Crise Covid : des travailleurs sous les projecteurs

Chronique des confins n° 12   Sommaire

17 décembre 2020Sandrine Beaufils, Anne-Claire Davy, Pascale Leroi, Maylis Telle-Lamberton

La crise sanitaire a mis dans la lumière les travailleurs de la première ligne et activé un débat sur leur place dans les politiques publiques. Qui sont ces travailleurs ? Quelles sont leurs conditions de vie, de logement, leurs lieux de travail et leurs conditions d’emploi en Île-de-France ? Et les autres, ceux qui ont œuvré dans l’ombre, indispensables relais des premiers ? Plus généralement, sur un temps plus long, dans un autre contexte de crise, quelles sont les professions mobilisées pour la qualité de vie et la résilience ?
L’Institut propose une grille de définitions à plusieurs échelles ainsi qu’une première série d’observations et d’analyses. 

Dès mars 2020, au début de la première période de confinement, née de la crise de la Covid-19, les articles sur les travailleurs essentiels se multiplient, tandis que, dans les rues désertées, le personnel soignant est applaudi chaque soir. Plus largement, la France découvre avec reconnaissance ces femmes et ces hommes, qui, malgré le virus, se rendent sur leur lieu de travail afin de pourvoir aux besoins vitaux de leurs concitoyens. La presse évoque leur professionnalisme mais aussi, à travers des histoires de vie, leurs contraintes en termes de conditions d’emploi, de modes de déplacement et d’accès au logement. Des contraintes jusqu’alors invisibles, mais qui riment avec leur exposition au virus pendant cette période. Plusieurs publications abordent le sujet comme celle, en avril 2020, de l’Observatoire régional de la santé d’Île-de-France (département de L’Institut Paris Region), qui révèle la surexposition des travailleurs essentiels franciliens au virus dans un dossier sur la surmortalité observée pendant la première vague de l’épidémie.

Identifier pour mieux cibler

Key workers, travailleurs essentiels, « premiers de corvée, premiers de cordée », le sujet se diffuse, s’élargit et fait écho avec les études déjà publiées sur le creusement des inégalités et le sentiment d’abandon de certaines classes sociales. Car la question est également et surtout d’ordre politique. Elle réinterroge la nécessité d’accorder une attention particulière à certains actifs dans les politiques publiques : leur accorder une priorité d’accès aux logements proches de leur lieu d’emploi, une question centrale en Île-de-France1, revaloriser leur rémunération, améliorer leurs conditions et statuts de travail, permettre qu’ils se maintiennent en Île-de-France, s’assurer de leur recrutement et de leur formation. Mais pour en faire des bénéficiaires de l’action publique, encore faut-il les identifier, définir en quoi et pourquoi ils sont essentiels. En octobre 2020, le ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion a lancé une mission d’appui aux partenaires sociaux sur la reconnaissance des travailleurs de la « deuxième ligne »2. Alors, où s’arrête cette notion ? 

Logement, emploi, santé : les travailleurs essentiels en transversal 

Sollicité sur cette question par les pouvoirs publics (conseil régional d’Île-de-France et Agence régionale de la santé), L’Institut Paris Region a engagé avec l’ORS une réflexion transversale et plus large (santé, logement, emploi) sur les travailleurs dits « essentiels ». 
En préalable, ces travaux explorent la définition de ces travailleurs. Remise en avant par la crise sanitaire3, qu’apporte cette notion aux analyses sur les conditions de vie et d’emploi des actifs en Île-de-France ? Qui sont ces travailleurs « essentiels », pour qui et pour quels services le sont-ils ? Faut-il s’en tenir à la définition des seuls travailleurs en première ligne lors de la crise Covid, qui elle-même a pris des contours fluctuants entre le premier et le second confinement, comme l’a révélé la polémique sur les commerces essentiels ? Quelle définition des métiers essentiels garderait-on face à d’autres crises (naturelle, écologique, économique…), d’autres enjeux ? Et tout simplement, pour assurer la vie quotidienne des habitants…
L’Institut propose une vision élargie de cette population de travailleurs essentiels, au regard de critères de durée et d’enjeux moins conjoncturels, en étant conscient du caractère en partie subjectif de l’exercice. La partition des actifs se fait en sélectionnant des professions, et parfois certains secteurs d’activité, selon une définition de l’ « essentiel », basée sur la temporalité, la nature et la proximité des besoins satisfaits par ces travailleurs et les missions qu’ils accomplissent.  
Finalement, les actifs franciliens se répartissent en quatre groupes. 

