L'aménagement de la vallée du Rhin supérieur : un exemple pour la vallée de la Seine ?

28 février 2023ContactLaurent Perrin, Antoine Beyer, Manon Plessy

Rhin et Seine sont deux fleuves aux caractéristiques géographiques très différentes. Pourtant, il n’est pas inutile de confronter les aménagements du premier dans la partie supérieure de son cours, entre Bâle et Kalrsruhe, pour tirer des enseignements pouvant intéresser l’aménagement du second, en aval de Paris. Alors qu’il a longtemps été une frontière naturelle entre des États belliqueux, le Rhin est aujourd’hui devenu le trait d’union entre ces mêmes États et la colonne vertébrale d’une des régions les plus prospères et les plus intégrées de l’Union européenne : la « région métropolitaine trinationale du Rhin supérieur » (ou RMT). Territoire de 6,2 millions d’habitants, à cheval sur la Suisse, l’Allemagne et la France, la RMT s’étend sur 21 500 km2, soit presque la même surface que le territoire du premier CPIER de la Vallée de la Seine, peuplé lui par presque le double d’habitants. Construction plus politique qu’administrative, la RMT est le résultat d’un long processus de négociation entre les parties prenantes de sa planification, de son aménagement et de sa gestion, processus facilité par la culture du compromis propre à cette partie de l’Europe mais aussi par les programmes Interreg du Rhin supérieur qui se sont succédé depuis trente ans, par la Landesgartenschau du Bade-Wurtemberg de 2004 (exposition florale ayant abouti à la création du parc des Deux Rives à Strasbourg-Kehl) ou l’IBA Basel 2020,  « exposition internationale de construction » typiquement germanique, ayant célébré la place centrale occupée par le Rhin dans la construction de la métropole trinationale de Bâle. Le dynamisme et la réinvention permanente de cette coopération entre collectivités locales organisées en « eurodistricts » appartenant à deux ou trois États sont sans doute la marque de fabrique de la RMT et sa pratique politico-technique la plus remarquable.

 

 

Alors que la Seine a un régime pluvial, le Rhin est un fleuve alpin dans la moitié amont de son parcours est caractérisé par un régime nival. En effet, dans la partie supérieure de son cours, il est principalement alimenté par la fonte des neiges, atteignant son débit maximal vers la fin juin, alors que la Seine est principalement alimentée par les fortes précipitations hivernales tombant sur l’ensemble de son bassin et connaît ses pics de débit vers la fin mars. La Seine est en comparaison un fleuve beaucoup plus paisible et « homéostatique » que le Rhin, grâce à la régulation opérée sur son débit et celui de ses affluents par quatre grands barrages-réservoirs en amont de la capitale. Elle est aussi beaucoup plus « méandreuse » que le Rhin qui, en raison de la puissance de son courant, s’est creusé un lit presque rectiligne dans la plaine alsacienne. Mais au-delà de ces différences hydrographiques, la dissemblance la plus notable entre ces deux fleuves tient à la relation qu’ils entretiennent avec les villes qu’ils arrosent. Le fait que le cours supérieur du Rhin ait constitué un glacis entre des pays souvent en guerre au cours des derniers siècles mais aussi son important débit ont fait de lui un obstacle physique interdisant ou limitant fortement le développement de « villes-ponts » de part et d’autre de ses rives, contrairement à la Seine qui les aligne comme les perles d’un collier. Bâle est l’exception qui confirme cette règle, car le Rhin n’y marque pas une frontière étatique ou régionale. Malgré les récents efforts réalisés par Strasbourg et Kehl pour développer une même agglomération de part et d’autre du Rhin, ces deux villes restent physiquement isolées par de larges emprises portuaires et industrielles. Même si Strasbourg cherche à retrouver un contact avec le Rhin et à se rapprocher de Kehl par le parc et le projet urbain des Deux Rives, sa véritable centralité restera toujours éloignée de 3,5 km, alors que celles de Troyes, Melun, Mantes ou Rouen sont très proches de la Seine, voire à cheval dans le cas de Paris où les îles servent de pas japonais pour franchir le fleuve.

