Le télétravail appose sa marque sur le territoire
Travailler à distance est désormais une pratique courante, stabilisée depuis trois ans. En Île-de-France, plus de 43 % des actifs1 télétravaillent régulièrement, le plus souvent à domicile. Cela équivaut à 20 % du total des heures travaillées. L’intensité de télétravail des actifs résidents et des emplois varie du simple au triple selon les communes. Un « effet télétravail » est ressenti dans certaines communes, sur l’immobilier de bureaux et les commerces essentiellement.
Dans À distance. La révolution du télétravail2, L’Institut Paris Region a décrit les impacts constatés ou attendus du télétravail sur l’organisation du travail, les bureaux, à domicile, dans les transports (jours de pointe modifiés), dans les territoires… Pour donner la mesure de ce bouleversement sur le territoire francilien, L’Institut Paris Region a estimé l’impact local du télétravail dans les communes d’Île-de-France en s’appuyant sur les résultats du « Baromètre des Franciliens »3. Cette estimation, qui tient compte des pratiques par catégorie socioprofessionnelle et par secteur d’activité, mesure l’intensité de télétravail parmi les actifs résidents et les emplois de la commune, pour en déduire un niveau de présence des actifs dans la journée (renforcée ou diminuée par le télétravail, ou sans effet du télétravail). Les résultats sont géographiquement très contrastés.
LE TÉLÉTRAVAIL, UN MARQUEUR SOCIAL
Le télétravail est essentiellement accessible aux personnes qui peuvent exercer leurs tâches professionnelles à distance, à l’aide des outils numériques. Les travailleurs qui ont un contact direct avec le public dans la santé, le commerce, le spectacle, etc., ou qui manipulent des machines dans la construction, la réparation ou la fabrication ont la nécessité de travailler sur site. Les emplois de bureaux sont les plus adaptés au travail à distance, mais des différences existent par ailleurs selon le secteur d’activité et la catégorie professionnelle. Chaque employeur fixe ses propres règles. En Île-de-France, si 43 % des Franciliens font régulièrement du télétravail avec une intensité moyenne de 2,1 jours en moyenne, les cadres en font deux fois plus que les employés (68 % pour 30 %). Mais les lignes bougent lorsque le secteur d’activité est pris en compte. Les cadres de la construction, de la santé ou de l’enseignement, par exemple, font moins de télétravail que les autres cadres, ainsi que certains employés et professions intermédiaires. Le télétravail reste malgré tout un marqueur social. Ces différences de catégorie socioprofessionnelle et de secteur d’activité sont la base de l’estimation de l’impact local du télétravail. Une quinzaine de « profils » de télétravailleurs ont été définis, et leur intensité de télétravail appliquée à la structure sociale et économique des communes de plus de 200 emplois en Île-de-France.
À L’OUEST DE L’ÎLE-DE-FRANCE, LES ACTIFS RÉSIDENTS FONT DAVANTAGE DE TÉLÉTRAVAIL
En Île-de-France, la proportion d’actifs résidents qui télétravaillent régulièrement varie de 20 à 60 % selon les communes. La géographie du télétravail des actifs résidents reflète celle de la structure socioprofessionnelle de la population locale, dans une région marquée par des profils socioterritoriaux contrastés associés à la hiérarchie des marchés immobiliers.
Les taux supérieurs à la moyenne régionale se situent globalement à l’ouest de l’Île-de-France, du cœur de la métropole jusqu’aux franges. La part de télétravailleurs est particulièrement élevée parmi les actifs résidant à Paris4, dans les communes des Hauts-de- Seine et, plus globalement, dans un secteur ouest s’étendant depuis Paris vers La Défense (Hauts-de-Seine), Saint-Germain-en-Laye, Versailles (Yvelines) et Gif-sur-Yvette (Essonne). Dans ces communes, les prix immobiliers, les revenus et les qualifications sont plus élevés que la moyenne régionale. Les actifs résidents de la moitié est de l’Île-de-France, territoire globalement plus populaire, ont moins accès au télétravail. Les communes dans lesquelles moins de 25 % d’actifs télétravaillent régulièrement sont situées en Seine-Saint-Denis, et dans les franges de la Seine-et- Marne et de l’Essonne. Le Val-d’Oise est globalement dans une situation intermédiaire.
