Bogota : stratégie et opportunités au bénéfice d'une ville cyclable

Chronique de l'urbanisme tactique n° 4   Sommaire

17 mars 2022Lisa Gaucher, Maximilian Gawlik, Paul Lecroart

Ce quatrième numéro des chroniques de l’urbanisme tactique s’appuie sur un entretien mené par L’Institut Paris Region en avril 2021 avec Andrés Felipe Vergara B. et Sebastian Posada Garcia de la sous-direction des vélos et du piéton au Secrétariat de district de la mobilité (Secretaría Distrital de Movilidad) de la ville de Bogota, capitale de la Colombie. 

Avec ses fermetures hebdomadaires et dominicales pour les vélos (125 kilomètres sur les avenues principales) et un réseau cyclable performant de 590 km, la capitale colombienne est une des villes les plus cyclables d’Amérique du Sud. Depuis 2018, la ville se déclare même Capital Mundial de la Bici 1 (capitale mondiale du vélo). Quand la crise sanitaire est arrivée en Colombie, elle n’a fait que renforcer la politique cyclable ambitieuse et en vigueur depuis quarante ans. Par la suite, un nouveau réseau temporaire est venu compléter le réseau cyclable existant et de nouveaux corridors dédiés ont gagné de la place sur les véhicules motorisés. Le vélo comme moyen de transport au quotidien se consolide. 

650 000 trajets à vélo par jour

L’histoire de la politique cyclable à Bogota a commencé il y a quarante ans, grâce aux politiques municipales pro-vélo menées par plusieurs maires successifs. Avec des évènements et des campagnes organisés autour de la bicyclette et la mise en place de nombreuses infrastructures cyclables, une véritable culture du vélo s’est installée dans la ville. Depuis la fin des années 1990, certains maires ont même commencé à se déplacer à vélo, comme le fait vingt ans plus tard Claudia Lopez, maire écologiste (parti Alliance verte) de Bogota. Auparavant sénatrice, Claudia Lopez a lutté pour une modification du Code de la route colombien en 2016. Il permet désormais aux cyclistes de rouler sereinement sur la chaussée. Ils peuvent occuper une voie de circulation et y rouler à deux de front2
Aujourd’hui, environ 650 000 trajets quotidiens à vélo sont enregistrés, ce qui représente près de 7 % des déplacements effectués par jour3 au sein du périmètre municipal. À travers toutes les classes sociales, le vélo est considéré comme un moyen de transport compétitif par rapport à d’autres modes4. Alors que de nombreuses personnes utilisent le vélo comme moyen de rabattement vers les transports en commun, c’est aussi un moyen de déplacement à part entière pour les populations les plus modestes. Pendant la pandémie, la moyenne de portée des déplacements vélo s’est allongée de 2 km, passant de 6 à 8 km5. Ceci a révélé que le vélo pouvait être une véritable alternative aux autres modes.

Pionnière sur la politique cyclable

Dans la capitale colombienne, la pratique du vélo pour le loisir et les déplacements du quotidien existe depuis plusieurs décennies, ce que reflète le choix des infrastructures mises en place.
Bogota a été une ville pionnière à l’échelle mondiale en instaurant la fermeture temporaire d’axes routiers (les Ciclovias) pour favoriser la pratique du vélo et l’activité physique. Ces Ciclovias, initiées dès 1974 grâce à l’action de l’association Pro-Cicla fondée et co-animée par un professeur d’architecture (Jaime Ortiz), ont été institutionnalisées dès 1976 lorsque ce dernier est devenu conseiller du maire. Depuis, chaque dimanche, la ville organise la fermeture d’environ 125 kilomètres de rues, principalement sur de grandes avenues. La gestion de l’ensemble du dispositif est assurée depuis 1995 par l’Agence des loisirs et des sports du district (Instituto Distrital Recreativo y del Deporte, IDRD) avec l’appui d’autres départements. Il accueille chaque semaine plus de 1,5 million de personnes : promeneurs, promeneuses, cyclistes, joggeurs et joggeuses, patineuses et patineurs, etc.  Chaque semaine, pendant une journée, une partie de la ville se transforme en véritable parc-promenade. Aujourd’hui, le modèle des Ciclovias est une référence en matière de politique municipale en faveur de l’activité physique et de santé. Il est à ce titre répliqué dans plusieurs villes du monde6. Pour beaucoup d’habitants et habitantes de Bogota, Ciclovia a créé un premier contact positif avec le vélo. 