Par-delà ces différences géographiques et urbanistiques, Seine et Rhin partagent une trajectoire d’aménagement assez similaire visant à les domestiquer pour les rendre moins erratiques, moins dangereux et surtout plus navigables. Cette domestication a véritablement commencé avec la Révolution industrielle et s’est prolongée durant tout le XXe siècle, s’accompagnant de la création de voies ferrées, routes, ports, plateformes logistiques et du développement d’activités industrielles souvent de grande taille. De ce point de vue, la Seine en aval de Paris a beaucoup de points communs avec le cours supérieur du Rhin, même si le processus d’artificialisation de ce dernier a sans doute été plus accentué avec la canalisation d’une section importante de son cours en amont de Strasbourg et la construction de plusieurs barrages hydroélectriques du côté français après la Seconde Guerre mondiale, laissant couler le Rhin « romantique » du côté allemand de la frontière. La Seine n’a pas eu à subir les mêmes assauts et ses amples boucles ont eu raison des projets de canalisation des ingénieurs cherchant à rapprocher la capitale de son exutoire maritime.

Cette étude, après avoir détaillé les grandes caractéristiques de la RMT du Rhin supérieur, ses découpages administratifs et son système d’acteurs, se penche sur ce qui fait sa force : les différentes formes de coopération transnationale en matière d’aménagement hydraulique et d’environnement fluvial. Elle présente ainsi :

  • Le Cadre d’orientation pour le développement et l’aménagement du Rhin supérieur (ou CORS) ainsi que la Stratégie 2030 de la RMT du Rhin supérieur, documents plus politiques que techniques, permettant en particulier de gérer de manière partenariale la ressource en eau rhénane, qu’elle soit superficielle ou souterraine (la nappe phréatique sous la plaine alsacienne constituant le plus grand aquifère d’Europe).
  • Le programme Interreg du Rhin supérieur qui a permis en trente ans de cofinancer plus de 850 projets transfrontaliers pour un montant de 257 M€ abondé par le FEDER. Deux domaines d’action prioritaires concernent actuellement l’adaptation du territoire de la RMT au changement climatique, sa transition écologique et énergétique ainsi que le développement des mobilités transfrontalières. La passerelle des Deux Rives à Bâle et le pont supportant la ligne D du tramway Strasbourg-Kehl ont ainsi été cofinancés, de même que des passes à poissons et différents projets d’aménagement écologiques à l’intérieur du parc naturel du district PAMINA s’étendant de part et d’autre du Rhin. Le programme 2021-2027 en cours d’exécution finance pour le première fois des actions de protection contre les inondations, dont la reconnexion du Rhin avec ses annexes hydrauliques séparées par des digues. À noter que si en volume les financements apportés par Interreg au Rhin supérieur sont bien inférieurs à ceux du CPIER Vallée de la Seine, ils sont représentatifs à l'aune du nombre d’habitants des deux territoires concernés.
  • L’Internationale Bauausstellung IBA Basel 2020 et les aménagements phares réalisés grâce à ce mécanisme de facilitation de projet d’inspiration germanique. Il s’agit en particulier du projet "3Land" (ou 3Pays) visant à fabriquer de manière coopérative une « scène urbaine fluviale » en vis-à-vis entre les communes de Weil am Rhein et Huningue. La reconnexion entre ville, port et cours d’eau, portée par les politiques publiques d’aménagement depuis les années 1990 en Île-de-France, et plus récemment sur le Rhin, s’articule dans ces scènes fluviales, nécessitant une coordination très poussée et attentive entre mobilités douces et mobilités motorisées, entre usages récréatifs et activités industrialo-portuaires. À l’instar de celle de Rouen ou de Paris (étendue vers Saint-Denis), la scène fluviale de Bâle constitue un vaste espace public formé de quais partiellement ou entièrement piétonnisés, reliés entre eux par des passerelles, protégés des nuisances de la circulation routière et agrémentés de mobilier et d’aménités attractives pour les promeneurs. C’est un lieu de rassemblement privilégié pour les habitants et un levier d’attractivité pour les visiteurs de Bâle, en particulier en période de canicule grâce à la circulation d’air dans le couloir fluvial et à la relative fraicheur de l’eau qui invite à s’y baigner.

