Oakland, New York : quand l'approche tactique de crise révèle l'importance du dialogue avec les populations locales

Chronique de l'urbanisme tactique n° 3   Sommaire

03 février 2022Lisa Gaucher, Maximilian Gawlik

Ce numéro des chroniques de l’urbanisme tactique repose sur deux entretiens menés par L’Institut Paris Region en mai 2021 avec Erwin Figueroa, directeur de l’organisation des transports alternatifs (Transportation Alternatives) de New York et Ryan Russo, directeur des services de transport de la ville d’Oakland en Californie.

Park(ing) Day à San Francisco (2005), Plaza Program à New York (2008) ou encore Play Streets dans différentes villes étasuniennes (2010), depuis plusieurs années des exemples d’approches tactiques ont fleuri aux États-Unis, pays souvent identifié comme étant aux origines de l’urbanisme tactique. Face à la crise sanitaire, comme en Europe, les villes nord-américaines ont dû rapidement adapter leurs espaces publics pour répondre aux enjeux de distanciation physique. Dans le cadre des programmes Slow Streets et Essential Places à Oakland et Open Streets1  à New York, certaines rues de quartier ont été transformées temporairement pour limiter l’accès aux véhicules motorisés et redonner aux modes actifs (piétons et cyclistes) de l’espace pour se déplacer en sécurité. Très rapidement, ces rues sont aussi devenues des terrains de jeux ou de sport pour toutes et tous. Mais malgré le succès médiatique de ces initiatives, elles n’ont pas toujours été bien reçues par les populations locales et leur pérennisation reste en discussion.

Slow Streets : l'expérimentation de rues apaisées à Oakland

Dès le début de la crise sanitaire en 2020, la Ville d’Oakland a rapidement annoncé son programme d’urgence Slow Streets pour adapter ses espaces publics : fermetures de rues aux véhicules à l’aide de panneaux et barrières mobiles aux intersections afin de sécuriser les déplacements des piétons et des cyclistes dans les quartiers résidentiels. Dès lors, d’autres usages sont apparus, transformant ces rues en terrains de jeu, en lieu d’expression culturelle et de manifestations en tout genre. Mais alors que certaines ont été pleinement appropriées, d’autres se sont vues totalement désinvesties par les populations locales. Une enquête réalisée à l’été 2020 a notamment révélé la réussite du programme dans les quartiers habités par la communauté blanche et aisée, et souvent des incompréhensions dans les quartiers habités par les autres communautés. C’est dans ce contexte que le programme a été complété par les Essential Places : une sécurisation des intersections dangereuses et devant les commerces à l’aide de dispositifs légers. Ces actions nouvelles ont répondu plus précisément aux besoins exprimés par les habitants et habitantes concernés. 

Avec leurs 74 miles (environ 120 km) annoncés dès avril 2020, les Slow Streets d’Oakland sont rapidement devenues un modèle pour d’autres villes américaines comme San Francisco, Seattle, Baltimore ou Washington D.C. Cependant, à ce jour, seulement 21 miles (environ 34 km) ont finalement été expérimentés, leur pérennisation reste donc incertaine. Il s’agirait de développer, pour le long terme, une typologie de rue pouvant être pratiquée par les populations locales en mode actif, tout en restant accessibles aux riverains véhiculés, aux livraisons et aux services de gestion de la ville (ramassage des déchets, etc.), et répondant à la règlementation. À cela s’ajoute un manque de moyens financiers. 

    Les programmes Slow Street et Essential Places d’Oakland ont tout de même permis d’ouvrir un dialogue avec les populations locales souvent oubliées par les services publics. Avec ses Essential Places, la ville a pu résoudre très rapidement des problèmes de sécurité routière. Ces sites, plus faciles à gérer et à financer, sont finalement en cours de pérennisation. Mais, face aux problématiques de compréhension et de gestion, l’implication des populations locales reste un élément à améliorer pour la pérennisation des Slow Streets, qui semblent disparaître peu à peu du paysage. 

