales souvent sans articulation. L’observatoire de la MedNum, qui livre l’analyse la plus récente (septembre 2022), souligne un développement amplifié depuis la pandémie de Covid-19 et les financements du plan de relance 2020-2022. La médiation numérique est aujourd’hui considérée comme un marché, financé à 63 % par la puissance publique (Union européenne, État et collectivités) et investi par 57 % de structures privées. Le périmètre d’intervention de ces acteurs reste très variable, leur couverture du territoire parfois inégale, et leurs activités et formes d’accompagnement multiples. Cependant, la grande majorité des interventions concerne l’accès aux droits et les démarches administratives (83 %), ainsi que l’acquisition des compétences numériques de base (83 %).

L’indice de fragilité numérique (IFN), outil de diagnostic territorial, a été développé par le Secrétariat général pour les affaires régionales en Occitanie (Sgar, rattaché à la préfecture), en partenariat avec la MedNum, dans le cadre du programme « Société numérique » de l’Agence nationale de la cohérence des territoires (ANCT). Il fournit une méthode de calcul qui permet de cartographier les fragilités numériques territoriales selon des indicateurs sociodémographiques, et liés aux équipements et infrastructures publics. Il est souvent complété par des éléments qualitatifs issus d’enquêtes auprès des publics et des professionnels. Une méthodologie très détaillée, disponible sur le site de la MedNum, facilite son appropriation par les collectivités. Une représentation de la fragilité numérique francilienne a été appréhendée selon deux axes : les compétences administratives, qui renseignent sur l’aptitude des personnes précaires à accéder aux droits (indicateurs liés au taux de chômage, à la part des étrangers et à la dépendance aux prestations sociales) ; les compétences numériques, très corrélées à l’âge et au niveau d’études (indicateurs liés à la part des +65 ans et à la part des peu ou pas diplômés). Sur la carte ci-dessus, l’IFN a donc été calculé sans prendre en compte le taux de non-couverture du très haut débit (THD). Les populations susceptibles d’être en difficulté apparaissent sur les territoires les plus vulnérables socialement : principalement au nord et à l’est de l’agglomération parisienne, dans les communes rurales aux confins de la Seine-et-Marne et dans le sud de l’Essonne. Ainsi, 22 % des communes sont concernées par un indice de fragilité numérique élevé (en jaune) et 11,5 % par un indice très élevé (en orange). Sur l’ensemble de ces communes fragilisées, 26 % ne bénéficient pas d’un dispositif d’accompagnement par un CNFS. Le nombre de ces conseillers varie selon les départements : ils sont 39 dans les Yvelines et 55 en Seine-Saint-Denis. En octobre 2022, en Île-de-France, 307 points d’accueil étaient validés par le comité national de sélection pour la mise en oeuvre du dispositif des CNFS (ANCT), parmi lesquels 174 structures privées et 133 structures publiques. Au total, 487 CNFS ont été attribués (dont 422 recrutés en mars 2022). Sur ces 307 points d’accueil, 164 sont associatifs (217 conseillers attribués) et 127 émanent d’une collectivité locale – principalement des communes. Parmi les 16 autres : un centre hospitalier (Argenteuil), des offices HLM, le Palais de la Découverte et La Poste.

L’enjeu de la coordination des acteurs et des échelles territoriales

Par ailleurs, la fragilité numérique s’inscrit dans une problématique plus large et vient souvent s’ajouter à d’autres fracture (seniors, personnes isolées, familles précaires, habitants des quartiers en politique de la ville et des espaces ruraux…). Cette politique d’inclusion ne peut donc relever d’une compétence territoriale particulière, mais doit s’appuyer sur une gouvernance partagée et la coordination de l’ensemble des acteurs à tous les échelons territoriaux. Seule la structuration de l’écosystème de la médiation numérique selon ces préceptes permettra de clarifier la spécificité des offres, et d’organiser des parcours de formation cohérents et complémentaires. Elle s’opère aujourd’hui à travers deux dispositifs et un outil de diagnostic : la MedNum, société coopérative d’intérêt collectif, porte la stratégie nationale de l’inclusion numérique, fédère les principaux acteurs et coordonne l’offre de médiation à l’échelle territoriale ; les hubs territoriaux, mis en place dans chaque région par la Banque des territoires et l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), assurent la coordination des acteurs et l’articulation des programmes nationaux (France Services et Société numérique) avec les stratégies locales ; l’outil IFN permet de cartographier les territoires de la fragilité numérique pour y apporter les réponses adaptées en mobilisant les acteurs les plus pertinents.

EN ÎLE-DE-FRANCE : UN ÉCOSYSTÈME DE L’INCLUSION NUMÉRIQUE QUI SE STRUCTURE

La Région Île-de-France a assuré le développement de l’infrastructure Internet et la généralisation du très haut débit (THD). Fin 2021, l’ensemble du territoire était raccordé à la fibre (2023 pour la Seine-et-Marne). La politique d’accès au numérique se traduit également par de multiples actions menées dans le cadre du programme Smart Région Initiative (2017), avec la création du Conseil du numérique (2018), du plan Région solidaire (2018) et du pacte régional d’investissement dans les compétences (Pric), qui prévoit l’intégration de l’instruction numérique dans les savoirs fondamentaux.