À cet égard, Bâle (comme Genève ou Zurich) encourage la baignade en ville, celle-ci étant non seulement permise par une qualité de l’eau satisfaisante, des couloirs bien démarqués protégeant les baigneurs de la circulation des bateaux, mais surtout une conception de la responsabilité civile qui ne repose pas sur les maires mais sur chaque individu. À cet égard, le Rhin supérieur peut faire état d’une (bonne) pratique que les Franciliens lui envient ! 3Land trouve un prolongement plus naturel en amont et en aval avec le projet « Rhin mon amour », également labellisé IBA Basel 2020. Il vise à constituer un réseau continu de promenades le long des deux berges du Rhin ou en balcon au-dessus d’elles ainsi que sur le Rhin même avec la création d’une navette fluviale privée entre Village-Neuf et Birsfelden en Suisse. Hélas, ce projet fédérateur qui aurait pu faire émerger un parc naturel urbain autour du Rhin semble en stand by depuis la fin de l’IBA, alors que l’Eurométropole de Strasbourg a en revanche réussi à le faire sur les rives de l’Ill et de la Bruch, deux rivières traversant son agglomération avant de se jeter dans le Rhin.

La landesgartenschau du Bade-Wurtemberg, cet autre mécanisme d’amorçage de projet typiquement allemand, a permis la mise en œuvre en 2004 du projet du Jardin des Deux Rives à Strasbourg et Kehl. Les Gartenschauen (ou festivals d’architecture du paysage) sont des manifestations remontant au XIXe siècle, qui ont lieu tous les deux ans dans certains Länder et dont le succès ne se dément pas. Elles soutiennent la réalisation de floralies pendant quelques mois, qui laissent en héritage des espaces verts pérennes dans les villes qui les accueillent. Les financements alloués par le Land du Bade-Wurtemberg à l’occasion de Landesgartenschau de 2004 ont été indispensables à la petite ville de Kehl pour supporter sa part des investissements pour la réalisation de ce grand jardin de 40 ha au total. Il s’agit là encore d’un espace public s’étendant sur deux berges du Rhin situées en vis-à-vis et reliées par une passerelle. Il a une très forte portée symbolique au sein de la RMT du Rhin supérieur, car il symbolise la « réunification » de deux villes qui jusqu’à récemment se regardaient en chien de fusil, alors que la principale accueille de nombreuses institutions européennes. Aujourd’hui, elles forment une seule agglomération dans un même eurodistrict d’un million d’habitants, celui de Strasbourg-Ortenau.

L’étude complète ce panorama avec la présentation de plusieurs plans ou projets plus spécifiquement alsaciens, qui concernent la planification de la trame verte et bleue de l’Eurométropole strasbourgeoise, la conception du plan masse d’un écoquartier résidentiel en fonction des contraintes du PPRI la même métropole, la planification du premier parc naturel urbain de Strasbourg (et de France !) et de sa nouvelle extension, ou le plan « Rhin vivant » de la région Grand Est pour favoriser la renaturation de la rive française du Rhin.

Si de prime abord, les deux fleuves et leurs vallées sont porteurs de réalités et de représentations contrastées, l’Axe Seine et le cours supérieur du Rhin n’en constituent pas moins des territoires de projets de plus en plus intégrés autour de deux voies d’eau magistrales. Depuis le Rhin ou la Seine, l’imaginaire fluvial et les structures urbaines sont à première vue très différents. On serait même tenté d’y retrouver l’opposition proposée par les géographes des réseaux urbains hiérarchisés et maillés, entre systèmes parisien et rhénan. De nombreuses caractéristiques semblent donc opposer les deux territoires fluviaux. Pourtant, des points de convergence se dessinent dans un souci commun d’ouvrir l’espace urbain à un environnement naturel revalorisé et à une dynamique « métapolitaine » − pour reprendre le concept de François Ascher, c’est-à-dire à des métropoles soucieuses des relations de synergie et d’interdépendance avec le territoire étendu dans lequel elles s’inscrivent et vivent quotidiennement ou hebdomadairement leurs habitants. Les espaces pris dans leur dimension naturelle et environnementale sont désormais conçus comme une ressource essentielle pour une ville résiliente dans ses dimensions énergétique, paysagère et productive. Dans cette perspective, le fleuve assure le trait d’union interterritorial et devient désirable.