    En janvier 2022, le département de Transport d’Oakland (OakDOT) annonce la fin des mesures temporaires existantes2 et lance une nouvelle phase du programme qui repose sur trois stratégies :

    • L’extension des Essential Places. Pour plus de sécurité des modes actifs, notamment à proximité des services essentiels, OakDOT propose, dans un premier temps, d’utiliser brièvement des mesures temporaires avant une transformation systématique en mesures pérennes.
    • L’implémentation d’un réseau permanent de Slow Streets.
    • La proposition du nouvel outil de « Pop-up Slow Streets ». OakDOT imagine ce dispositif de fermetures temporaires de rues à la circulation comme un moyen pour les résidents d'utiliser leurs rues comme espace communautaire, notamment pour l’organisation d’évènements.

    Open Streets : une appropriation difficile pour les populations à New York

    Avec ses Open Streets (OS), la ville de New York a également lancé dès mars 2020 des mesures pour répondre aux enjeux de distanciation physique et éviter la suroccupation des parcs et jardins. Prenant la forme de fermetures temporaires de rues à la circulation (à l’exception des résidents, livraisons et services), l’objectif a été d’inciter les new-yorkais à circuler à pied ou à vélo et d’exercer des activités de plein-air. Malheureusement, la première édition du programme a été un échec et après seulement 10 jours, la ville a décidé de retirer le dispositif, car les aménagements n’étaient pas compris et peu utilisés par les habitants. Les associations locales (pro-piéton et pro-vélo) se sont alors mobilisées pour demander le retour du programme avec une procédure adaptée : la Open Street Coalition3 a ainsi été créée. Elle a permis de porter les voix des défendeurs du projet et de les mener en audience devant le conseil municipal. Parmi les exemples de griefs, il a été relevé que les OS étaient des tronçons trop courts et situés dans des quartiers où les besoins n’avaient pas été bien identifiés. La présence massive de la police municipale et des dispositifs (barricades) mis en place pour la sécurisation des rues représentaient aussi un obstacle pour les populations locales. Ainsi, la coalition a demandé une gestion moins lourde et plus locale.

    Cette mobilisation a donc permis le lancement d’une seconde édition d’Open Streets situées sur des tronçons plus longs et dans des quartiers résidentiels manquant d’espaces végétalisés. Les sites ont cette fois été identifiés par les associations locales en lien avec les riverains. À l’été 2020, les populations locales ont même récupéré la gestion d’une partie de ces rues. Dans les quartiers populaires, les OS sont devenus le lieu de diverses activités de plein-air. Dans d’autres encore, ce sont les Business Improvement Districts4 qui ont pris le contrôle de leur gestion. Cependant, les écarts se sont une fois de plus marqués entre les quartiers en difficulté et les plus aisés qui disposent de plus d’opportunités pour faire des demandes de fonds aux ONG pour financer la gestion, l’entretien et la programmation. Dans les quartiers les plus pauvres, ce sont souvent des bénévoles, épuisés par les nombreuses difficultés, qui assurent cette gestion. Horaires d’accès, déploiement de mobiliers, de barrières et de jeux, la gestion quotidienne des Open Streets représente un travail éprouvant. Les bénévoles ont d’ailleurs parfois reçu directement les plaintes et menaces des opposants au projet. À la suite de ces remontés, des partenariats entre les Open Streets des quartiers pauvres et ceux des quartiers aisés ont été créés afin de mieux redistribuer les fonds obtenus. Pour pérenniser ce programme et assurer sa gestion, un soutien financier durable est apparu nécessaire. Aussi, une fermeture permanente d’une grande partie de ces rues réduirait considérablement les frais. Au début de l'année 2022, certaines Open Streets dépendent encore de bénévoles pour la gestion et le soutien. La ville a apporté son aide par l'intermédiaire des City Cleanup Corps, des employés municipaux qui aident à maintenir les rues propres. Dans certains cas, ils ont pris en charge la gestion des Open Streets.