    À partir de 1995, les maires successifs commencent à considérer le vélo comme un moyen de transport quotidien. Petit à petit, un réseau cyclable (Red de Ciclorrutas) est élaboré, permettant des parcours sécurisés à travers la ville. La construction des aménagements commence en 1998. Ce réseau compte aujourd’hui plus de 590 km d’itinéraires cyclables permanents, principalement composés de pistes cyclables (Ciclorruta). Initialement placées sur les trottoirs, de nouvelles pistes sont également créées sur la chaussée depuis 2012. Une séparation physique sépare les vélos et les voitures. 

    Quand l’expérience est une force pour répondre à l’urgence

    Initialement créées pour le loisir et l’évènementiel, c’est la simplicité de mise en place des Ciclovias qui arrive à convaincre la municipalité d’utiliser cet outil pour donner une réponse pragmatique à la crise sanitaire, à partir de mars 2020. Afin de réduire la pression sur le réseau de bus à haut niveau de services (le TransMilenio) et sur les lignes de transport public intégrées (SITP), la ville propose d’offrir aux cyclistes des infrastructures temporaires et supplémentaires sur la chaussée, à l’image des Ciclovias du dimanche. Cette-fois-ci, les artères ne sont pas entièrement fermées à la circulation automobile, mais simplement réduites d’une ou plusieurs voies dédiées aux cyclistes. Cela a nécessité l’installation de cônes ou barrières de sécurité pour bien démarquer l’espace réservé aux vélos et le réaménagement de certaines coupures dans le réseau cyclable. Entre le Secrétariat de district de la mobilité (Secretaría Distrital de Movilidad), la police nationale, l'Agence des loisirs et des sports du district et le TransMilenio : quatre entités se sont mobilisées pour garantir le management de ces nouvelles Ciclovias 7 jours/7, afin d’assurer la mise en place quotidienne des dispositifs et mettre à disposition du personnel pour garantir la sécurité des cyclistes sur ces nouveaux corridors. 
    En mars 2020, environ 117 km d’aménagements temporaires ont été balisés en une semaine. Après avoir été réduit drastiquement, puis de nouveau augmenté, un réseau de 84 km de pistes cyclables temporaires a finalement été réalisé à l’été 2020. Aujourd’hui, la ville est en train de transformer ces pistes en aménagements permanents. Au début de l’année 2022, environ 32 km avaient déjà été pérennisés. À certains endroits, des feux de circulation ou des signalisations supplémentaires ont été ajoutés pour un meilleur confort. 

    Évaluer et quantifier pour justifier, prioriser et avancer !

    L’un des effets majeurs de la pandémie sur la politique cyclable a été l’opportunité de réaliser des aménagements cyclables sur des axes routiers très empruntés par les automobilistes, qu’on considérait jusqu’alors trop complexes à modifier. Certains aménagements temporaires ont permis une sorte de préfiguration des projets dans le but de transformer ces artères routières en corridors pour tous les modes, proposant une redistribution de l’espace. 
    Les changements effectués ne se sont pas faits sans incidents (opposition, détériorations ou utilisation abusive par les deux-roues motorisés), ce qui a rendu nécessaire de démontrer que le vélo est un mode de transport aussi efficace, voire plus que les véhicules motorisés. Le Secrétariat de district de la mobilité s’est donc focalisé sur le suivi de la fréquentation de ces aménagements. Grâce à ce travail, l’attention a pu être portée sur certains corridors, permettant notamment de :

    • connecter la ville avec la région et les municipalités environnantes (l’agglomération compte 26 communes et 9,5 millions d’habitants environ) ;
    • soulager un système de transport en commun très fréquenté, notamment par les ménages modestes ;
    • mieux se relier au réseau cyclable existant.  

    Aujourd’hui, l’un des objectifs de la ville est de travailler sur une transformation durable de ces corridors. En proposant des aménagements cyclables et piétons sécurisés et confortables, la municipalité compte améliorer l’attractivité des espaces publics et la qualité environnementale, tout en réduisant l’accidentalité qui reste élevée. Grâce à la fréquentation massive des aménagements temporaires, il a été possible de justifier leur consolidation définitive par des aménagements permanents. En 2023, une grande enquête sur la mobilité sera menée par le Secrétariat de district de la mobilité, ce qui permettra de mieux évaluer l'impact des récents changements sur la mobilité des citoyens.