Dans cette lecture possible, des comparaisons structurelles peuvent être tentées. Elles mettent en avant des interprétations différenciées qui, chacune à leur niveau, cherchent à valoriser la relation au fleuve et implicitement de faire du fleuve l’unité articulante des échelles métropolitaines, du quai au quartier, au bassin hydrographique. Elles rendent tangible une réalité en émergence, pour laquelle on serait alors en droit de parler de « région métrofluviale », tant le fleuve est sollicité comme facteur unifiant pour un espace urbain en expansion. Elles ont aussi et surtout la vertu d’établir une grille d’équivalence.

Comment cela se traduit-il alors sur le Rhin et la Seine ? D’abord, les ordres de grandeur de l’espace géographique considéré, avec des vallées d’extension similaires ouvertes au grand gabarit fluvial, entre 100 et 200 km de longueur à vol d’oiseau. Les sites de franchissement, bâlois et parisiens ont su conserver un rôle de commandement. Elles accueillent des fonctions métropolitaines et d’ouverture au monde. À proximité immédiate du cœur d’agglomération, en aval des espaces centraux, des quartiers autrefois industriels réinventent une mixité urbaine très contemporaine autour de sièges sociaux de grands groupes, autant dans l’Ouest parisien qu’à Bâle, où la présence du fleuve catalyse les réalisations de prestige en lieu et place des sites de production. En d’autres termes, l’adresse de prestige, ou la grand’rue de nos villes, n’est plus de nos jours les Champs-Elysées, mais les scènes urbaines fluviales.

 

En conclusion, l’aménagement et la gestion du fleuve de la région métropolitaine trinationale du Rhin supérieur offrent plusieurs enseignements utiles à la vallée de la Seine :

  1. Le Rhin et la nappe phréatique associée sont des biens communs suffisamment essentiels aux habitants, exploitants agricoles et entreprises de la région, pour être gérés de manière aussi négociée et équitable que possible. Pour ce faire, ils disposent d’institutions partenariales et de mécanismes de financement pérennes, qui depuis plus de trente ans ont prouvé leur efficacité pour prévenir et résoudre les conflits d’usage de la ressource en eau rhénane, que ce soit dans le domaine de la logistique fluviale, dans celui de l’énergie ou dans celui de l’agriculture.
  2. La vallée du Rhin est désormais la colonne vertébrale d’un bassin de vie de plus de 6 millions d’habitants à cheval sur trois pays et trois systèmes politico-administratifs différents, mais dont les populations aspirent à vivre ensemble. Voie de communication historique vers l’Europe du Nord et la mer, elle est aujourd’hui aussi le trait d’union entre ses deux rives et pour cela fait l’objet de très nombreux projets de franchissement, de promenades le long de ses berges et d’espaces publics en vis-à-vis, favorisant une mobilité douce et décarbonée et un contact spontané avec l’eau.
  3. Le Rhin, après avoir été très fortement artificialisé, industrialisé et pollué, est en train de retrouver un meilleur équilibre homme-nature. Ses annexes hydrauliques sont progressivement reconnectées à son cours au travers de ses digues, ses forêts alluviales et ses zones humides reprennent vie, les habitants de Bâle s’y baignent en attendant, il faut l’espérer, ceux de Strasbourg. La vallée du Rhin supérieur sera ainsi mieux armée pour résister au réchauffement climatique, du moins si l’assèchement de la région ne s’aggrave pas trop.

L’Île-de-France pourrait s’inspirer de cette expérience. En partenariat avec les régions riveraines en amont et en aval, ainsi qu’avec les institutions gestionnaires de la ressource en eau et les syndicats de rivières, elle pourrait mettre en place de manière pérenne un mécanisme de financement et/ou de mise à disposition d’ingénierie, pour inciter les collectivités locales du bassin séquanien à se lancer dans des projets de gestion écologique des espaces versants et de réaménagement de leurs berges fluviales en espaces publics : scènes urbaines en vis-à-vis dans les villes-ponts, berges alluviales renaturées et parcourables à pied ou en vélo, en dehors, etc. À l’instar des IBA et floralies/Gartenschauen, cette démarche d’appel à projets pourrait comporter un volet « évènementiel », de façon à encourager et fédérer les énergies locales en leur donnant une visibilité au-delà des seuls territoires de vallée concernés. Ce pourrait être, en quelque sorte, un « festival des paysages séquaniens ».

Cette étude est reliée aux catégories suivantes :
Aménagement et territoires | Aménagement | Fleuve