Pour estimer l’impact local du télétravail, l’intensité de celui-ci est prise en compte. En Île-de-France, huit télétravailleurs sur dix font 2 à 3 jours de télétravail par semaine. Les extrêmes – 1 seul jour ou 4 jours et plus – sont plus rares (respectivement 10 et 13 % des télétravailleurs réguliers). Si l’on tient compte des actifs qui ne télétravaillent pas, le télétravail représente en Île-de-France 0,9 jour par semaine. Presque une journée de travail de tous les actifs en emploi franciliens est donc exercée « à distance ». Selon les communes, le télétravail représente 0,3 à 1,4 jour par semaine, tous actifs confondus. Dans 120 communes, l’intensité de télétravail représente entre une journée et une journée et demie par semaine. Cela concerne des communes rurales des Yvelines, de nombreuses communes des Hauts-de-Seine (dont Neuilly, Saint-Cloud, Boulogne-Billancourt, Issy-les-Moulineaux…) et Paris : des communes orientées vers des profils d’actifs résidents aux revenus aisés et de catégories socioprofessionnelles supérieures.
UNE INTENSITÉ DE TÉLÉTRAVAIL MAXIMALE DANS LES QUARTIERS DE BUREAUX
Si le télétravail renforce la présence des actifs dans leur commune de résidence, à l’inverse, au lieu de travail, il conduit à une sous-occupation des bureaux. Les emplois étant davantage polarisés que les actifs résidents en Île-de-France, l’impact est géographiquement plus restreint. Il est plus marqué dans les quartiers d’affaires. Les communes comptant une forte proportion d’emplois dans les services à la personne, le commerce, la logistique ou encore la fabrication sont peu affectées. Ainsi, le télétravail concerne plus de la moitié des emplois dans les communes de La Défense (Puteaux, Courbevoie et Neuilly-sur-Seine), et dans d’autres communes des Hauts-de-Seine (Issy-les-Moulineaux, Boulogne-Billancourt, Bois-Colombes…), des Yvelines (Guyancourt), du Val-de-Marne (Arcueil et Gentilly) et de l’Essonne (Bruyères-le-Châtel et Gif-sur-Yvette) ; cela pour les communes offrant plus de 2 000 emplois. Paris compte en moyenne 50 % de télétravailleurs réguliers. En Seine-Saint-Denis, c’est Saint-Ouen-sur-Seine qui en compte le plus (46 %). Ces communes détiennent un parc de bureaux important. Selon les communes, l’intensité moyenne de télétravail varie entre 0 et 1,5 jour de télétravail par semaine, soit 0,9 jour en moyenne. Dans une cinquantaine de communes, le télétravail équivaut à un jour à un jour et demi de tous les emplois (ceux qui télétravaillent et les autres). Ce sont essentiellement des communes importantes en emplois : les trois quarts d’entre elles comptent plus de 5 000 emplois. Ce ratio permet de tenir compte de la diversité des emplois dans la commune. Dans les faits, cette moindre présence des télétravailleurs s’étale sur plusieurs jours.
L’IMMOBILIER DE BUREAUX AFFECTÉ PAR LE TRAVAIL HYBRIDE
Le télétravail a joué un rôle d’accélérateur dans la stratégie des grandes entreprises visant à diminuer leurs surfaces immobilières pour réduire les coûts. En Île-de-France, cette tendance s’inscrit dans un mouvement de resserrement géographique des localisations d’entreprises. Déjà en 2021, le constructeur automobile Renault5 annonçait réduire de moitié le nombre de ses sites tertiaires d’ici 2025, estimant son parc immobilier surdimensionné, notamment à cause du télétravail : une restructuration dont il attendait au moins 60 millions d’euros d’économies par an. La réduction des surfaces permet à certaines entreprises de s’offrir des localisations plus centrales, avec de meilleures aménités, dans des bâtiments conçus selon les standards actuels. Le choix d’une organisation multisite (le siège et ses satellites) passe de mode. Les entreprises tendent à rassembler leurs effectifs sur un même site flambant neuf. Pour Renault, ce sera sur son site historique, en face de l’île Seguin, à Boulogne- Billancourt. Les entreprises dont l’activité est fragile chercheront à maintenir les économies réalisées par la diminution des surfaces, et feront peut-être des économies supplémentaires en choisissant une adresse moins prestigieuse. Mais, globalement, en Île-de-France, la tendance constatée est un retour vers des localisations plus centrales, bien connectées, tandis que certains territoires périphériques voient leur vacance augmenter. Ainsi, l’impact sur l’immobilier de bureaux (sous-occupation, mobilité des entreprises, vacance…) est spontanément cité dans les échanges avec des acteurs locaux sur l’impact local du télétravail. Cela fragilise les quartiers mal desservis, les bâtiments obsolètes… Le taux de vacance (12 % en 20226) constaté sur le marché des bureaux en Île-de- France, sur fond de surproduction immobilière, conduit à envisager des changements d’usage pour les immeubles de bureaux. Leur reconversion pour du logement, de l’hôtellerie ou de l’enseignement permettrait de répondre en partie au manque de logements et de foncier que connaissent les métropoles. Ce sont des projets complexes et relativement peu nombreux. En Île-de-France, les bureaux ont représenté 53 % des quelque 1 900 autorisations de reconversion en logements par an entre 2013 et 20217.