  • Un groupe central de travailleurs « essentiels » comprenant des professions qui assurent des besoins vitaux, leurs relais et des professions assurant des services publics nécessaires au quotidien. Ce groupe comprend plus de 1,8 million d’actifs (33,5 % des actifs franciliens) selon trois sous-groupes : 
    • les métiers des premières lignes, ayant poursuivi leur activité sur leur lieu de travail pendant le premier confinement et dont l’ORS étudie l’exposition et les risques sanitaires (765 400 actifs, 14 %). Ils relèvent des secteurs : santé, alimentation, nettoyage, livraison, sécurité, transport, maintenance, réseaux et énergie ;
    • leurs « relais », identifiés parmi les professions qui contribuent au bon fonctionnement et à la réalisation des missions des premières lignes mais qui n’ont pas été exposés directement ou maintenus sur site pendant le confinement. Ils relèvent souvent des mêmes secteurs que les premières lignes. S’y ajoutent d’autres fonctions clés telles que la logistique, l’information ou le secteur bancaire : (590 000 actifs, soit 11 %) ;
    • les travailleurs des services publics du quotidien assurant des missions de temps courts et qui peuvent être définis comme essentiels, indépendamment de la situation de crise sanitaire (472 000, soit 9 %). Il s’agit des services publics de l’enfance et de l’éducation, du social, du sport et de la sécurité.  
  • Un second groupe de 1,2 million d’actifs (22,5 % des actifs franciliens) qui réunit les métiers nécessaires à la qualité de vie. Ces travailleurs participent à l’animation urbaine, la vie de quartier, l’économie de proximité. S’y ajoutent les métiers de la fonction publique, qui assurent des services à la population non quotidiens. 
  • Un troisième regroupe 721 000 actifs (13 %), dont les métiers sont importants à plus long terme dans une économie métropolitaine pour innover, créer, anticiper les mutations sociales et environnementales, résoudre les conséquences des crises. Il comprend des actifs des fonctions métropolitaines : prestations intellectuelles, conception-recherche et culture-loisirs. Pour une vision complète de cette catégorie, il faudrait ajouter certains métiers déjà identifiés dans les groupes précédents, notamment autour des métiers de l’information. 
  • Le dernier groupe, avec 1,7 million d’actifs (31 %), rassemble le reste des actifs franciliens. Ces derniers participent à l’économie francilienne mais ne sont pas dans les secteurs d’activités identifiés, ils sont moins liés aux services directs à la population, inscrivent leur travail dans des temps plus longs, leurs fonctions ne sont pas directement liés aux crises sanitaires et environnementales. Cette classification ne préjuge pas de leur utilité et de leur poids dans l’économie régionale.

Premiers résultats 

En Île-de-France, les actifs dits essentiels selon la définition précédemment présentée, sont composés pour 42 % de travailleurs de première ligne, pour 32 % de travailleurs relais des premières lignes et pour 26 % de salariés des services publics du quotidien. Ils représentent au total 34 % des actifs franciliens, soit 8 points de moins que dans les autres régions où ils comptent pour 42 % des actifs. Cette sous-représentation concerne principalement les travailleurs en première ligne (7 points d’écart). Rapportés à la population résidente, ces actifs demeurent sous représentés en Île-de-France avec 63 actifs de premières lignes pour 1 000 habitants, contre 82 dans les autres régions de France.
Ces actifs essentiels présentent quelques caractéristiques communes : ils sont plus souvent composés de familles avec enfants, appartiennent à des ménages dont la taille moyenne est supérieure à celle des autres ménages d’actifs. Ils sont moins nombreux à vivre à Paris et résident plus souvent en grande couronne que les autres actifs franciliens.

Dans leur ensemble, les travailleurs essentiels ont un profil comparable avec celui des actifs franciliens. Mais la typologie élaborée par L’Institut révèle en leur sein des  caractéristiques plus différenciées :

