Des bassins de vie aux métropoles du futur

04 septembre 2015Max Rousseau

Le processus de métropolisation, qui implique l’hypertrophie des centres urbains denses, semble a priori contradictoire avec la notion de « bassin de vie », notamment dans le périurbain. Pourtant, les dynamiques à l’œuvre indiquent que la relation est plus complexe et que les futurs possibles des bassins de vie sont variés.

Quelles relations régissent les bassins de vie et les systèmes métropolitains intégrés, et comment peut-on envisager l’évolution future de ces relations ? Un tel questionnement achoppe d’emblée sur le flou des définitions entourant les deux termes. Chargé d’enjeux symboliques puissants, le terme même de « métropole » est aussi malaisé à définir que les périmètres urbanisés qu’il vise à recouvrir. Le groupe de travail de Territoires 2040 chargé de réfléchir à l’avenir des systèmes métropolitains intégrés avait donc choisi de commencer par définir la métropole comme un « processus » davantage que comme un « état ». Que recouvre dès lors la notion de métropolisation ? Processus protéiforme et contradictoire qui travaille aujourd’hui aussi bien les espaces urbains (et, de plus en plus, leurs pourtours « rurbains ») que les armatures urbaines nationales et internationales, la métropolisation soumet les grandes agglomérations à des phénomènes de dilatation, d’augmentation et de diversification des mobilités ; les logiques de localisation de la résidence comme des activités semblent y échapper à toute contrainte, accroissant en retour la pression sur les espaces naturels et agricoles. Nous avons également établi le constat que ces phénomènes de dilatation et d’hypermobilité ne sont pas nécessairement incompatibles avec des phénomènes de réurbanisation et de redensification (Pinson et Rousseau, 2011a).

Métropolisation contre « bassins de vie » ?

À bien des égards, la notion de métropolisation semble donc, a priori, contradictoire avec celle de bassin de vie. La métropolisation implique l’hypertrophie des centres urbains denses (dans lesquels on serait bien en peine de distinguer un quelconque bassin de vie tant l’enchevêtrement des flux complique la lecture des pratiques spatiales au sein des cœurs métropolitains), l’accroissement, l’accélération et l’allongement des déplacements, la dilution programmée des espaces encore préservés sous la pression de l’urbanisation… Bref, la métropolisation semble inexorablement diluer les bassins de vie dans les flux de la mondialisation.

Et pourtant… les choses sont décidément moins claires qu’elles ne le paraissent. S’il est aujourd’hui plus aisé pour le démographe d’identifier des bassins de vie dans les territoires périurbains bordant les grandes métropoles, il est loin d’être évident que ceux-ci soient voués à se voir irrémédiablement aspirés par le « trou noir » de la métropolisation, sous l’effet de leur densification et de leur connexion progressive aux grands centres urbains par les réseaux de transport et les grands équipements.

Au contraire, on peut même émettre l’hypothèse selon laquelle les territoires périurbains lointains sont aujourd’hui en voie d’autonomisation vis-à-vis des cœurs métropolitains. Et c’est justement leur qualité même de bassins « de vie », organisés autour de centralités secondaires, que les territoires périurbains entendent préserver face aux tentations d’annexions en provenance du cœur métropolitain. Structurés autour d’une identité économique aux contours de plus en plus nets, parfois encore industrielle, de plus en plus fréquemment résidentielle (services à la personne, commerces), les espaces périurbains accèdent aujourd’hui de surcroît au statut d’acteurs collectifs à part entière, c’est-à-dire qu’ils s’avèrent de plus en plus aptes à défendre un intérêt commun et à négocier pied-à-pied leur évolution avec les cœurs métropolitains. Dans une étude récente envisageant la densification en termes de géopolitique métropolitaine, nous montrons avec Éric Charmes comment la capacité des territoires périurbains de l’aire lyonnaise à présenter un intérêt social, économique et « paysager » sur la scène politique métropolitaine leur permet de résister à l’injonction à la densification, accroissant par là même la pression à la densification sur les espaces les moins denses du cœur métropolitain [Charmes et Rousseau, 2014].

Le périurbain : lieux de solidarité et d’innovation

Par ailleurs, les bassins de vie périurbains n’apparaissent pas seulement comme des espaces politiques en formation, mais également comme des lieux d’innovations sociales spécifiques. Certes, la littérature sur ces espaces, notamment en sociologie et en géographie, insiste traditionnellement sur l’individualisme, le repli sur un entre-soi protecteur et, in fine, le conservatisme qui caractériserait des pavillonnaires mus par un même rejet de la ville et du tissu de relations sociales fortement hétérogènes offert par celle-ci. La dépendance automobile qui caractériserait ces quartiers entraînerait de surcroît une baisse générale de la solidarité de quartier, les solidarités rurales préexistantes n’étant plus réactivées par des périurbains davantage enclins à nouer des relations en dehors de leur quartier, voire de leur commune. Comment dès lors imaginer redécouper le territoire sur la base d’une telle échelle, inapte à créer du lien social ?