MESURER LA PRÉSENCE OU L’ABSENCE
Les salariés des bureaux le savent : les plateaux sont parfois déserts, en particulier le vendredi, où on s’y sent aussi seul qu’un personnage des dessins de Sempé. De fait, le télétravail est une absence sur le lieu de travail et une présence sur le lieu de résidence. À l’échelle de la commune, deux dynamiques se combinent : des salariés qui viennent moins souvent au bureau et des actifs résidents qui restent à domicile pour télétravailler. Le profil des communes (structure socioéconomique et ratio emplois/actifs) joue dans cette nouvelle équation, et celui-ci est loin d’être homogène en Île-de-France. Une quarantaine de communes ont deux fois plus d’emplois que d’actifs résidents, parmi lesquelles des arrondissements parisiens et les communes de La Défense, Roissy et Orly, Saclay, Gennevilliers, Vélizy-Villacoublay, Rungis ou Saint-Denis, pour les plus importantes (plus de 20 000 emplois). Dans ces communes, si les emplois se prêtent au télétravail, son impact se fera sentir sur les quartiers de bureaux. Le télétravail des actifs résidents qui restent sur place pour télétravailler dans leur logement ne compense pas toujours, au niveau de la fréquentation des commerces et des services, et de l’absence des travailleurs dans les bureaux. Ainsi, quatre groupes de communes apparaissent : tout d’abord, les polarités d’emplois (La Défense, Saint-Denis/Saint-Ouen, Paris, Issy-les- Moulineaux/Boulogne-Billancourt…), où le télétravail a pour effet de diminuer la présence des actifs (emplois et actifs résidents confondus) la semaine en journée ; un second groupe de communes, disséminées sur le territoire, où l’effet est modéré (le télétravail y est peu développé ou le télétravail des actifs résidents compense celui des emplois) ; enfin, un troisième et un quatrième groupes, où le télétravail a pour effet de renforcer un peu ou de façon plus marquée la présence des actifs en journée. Ce sont généralement des communes résidentielles et la présence est davantage renforcée pour celles situées en grande couronne.
AU-DELÀ DES ESTIMATIONS, QUELS EFFETS SUR LA VIE LOCALE ?
Le télétravail entraîne des changements de comportement. Une nouvelle mobilité de proximité se dessine8. Les déplacements des télétravailleurs sont davantage destinés à des achats, à l’accompagnement d’un proche et aux loisirs : des déplacements vers le cabinet du dentiste, la salle de sport, le marché ou l’école des enfants, un commerce du quartier, etc. Les activités sportives se rapprochent du domicile9.
Le télétravail, en accentuant la présence des actifs résidents dans la semaine, pourrait donc signifier une plus grande fréquentation des commerces et plus occasionnellement des restaurants, ainsi que de nouveaux usages des équipements sportifs et culturels, des transports, etc. Cependant, les acteurs locaux interrogés témoignent de la difficulté à cerner ces évolutions tant les dynamiques sont multidimensionnelles. Ainsi, l’activité des commerces locaux pourrait bénéficier de « l’effet télétravail », mais l’inflation et la hausse des achats en ligne interviennent également, à la baisse. Il semble que la fréquentation fluctue davantage d’un jour de la semaine à l’autre. Les commerçants déplorent un manque de visibilité. À Issy-les-Moulineaux, une opération de communication, « La pause déjeuner, c’est Issy », a été mise en place pour répondre aux restaurateurs qui s’inquiètent du manque à gagner lié au télétravail massif annoncé pendant les Jeux olympiques et paralympiques (JOP). L’idée est d’inciter les télétravailleurs résidant à Issy-les-Moulineaux à faire leur pause déjeuner au restaurant en bas de chez eux pour compenser l’absence des employés de bureau. La présence de restaurants d’entreprise dans les campus tertiaires est perçue aussi impactante sur la fréquentation des restaurants locaux que le télétravail.
Par ailleurs, le télétravail a, en théorie, ouvert des opportunités pour les espaces de coworking et les tiers-lieux. Les avantages sont indéniables pour les salariés dont les conditions de logement, la charge domestique ou l’isolement font du travail à domicile une contrainte. Cependant, les tiers-lieux témoignent de la faible présence de télétravailleurs dans leurs murs. Le nombre de jours télétravaillés par semaine, la motivation des salariés à aller télétravailler ailleurs que chez eux et les facilités mises en place par les entreprises ne sont pas assez intenses pour faire pencher la balance du côté des tiers-lieux : 92 % des télétravailleurs réalisent leurs jours de télétravail à domicile10.