    Maillées sur toute la ville, sous forme de parcs linéaires ou de corridors apaisés, les Open Streets pourraient transformer la qualité de vie dans les quartiers et améliorer les déplacements des new-yorkais. Mais une vue d’ensemble de ce dispositif et de ses opportunités pour transformer l’espace public manque à ce stade. Depuis 2020, 274 Open Streets ont été créées, mais seulement 126 demeurent actives en octobre 2021. Avec un total d’environ 24 miles (39 kilomètres)5, l’objectif de 100 miles (160 kilomètres) annoncés au début du programme par le Maire de l’époque, Bill de Blasio, semble lointain. La candidature pour de nouvelles Open Streets est ouverte, mais avant d’engager de nouveaux projets, les associations locales demandent d’abord de rendre toutes les Open Streets pérennes et ouvertes 24h/24 et 7j/7. La première Open Street pérennisée est Dyckman Plaza, à Washington Heights (Manhattan)6. Cette ancienne Open Street était entretenue par des restaurateurs locaux qui utilisaient l'espace pour proposer une offre de restauration et des événements. La nouvelle Plaza a été inaugurée en décembre 2021. Aucune des Open Streets animées par des bénévoles n'a encore été pérennisée, mais des réunions avec les populations locales ont commencé en 2021. 

    Les exemples d’Oakland et de New York, qui ont toutes deux développées des approches tactiques précises en réponse à la crise sanitaire, montrent l’importance de l’implication des populations locales et des associations dans les projets. Pour faire fonctionner et/ou valider l’intérêt des programmes et les adapter, des dialogues sont nécessaires entre les acteurs publics et les habitantes et habitants. La gestion et le financement doivent également être pris en compte pour développer des fonctionnements hybrides entre toutes et tous. La souplesse de l’approche tactique permet de laisser du temps pour adapter les dispositifs utilisés, simplifier les procédures administratives et mobiliser les compétences et investissements de chacun. C’est à ce prix qu’une riche programmation de projets pourrait alors émerger, plus en lien avec la diversité culturelle et sociale des habitantes et habitants des quartiers et autour d’un objectif commun : leur bien-être.

    Lisa Gaucher

    Lisa est architecte, diplômée de l’École d'architecture de la ville & des territoires Paris-Est. Chargée d’études/projets au département Urbanisme, Aménagement et Territoires à L’Institut depuis février 2020, elle travaille sur les apports et problématiques relevés par l’approche tactique dans la manière de concevoir les espaces publics. Elle s'intéresse également au paysage énergétique francilien et aux futures friches d'infrastructures, à la transformation des bâtiments et à l'utilisation des matériaux bio et géosourcés dans la construction.

    Maximilian Gawlik

    Maximilian est paysagiste-urbaniste, formé à l’Université technique de Dresde et à Sciences Po (Paris). Après avoir travaillé dans des agences d’architecture, d’urbanisme et de paysage à Paris et à Zurich, Maximilian intègre L’Institut en 2019. Son rôle est d’accompagner la politique cyclable régionale et métropolitaine et d’étudier les impacts énergétiques, numériques et spatiales des data centers. Depuis 2020, il travaille sur les expériences temporaires d’aménagement dans l’espace public.  

    1. Se référer ici au programme annoncé lors de la crise sanitaire par la Ville de New York. Tout comme Play Streets, Open Streets est un concept bien connu aux États-Unis, notamment utilisé à l’occasion d’évènements.
    2. https://www.oaklandca.gov/projects/oakland-slow-streets
    3. Dirigée notamment par Transportation Alternatives et avec Bike New York, Tri-State Transportation et la Regional Plan Association et de nombreuses autres associations. La coalition est toujours active. En 2021, elle organise par exemple des comptages et la récolte de données avec l’aide de bénévoles.
    4. Quartiers commerçants qui fonctionnent grâce à un accord entre la municipalité et le secteur privé sur la gestion de l’espace public urbain. Nés en Amérique du Nord, ce modèle est très répandu dans les villes anglo-saxonnes.
    5. https://www.transalt.org/open-streets-forever-nyc
    6. https://www1.nyc.gov/html/dot/html/pr2021/dyckman-plaza-transforms-inwood-open-street.shtml
     

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