Comme le rappelle utilement Antoine Fleury [2014], un autre pan de la littérature sur le périurbain, moins fréquemment invoqué dans le débat public, offre pourtant une lecture plus contrastée. Les territoires périurbains y apparaissent comme le lieu d’épanouissement de multiples formes de solidarité. Fondées sur des relations de confiance, ces pratiques d’entraide prennent appui sur le quartier ou le lotissement et concernent le covoiturage, la garde des enfants, ou encore les petits services rendus aux personnes âgées. Par ailleurs, le renchérissement prévisible du coût de l’énergie, généralement perçu comme une grave menace pour le devenir de ces quartiers, contribue d’ores et déjà à renforcer ces solidarités périurbaines, avec le développement de garages et de transports associatifs mais aussi le développement des circuits courts, qui apparaissent tout autant comme l’expression d’une solidarité avec les agriculteurs que comme une réponse aux contraintes pesant sur la mobilité des ménages modestes.

La métropolisation semble
inexorablement Diluer
les bassins de vie dans
les flux de la mondialisation.
Et pourtant… les choses
sont moins claires
qu’elles ne le paraissent

L’évolution des relations
entre les bassins de vie périurbains
et les cœurs métropolitains
est susceptible de prendre
plusieurs formes

Différents futurs possibles pour les bassins de vie

Dans ce contexte, l’évolution future des relations entre les bassins de vie périurbains et les cœurs métropolitains est susceptible de prendre plusieurs formes selon l’évolution générale des systèmes métropolitains intégrés. Rappelons que les travaux du groupe de travail constitué par la Datar pour réfléchir au devenir de ces derniers d’ici 2040 avaient débouché sur trois grands scénarios idéaux typiques : le scénario de la « mercapole », celui de l’« antipole » et/ou celui de l’« archipole » [Pinson et Rousseau, 2011b]. Comment les bassins de vie évolueront-ils selon ces trois scénarios ?

Le scénario de la « mercapole » : des bassins de vie de plus en plus étanches

Produite par l’accélération conjointe de la mondialisation et de la dérégulation, la mercapole est une métropole créée par les forces du marché. Dans ce scénario, la crise énergétique se voit progressivement jugulée par les innovations apportées dans les secteurs de la construction, de l’alimentation et des transports. La mercapole ne fait plus vraiment l’objet d’une gestion démocratique, les grandes décisions stratégiques étant prises par des coalitions restreintes réunissant les acteurs publics et les acteurs privés clés. Dans ce scénario, les logiques de ségrégation se sont considérablement renforcées : la mixité sociale s’est nettement affaiblie, et il est possible de découper la mercapole selon des zones urbaines socialement homogènes. Les bassins de vie y sont de plus en plus étanches. Ils constituent le principal lieu de l’organisation sociale, même si celle-ci prend évidemment des formes contrastées selon leur spécialisation. L’ensemble de ces bassins de vie contraste fortement avec le cœur dense de la mercapole, marqué par le turnover incessant de sa population, celle-ci appartenant à une classe supérieure internationalisée.

Le scénario de l’« archipole » : disparition des bassins de vie

La création de l’archipole résulte au contraire de stratégies politiques de démondialisation et de déseuropéanisation de l’économie française. Dans ce scénario, les flux de capitaux, de marchandises et de personnes se voient étroitement encadrés. Des gouvernements « archipolitains » aux compétences élargies accompagnent la relocalisation de l’économie. La renaissance de systèmes productifs locaux s’accompagne de la mise en œuvre autoritaire d’un urbanisme reposant sur une étroite séparation des fonctions et promouvant une stricte mixité sociale à l’échelle de la métropole, mais aussi à celle du quartier. Dans le cadre de l’archipole, les bassins de vie n’ont plus aucune consistance : les zones dévolues à la fonction résidentielle sont dépourvues de toute identité sociale, ethnique, culturelle ou politique. Il existe pourtant des tensions autour du gouvernement de l’archipole, mais les mouvements d’opposition ne prennent racine dans aucun lieu particulier. La notion même de bassin de vie devient donc caduque dans ce scénario.

Le scénario de l’« antipole » : système de bassins de vie fédérés

Enfin, l’antipole résulte du déclin des grandes agglomérations françaises et finalement de leur sortie spontanée de la mondialisation. Dans ce scénario, les ex-pays émergents sont désormais hégémoniques dans les flux mondiaux et la création de la richesse mondiale. Dans les antipoles françaises, le PIB par habitant a fondu et les échanges se sont peu à peu relocalisés. Les économies « antipolitaines » sont dominées par les secteurs de l’agriculture, du tourisme et de l’artisanat. La ségrégation s’est également renforcée. Dans chaque antipole, il existe au moins une zone de gated communities, le quartier de résidence des rentiers – étroitement surveillé et encerclé par un océan urbain au bâti et à la voirie en voie de délabrement avancé. Dans l’antipole, le bassin de vie revêt une importance considérable. Il faut dire que la disparition contrainte des moyens de transport rapides au profit de circulations douces a considérablement restreint les périmètres de la vie métropolitaine, y compris dans les zones les plus denses. Le bassin de vie apparaît donc comme le principal lieu d’organisation sociale de l’antipole, les relations d’entraide s’y multipliant. C’est également le site d’échanges économiques intenses, au sein desquels le troc joue un rôle croissant. C’est enfin un lieu politique particulièrement animé, les décisions collectives étant prises à l’issue de délibérations impliquant une large part de la population. On peut même considérer que le bassin de vie est devenu la principale échelle de gouvernement de l’antipole, celle-ci s’apparentant finalement à une simple fédération de bassins de vie.

Max Rousseau est chargé de recherche au Cirad, membre de l'UMR 5281 ART-Dev.

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