Ces estimations laissent entrevoir que les effets du télétravail varient localement en fonction de la mono-fonctionnalité du quartier ou, à l’inverse, de sa mixité. L’explosion de cette pratique vient conforter certains territoires dans leur volonté de diversification et de mixité du quartier. Le télétravail est une composante supplémentaire de l’individualisation des comportements et ajoute à la complexité des écosystèmes métropolitains. De nouvelles explorations sont certainement à imaginer pour préciser son impact sur la fréquentation locale des commerces, des équipements sportifs, sur l’immobilier de bureaux et, plus généralement, sur les comportements des Franciliens afin d’anticiper les évolutions urbaines en cours.■
1. Le chiffre de 43 % est une moyenne des éditions 2022 et 2023 du « Baromètre des Franciliens » de L’Institut Paris Region, utilisées pour les estimations réalisées pour cette note.
2. Pascale Leroi, Lucile Mettetal, Florian Tedeschi (direction), « À distance. La révolution du télétravail », Les Cahiers n° 181, L’Institut Paris Region, PUF, janvier 2023.
3. « Le Baromètre des Franciliens – Édition 2023 », L’Institut Paris Region, octobre 2023.
4. Pour des raisons statistiques, Paris est traité dans son ensemble.
5. www.challenges.fr/finance-et-marche/renault-va-quitter-son-siege-de-boulogne-pour-reduire-ses-couts
6. « Le marché de l’immobilier de bureaux en Île-de-France en 2022 », DRIEAT, Grecam, septembre 2023.
7. Emmanuel Trouillard, Clément Quatrain (Grecam), « Reconvertir les bureaux et bâtiments d’activités en logements : un potentiel encore sous-exploité », Note rapide n° 963, L’Institut Paris Region, novembre 2022.
8. Simon Le Corgne, « Une nouvelle mobilité de proximité », dans « À distance. La révolution du télétravail », Les Cahiers n° 181, L’Institut Paris Region, PUF, janvier 2023.
9. « Baromètre national des pratiques sportives 2023 », Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC), décembre 2023.
10. Voir note 3.
ESTIMER L’EFFET LOCAL DU TÉLÉTRAVAIL
Les estimations réalisées ici reposent sur deux paramètres : la part de télétravailleurs réguliers parmi les actifs résidents et le nombre de jours télétravaillés dans la semaine*. Déclinés par catégorie socioprofessionnelle et secteur d’activité, ces paramètres ont été appliqués à la structure sociale et économique des communes de plus de 200 emplois, aboutissant au calcul d’un indicateur de présence. Celui-ci combine les jours télétravaillés des actifs résidents et ceux des emplois. Il tient compte de la part des actifs habitant et travaillant dans la même commune. En revanche, la part du télétravail hors domicile (résidences secondaires, tiers-lieux…) n’a pu être estimée. Cette estimation est exprimée en base 100. Pour 100 actifs (emplois et résidents) présents les jours travaillés sans tenir compte du télétravail, on a une estimation du nombre d’actifs potentiellement présents en tenant compte du télétravail, et avec les limites évoquées.
* « Baromètre des Franciliens », 2022 et 2023.
UN IMPACT SUR LA MOBILITÉ RÉSIDENTIELLE ?
Télétravailler a ouvert la possibilité de s’éloigner de son lieu de travail pour vivre dans une maison individuelle, et avoir un jardin, un cadre de vie plus vert et un rythme de vie apaisé : des désirs évoqués de façon récurrente par les Franciliens dans notre « Baromètre ». La plupart des ménages franciliens qui ont déménagé l’ont fait en Île-de-France*. Sur l’ensemble de la France, on n’a pas observé d’exode urbain non plus, mais davantage un desserrement des métropoles**. Quatre profils de télétravailleurs pouvant allier télétravail et installation hors des métropoles sont identifiés : les actifs salariés intéressés par le périurbain, les personnes en recherche d’un emploi désirant travailler à distance, les indépendants nomades et les préretraités***.
* Alexandre Floury, Philippe Louchart, « Quel impact le Covid-19 a-t-il eu sur les départs de Franciliens vers d’autres régions ? », Note rapide n° 999, L’Institut Paris Region, décembre 2023.
** Max Rousseau, « Le mirage de l’exode urbain », dans À distance. La révolution du télétravail, Les Cahiers n° 181, L’Institut Paris Region, PUF, janvier 2023.
*** Vincent Gollain, « La bataille de l’attractivité résidentielle », dans À distance. La révolution du télétravail, Les Cahiers n° 181, L’Institut Paris Region, PUF, janvier 2023.
Voir aussi
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