Un nouveau levier d’insertion sociale, éducative et professionnelle

La Région se positionne aujourd’hui comme un acteur de l’inclusion numérique, un champ désormais pleinement intégré dans sa politique d’action sociale et éducative. Les plans régionaux, les appels à projets et les partenariats définissent un programme d’ensemble dans lequel la Région entend donner la priorité aux publics fragilisés qu’elle a identifiés : habitants des quartiers populaires et des zones rurales, et public féminin. Une trentaine d’associations implantées dans ces territoires reçoivent ainsi son soutien pour y développer des projets de médiation numérique, touchant directement près de 10 000 bénéficiaires. Parmi eux : Florimont prévention (espace polyvalent avec accompagnement pour les démarches en ligne), Familles rurales du 77 (ateliers numériques, « voisineurs » intervenant à domicile, etc.), mais aussi WeTechCare (animation de la communauté des acteurs de terrain à travers la plate-forme Lesbonsclics.fr), et les grands partenaires comme Emmaüs Connect (accès à la connexion, à du matériel reconditionné, à la formation…) et le Samu social (« un ordinateur pour tous »).

Feuille de route, acteurs et dispositifs pour un maillage équilibré du territoire

Le plan France relance 2020-2022 a consacré un budget de 250 millions d’euros à l’inclusion numérique et au développement de nouveaux services afin d’équiper les territoires. Les collectivités sont ainsi désignées comme les échelons pertinents pour décliner la stratégie nationale. En Île-de-France, l’écosystème de l’inclusion s’organise autour du hub Francil’IN, relais de l’État. Les dispositifs les plus aboutis à ce jour sont l’accompagnement des publics, mais aussi des travailleurs sociaux et agents territoriaux par les CNFS ; la généralisation du service public numérique Aidants Connect (aide aux démarches administratives pour les personnes non acculturées) ; et le pass numérique (carnet de chèques-formation).

La transformation de l’espace public et la multiplication des lieux de contact

Pour toucher les publics éloignés du numérique, et parfois réticents, de nouveaux liens doivent être tissés, renouvelant le rapport au service public. Dans les territoires, ce sont d’abord les lieux publics traditionnels, les mieux identifiés, qui se sont transformés pour intégrer cette nouvelle offre de services et accueillir les CNFS, aidants connect et autres médiateurs. Qu’ils soient gérés par la commune, le Département, l’intercommunalité, ou parfois même des bailleurs sociaux, ces points d’accueil sont implantés au coeur des lieux de vie et des habitudes. La cartographie mise en oeuvre par le hub Francil’IN, qui a vocation à devenir la base unique de la médiation numérique en Île-de-France, témoigne du maillage territorial et de la diversité de ces espaces : centres sociaux, régies de quartier, missions locales, confédération syndicale, bibliothèques et médiathèques, locaux communaux ou associatifs, etc. La pléthore d’initiatives locales a un revers et complexifie parfois l’offre. La fermeture des guichets de proximité et le déploiement de petites permanences dans des lieux inhabituels déconcertent certains publics. La configuration de ces espaces peut aussi se révéler inappropriée dans le cadre de démarches administratives requérant une certaine confidentialité. L’inclusion numérique mobilise aussi de nouvelles structures : le tiers-lieu La Claye Digitale, à Claye-Souilly (77), propose des ateliers de sensibilisation, notamment pour les personnes en situation de handicap mental ; le fab lab Descartes de la Cité Descartes, à Champs-sur-Marne (77), développe le programme d’inclusion numérique professionnelle pour uniformiser les territoires (Input), avec des formations solidaires et gratuites. Depuis 2022, la démarche d’hyperproximité se renforce avec le digitruck. Cette salle de classe itinérante permet de combler les disparités d’équipement entre territoires franciliens et de former les publics des quartiers populaires, qui évoluent généralement dans un rayon d’action plus restreint. L’offre privée se développe également : Orange vient d’ouvrir un digital center au sein de la Manufacture Design, à Saint-Ouen (93), et proposera un accompagnement gratuit. Si l’illectronisme au sens strict touche 14 millions de Français, il est bien plus diffus qu’on ne le pense : la moitié de la population serait concernée, dans un contexte technologique caractérisé par l’obsolescence rapide des acquis. Les effets de la crise sanitaire et l’accroissement du nombre de publics à accompagner mettent aujourd’hui en tension le secteur de la médiation. La nécessité d’un changement d’échelle suppose la structuration et la professionnalisation de cette filière émergente, et son intégration comme nouveau champ du travail social. En effet, l’accompagnement de la précarité numérique tend à masquer celle qui touche les médiateurs : 36 % de bénévoles dans le milieu associatif et 21 % en service civique, contrats de courte durée, manque de formation, éparpillement entre diverses structures, salaires peu attrayants… Très attendue par les élus, la pérennisation des postes de CNFS a été actée dans le projet de loi de finances 2023, avec une enveloppe de 44 millions d’euros pour continuer à financer ce programme. Le gouvernement prévoit aussi de déployer 20 000 « aidants numériques » d’ici à la fin du quinquennat, sans précision sur ce que recouvre cette appellation générique tant il existe de dénominations : médiateur, conseiller, assistant, coach numérique, etc. Le métier se cherche un contour, un statut, et les professionnels aspirent à une montée en compétences et à une certification. Le Sénat préconise ainsi l’intégration de l’inclusion numérique dans le cursus des instituts régionaux du travail social et dans les formations scolaires initiales : baccalauréat professionnel, parcours en alternance dans le cadre d’un campus des métiers et des qualifications, etc. Pour l’heure, en Île-de-France, les nombreuses formations liées au numérique sont rarement ciblées sur l’accompagnement. Aussi la MedNum souhaite-t-elle lancer une réflexion avec le ministère du Travail, qui permettrait de formaliser la filière professionnelle et d’en définir les métiers, les compétences et les cadres de formation. Cette concertation participerait également à la structuration du réseau des acteurs de l’inclusion numérique à l’échelle de la région, encore en quête de concrétisation.

Cette étude est reliée aux catégories suivantes :
Disparités | Éducation et formation

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