    Transformer la ville durablement pour le vélo, un projet politique et civique de longue haleine

    Malgré des problèmes de vandalisme, de pistes sous-utilisées ou de tensions entre usagers dans certains secteurs, les pistes cyclables temporaires ont permis d’avancer rapidement dans la mise en place d’un réseau vélo complémentaire. L’expérience tactique de Bogota a aussi permis d’engager une transformation profonde de certains grands axes routiers en corridors de mobilité, qui donnent davantage d’espace aux cyclistes et aux piétons, à l’image de l’Avenida Calle 137
    Avec un relief peu marqué dans la majeure partie de la ville et un climat tempéré et stable tout au long de l’année, les conditions sont propices à la pratique du vélo. À cela s’ajoute une participation et une mobilisation citoyenne forte en faveur du vélo, qui se révèle notamment dans le cadre d’évènements ou de manifestations. Mais comme le témoignent les trois dernières mandatures avec un véritable regain du vélo dans l’agenda politique, c’est in fine, le leadership politique fort de la municipalité qui fait bouger les choses. En février 2021, le gouvernement municipal a annoncé le plus grand programme de vélo de l'histoire de Bogota, permettant d'allouer près de 2 200 milliards de pesos colombiens (environ 490 millions d’euros8) à des projets vélo jusqu'en 20399

    Lisa Gaucher

    Lisa est architecte, diplômée de l’École d'architecture de la ville & des territoires Paris-Est. Chargée d’études/projets au département Urbanisme, Aménagement et Territoires à L’Institut depuis février 2020, elle travaille sur les apports et problématiques relevés par l’approche tactique dans la manière de concevoir les espaces publics. Elle s'intéresse également au paysage énergétique francilien et aux futures friches d'infrastructures, à la transformation des bâtiments et à l'utilisation des matériaux bio et géosourcés dans la construction.

    Maximilian Gawlik

    Maximilian est paysagiste-urbaniste, formé à l’Université technique de Dresde et à Sciences Po (Paris). Après avoir travaillé dans des agences d’architecture, d’urbanisme et de paysage à Paris et à Zurich, Maximilian intègre L’Institut en 2019. Son rôle est d’accompagner la politique cyclable régionale et métropolitaine et d’étudier les impacts énergétiques, numériques et spatiales des data centers. Depuis 2020, il travaille sur les expériences temporaires d’aménagement dans l’espace public.  

    Paul Lecroart

    Urbaniste senior à L’Institut, Paul travaille sur les stratégies métropolitaines et les projets urbains dans le Grand Paris et à l’international. À l’initiative de projets innovants, comme le programme « Avenues métropolitaines » ou le « Parc des Hauteurs », il s’intéresse aux catalyseurs de la transformation urbaine et écologique, au paysage, aux mobilités et à l'aménagement de l'espace public. Il a codirigé plusieurs ouvrages sur les mutations des métropoles, dont le Cahier « Les villes changent le monde » en 2019. Il enseigne les stratégies urbaines au cycle urbanisme de Sciences Po (Paris).

    1. www.movilidadbogota.gov.co/web/node/1879
    2. Même si la loi précédente autorisait les cyclistes à occuper une voie complète, le Secrétariat de la mobilité recommandait jusqu’alors de rouler en file indienne.
    3. www.movilidadbogota.gov.co/web/plan_bici
    4. planbici.com/bogota/
    5. Pour comparaison à Paris, la moyenne de portée est d’environ 2,2 km (EGT 2010). 
    6. Buenos Aires, Cape Town, Mexico, Jakarta, Sao Paulo, Santiago de Chile, New York, Los Angeles, Lima, Melbourne et Paris… une grande partie des métropoles américaines et du monde entier transforment régulièrement leurs rues en Ciclovias. Ces programmes portent souvent d’autres noms et ne sont pas toujours hebdomadaires.
    7. L’exemple de la récente piste cyclable de 3,6 kilomètres sur l’Avenida Calle 13 montre à quel point le changement pour les modes actifs a été important. Elle a été rendue permanente en 2021. Le nouvel aménagement a permis à de nombreux utilisateurs d’emprunter cet axe en toute sécurité. En 2021, plus de 7 000 cyclistes ont été comptés chaque jour aux heures de pointe, ce qui représente une augmentation de 285 % comparé à la situation pré-pandémie sur ce tronçon de l’avenue. planbici.com/alcaldia-de-bogota-avanza-en-la-implementacion-de-la-ciclorruta-de-la-av-calle-13/
    8. 492 214 044 EUR selon le taux d’échange au 18/02/2022 (exchange-rates.org)
    9. bogota.gov.co/mi-ciudad/movilidad/presentacion-politica-publica-de-la-bicicleta

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