  • Les premières lignes sont composées pour une grande part d’actifs employés ou ouvriers, plus souvent peu diplômés et immigrés et logés dans le parc social. Ils comptent une part élevée de familles monoparentales. Ces actifs sont un peu plus souvent des femmes (55 %), mais cette proportion cache de fortes disparités. Près de 7 actifs sur dix appartiennent ainsi à une profession très genrée composée à plus de 70 % soit de femmes, soit d’hommes. En termes de conditions d’emplois, ils travaillent plus souvent à temps partiels, mais pas forcément dans des statuts précaires. Ils utilisent plus souvent leur voiture pour se rendre sur leur lieu d’emploi. Les professions les plus représentées sont celles des infirmiers, aides à domicile, agents de propreté, aides-soignants et vendeurs en alimentation qui regroupent 290 000 actifs.
  • Les relais des premières lignes sont composés d’hommes à 62 %, en lien avec le poids dans ce groupe des métiers de la maintenance, de l’agroalimentaire, de la logistique, etc. Ils sont plus souvent propriétaires et en couples avec enfants ; se déplacent un peu plus en voiture que la moyenne des actifs franciliens et travaillent à 89 % à temps complet. Les artisans et ouvriers de la logistique et de l’emballage, les actifs de l’activité bancaire, les journalistes ou encore les techniciens des réseaux sont majoritairement représentés.
  • À l’inverse, les actifs des services publics quotidiens sont à 77 % des femmes, du fait de leurs poids dans les métiers de l’éducation et de l’enfance. Ils sont composés d’actifs plus diplômés, souvent en temps partiel et avec une part importante d’emplois précaires. Ces contrats courts sont très fréquents parmi les surveillants et les aides-éducateurs scolaires (65 %), les animateurs de loisirs (46 %) ou encore les agents de service des écoles (30 %) mais aussi parmi certains professeurs d’enseignement général du collège (23 %) ou chez les assistantes maternelles (20 %). Près de la moitié d’entre eux relèvent des professions intermédiaires, ce qui les distingue des deux autres catégories de ce groupe. Ils sont moins souvent immigrés que l’ensemble du groupe et travaillent plus souvent à domicile ou se déplacent plus souvent par le biais de modes doux (marche ou vélo).

Les actifs des métiers relevant de la « qualité de vie locale », sont quant à eux souvent proches du profil moyen des actifs franciliens en termes de composition familiale. On note toutefois qu’ils sont plus souvent employés, légèrement moins diplômés, moins souvent propriétaires, plutôt locataires du parc social que la moyenne. Ils utilisent moins la voiture et plus souvent les transports en commun.

Les actifs de l’ « économie de la connaissance », qui regroupe des chercheurs, des créatifs, des professions des prestations intellectuelles » ont un profil assez caractéristique, avec une sous-représentation de la part des femmes, des actifs immigrés et des familles avec enfants, une plus petite taille moyenne des ménages, et à l’inverse une nette sur représentation des actifs diplômés et des cadres. Ils résident plus souvent à Paris et dans le cœur métropolitain, tout en étant plus souvent propriétaires et circulent en majorité en transports en commun.

Des travaux et publications à venir

Ces premiers résultats, qui brossent des profils à grands traits, invitent à se pencher plus avant sur ces travailleurs au cœur du fonctionnement quotidien des territoires franciliens. Les travaux de L’Institut Paris Region et de l’ORS sur ces travailleurs essentiels vont ainsi se poursuivre, notamment à travers deux notes, en coopération avec l’Insee et l’Apur, qui permettront d’approfondir la connaissance de leur profil et de leurs conditions d’emplois et de logement, en particulier dans le cœur métropolitain, et d’observer leur localisation résidentielle et professionnelle au sein de l’espace régional.
L’Institut prévoit également d’engager une analyse transversale et complète des conditions de vie des travailleurs de ces métiers, et réfléchir aux implications de cette notion en termes de politiques publiques et notamment des politiques de l’habitat.

Sandrine Beaufils, démographe 
Anne-Claire Davy, sociologue-urbaniste 
Pascale Leroi, économiste-urbaniste
Maylis Telle-Lamberton, épidémiologiste
Infographies réalisées par Marie Pagezy-Boissier, géomaticienne.

1. Une question qui a déjà fait l’objet de travaux en 2014 par Paris, d’une demande de la Région en 2019 à L’Institut et devrait en 2021 figurer parmi les enjeux des projets d’ordonnances sur la « mixité sociale », issues de la loi confortant les principes républicains.
2. travail-emploi.gouv.fr/actualites/presse/communiques-de-presse/article/reconnaissance-des-travailleurs-de-la-deuxieme-ligne-elisabeth-borne-ministre
3. Une notion qui fait écho à celle des « travailleurs clés » promue au début des années 2000, en lien avec des travaux sur les enjeux de l’accessibilité de l’offre de logements des métropoles.
 

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