Les impératifs de gestion de crise, et particulièrement la problématique de distanciation physique, ont amené les décideurs à agir vite et sur tous les fronts. L’état d’urgence sanitaire a généralisé une prise de conscience sur les enjeux de mobilité active et a ouvert une fenêtre d’opportunité pour déployer des projets d’espace public restés dans les cartons des collectivités. Prenant la forme d’actions d’aménagement, parfois expérimentales, sur l’espace public, l’urbanisme tactique a largement été médiatisé. L’Institut lance une nouvelle série de chroniques sur ces expériences, existantes ou inédites, et consacre le premier numéro à l’approche tactique qui a pris sa source dans les années 2000 et a été remise en lumière dans le contexte exceptionnel que nous traversons.
Temporaire, spontané, parfois illicite, toujours rapide à exécuter, l’approche tactique consiste en la mise en place d’aménagements urbains qui tendent à l’origine à répondre directement aux attentes des habitants sans passer par des procédures officielles souvent complexes et longues à mettre en œuvre. Avec la crise et l’urgence d’agir, de nombreuses collectivités ont utilisé les méthodes tactiques pour déployer un certain nombre d’initiatives : pistes cyclables, extensions de terrasse ou encore fermetures de rue temporaires.
L’émergence de l’urbanisme expérimental depuis les années 2000 : « Le déjà-là »
C’est dans les années 2000 qu’émergent de nouvelles formes d’actions d’aménagement sur l’espace public portées par des citoyennes et citoyens, des associations de quartier, des activistes, des artistes, plutôt que par les municipalités. Il s’agit de projets légers, temporaires et à petite échelle, portant par exemple sur la transformation de places de parking en terrasses temporaires au moyen de quelques palettes, la création d’une placette avec un peu de peinture au sol et de mobilier urbain bricolé, ou le verdissement d’une rue avec des herbes sauvages. Spontanées, parfois illicites, toujours rapides à exécuter, ces actions cherchent à éveiller l’intérêt des décideurs en apportant des réponses pragmatiques aux attentes des habitants. Elles proposent une forme d’alternative à la complexité des procédures d’aménagement. En 2012, pour qualifier ces « actions à court terme pour un changement à long terme », l’urbaniste américain Mike Lydon propose le terme d’« urbanisme tactique »1.
À partir des années 2010, ce type de démarche rencontre l’intérêt de certaines villes qui en reprennent les principes tout en permettant un changement d’échelle, en passant du local (rues, quartiers, etc.) au plus global (ville, métropole, etc.). S’inspirant des méthodes tactiques, des villes comme New York (Plazas Program), Barcelone (Superilles) ou encore Paris (Réinventons nos places !) s’engagent alors sur des programmes innovants d’espaces publics. Cet urbanisme expérimental se positionne comme un « antidote » à la planification urbaine traditionnelle et à l’« urbanisme automobile » qui ont façonné les villes depuis un demi-siècle et dont les modèles sont aujourd’hui remis en question. C’est ce que décrit Paul Lecroart, urbaniste à L’Institut Paris Region, dans un article récent.
La crise sanitaire de 2020 : « On sort ce qu’il y a dans les cartons »
La catastrophe sanitaire qui a débuté en 2020 a révélé une crise sociale et environnementale déjà là depuis longtemps. Les impératifs de gestion de crise, et particulièrement la problématique de distanciation physique, ont amené les décideurs à agir vite et sur tous les fronts. Pour gérer la distanciation dans les rues, tout en évitant un report massif vers les transports en commun et la voiture individuelle, les collectivités ont dû très rapidement adapter leurs espaces publics et proposer des stratégies d’aménagements urbains temporaires. Partout dans le monde, la médiatisation a été forte autour des villes qui ont déployé des pistes cyclables temporaires, des extensions de terrasses éphémères, des fermetures de rues exceptionnelles, tout cela en un temps record. L’état d’urgence sanitaire a généralisé une prise de conscience sur les enjeux de mobilité active et a ouvert une fenêtre d’opportunité pour déployer des projets restés dans les « cartons » des collectivités : des idées portées par des élus et/ou des associations mais qui trouvaient des difficultés à être mises en œuvre jusqu’alors.
À l’été 2020, L’Institut Paris Region a réalisé pour l'Ademe un rapport « flash » sur les aménagements urbains temporaires des espaces publics en documentant différentes approches tactiques existantes et inédites en réponse aux enjeux de crise sanitaire, tant en France qu’à l’international :
- le réseau transitoire de Tours,
- le plan communal de déconfinement de Saint-Etienne,
- les pistes cyclables temporaires et les aménagements temporaires piétons à Paris,
- la transformation de la Croix de Chavaux et les pistes cyclables d’urgence à Montreuil,
- les pistes cyclables sanitaires du Val-de-Marne,
- les voies transitoires de la Seine-Saint-Denis,
- le rôle de l’établissement public territorial (EPT) face à la crise avec le cas d’Est Ensemble,
- les rues piétonnes et partagées et les voies actives et sécuritaires (VAS) à Montréal,
- les programmes Slow Streets et Essential Places à Oakland,
- les Ciclovías temporaires à Bogotá,
- le programme Streetspace for London,
- les PopUp BikeLanes de Friedrichshain-Kreuzberg à Berlin,
- les mesures transitoires et le programme “Bruxelles en vacances” à Bruxelles,
- le programme Strade aperte de Milan,
- le réseau métropolitain des Bicivias et les Actuacions Emergència de Barcelone.
Ce travail exploratoire, qui s’est principalement adossé à des entretiens menés auprès des services techniques de différentes collectivités, a été mis à jour un an après, et a notamment fait remonter nombre de points saillants :
- L’occasion d’expérimenter et de tester des projets par la mise en œuvre rapide d’aménagements temporaires dans l’espace public a été donnée dans un contexte d’urgence lié à la crise sanitaire.
- L’évaluation des aménagements peut conduire à leur pérennisation. L’évaluation quantitative a été davantage utilisée, parfois en dépit du qualitatif et du sensible.
- Une indispensable coordination des acteurs, une mobilisation des organismes parapublics ayant une expertise approfondie de leur territoire et l’implication des associations s’est montrée nécessaire pour la mise en place d’aménagements et de réseaux de mobilité active à toutes les échelles.
- Le manque de concertation/participation, lié à l’urgence, qui a permis une inédite rapidité d’exécution peut générer des problèmes sur la compréhension des aménagements, leur acceptation et donc leur pérennisation.
- L’équilibre entre les usages est indispensable : piétons-cyclistes-automobilistes. Le partage entre les usagers a parfois été mal dosé et le piéton s’est souvent trouvé défavorisé face au cycliste. Une prise en compte de chaque usager permet aussi d’assurer la sécurité de chacun.
- La maintenance des aménagements temporaires est un sujet qui doit être pris en compte avec les services techniques des villes et/ou les associations locales au risque de se dégrader très rapidement et de créer des situations dangereuses.
- L’esthétique et la perception sensible des espaces aménagés est essentielle. Elle participe à la fois à l’acceptabilité, à la sécurité et à la bonne compréhension des usages dans l’espace public.
- Le manque d’anticipation lors de la mise en place rapide d’aménagements temporaires a révélé des effets négatifs comme l’exclusion de certains usagers (personnes âgées, personnes à mobilité réduite, enfants, etc.).
- Le manque d’évaluation des bénéfices environnementaux apportés par les changements de pratiques et d’usages liés aux aménagements temporaires comme l’amélioration de la qualité de l’air a été relevé.