La marche sensible, un diagnostic en mouvement
La marche sensible est une manière pertinente et originale de comprendre les usages d'un territoire. En partant des ressentis individuels, des représentations collectives et des attentes de chacun, cette immersion in situ permet de recueillir l'expérience vécue des usagers. Cette technique, élaborée à partir des expériences menées à L'Institut Paris Region, enrichit nettement le diagnostic d'un site et permet d'imaginer les futurs possibles pour renforcer son attractivité et sa convivialité.
Les acteurs locaux s’attachent à améliorer ou à préserver la qualité de leur territoire. Celle-ci recouvre des réalités très différentes, de l’appréciation du niveau de vie des populations à la qualité des infrastructures et services proposés, en passant par l’accessibilité ou l’ambiance perçue d’un quartier. Si les méthodes quantitatives permettent d’analyser l’offre urbaine et d’apporter des éclairages avec des variables mesurables, d’autres approches plus qualitatives, dites « sensibles », s’emploient à décrire et à comprendre en profondeur l’attachement à un territoire, les ressentis, les besoins et les attentes de ses usagers. Ces analyses permettent donc d’améliorer la qualité de vie des usagers, mais aussi, pour certains sites, de renforcer leur attractivité. La marche sensible vise ainsi à partager une vision du territoire, de son ambiance et des activités qui y sont exercées. Elle réinterroge sa mise en récit et l’image qu’il renvoie, la qualité des espaces urbains et les modes d’implication des habitants dans les politiques publiques urbaines. À la fois outil de diagnostic et de prospective, la marche sensible peut facilement être mobilisée par des acteurs qui s’interrogent sur la qualité ou la perception d’un territoire.
RENOUVELER LE REGARD
La marche sensible est une promenade organisée pour recueillir les impressions d’un public cible, ainsi que pour identifier et qualifier des lieux et leurs ambiances. Elle mobilise les sens, les émotions et les représentations des participants. La qualité de l’expérience vécue fonde l’appréciation du lieu. Les informations collectées permettent ensuite d’alimenter le diagnostic d’un quartier, de fournir des idées d’actions concrètes, et de contribuer plus largement à la connaissance et à l’observation du territoire. Cette manière originale de collecter les ressentis des usagers au plus près du terrain s’affranchit des postures habituelles en s’évadant du cadre conventionnel de la réunion ou de l’entretien. La marche permet de ralentir, de penser librement. Marcher ensemble, être en mouvement, décale le regard et facilite les échanges. Technicien, habitant, salarié, chercheur, élu… chaque parole compte. Quels que soient son rôle, sa fonction ou sa connaissance du terrain, chaque participant exprime ses impressions personnelles et les partages avec les autres membres du groupe.
La marche sensible est un outil très fin, qui part des impressions individuelles pour monter en généralité et donner des pistes d’amélioration. Au-delà de l’intérêt en termes de diagnostic et de prospective, cette approche crée les conditions d’action en mettant les collectivités et les élus face aux besoins des usagers et en créant un collectif à partir des participants. Sous certains aspects, la marche sensible est un outil de consultation, en préalable à une feuille de route commune, à une vision partagée du territoire. Elle complète des diagnostics classiques, quantitatifs ou statistiques, qui évaluent l’espace physique et fonctionnel (offre et accessibilité des transports, commerces, loisirs…).
Une marche sensible répond à des objectifs clairs, formulés en amont par les organisateurs : une collectivité locale, une agence d’urbanisme, une agence de développement... Il s’agira, par exemple, de questionner l’animation des espaces publics dans un quartier existant ou en cours d’aménagement ; l’accessibilité d’un centre-ville, dynamique ou en déclin ; l’animation d’un campus ; l’attractivité d’un quartier d’affaires ou d’une zone d’activités ; l’amélioration d’un parcours touristique…
CHOISIR LE PARCOURS ET LES PARTICIPANTS
La marche sensible est adaptée à tout type de territoire. Le parcours établi à l’avance doit être réalisable à pied ou à vélo, selon le mode de mobilité douce retenu. Il est généralement à l’échelle d’un quartier. Des déplacements en transports en commun, à vélo ou en voiture complètent éventuellement le parcours. Ils donnent l’occasion de juger des conditions d’accessibilité en amont ou en aval de l’expérience vécue étudiée.
Le parcours comprend des points d’arrêt pendant lesquels les participants noteront leurs ressentis en y intégrant le parcours réalisé depuis le point d’arrêt précédent. Ces haltes correspondent à des centralités du territoire (place, parc, équipement, gare…), des pôles en devenir ou bien des lieux a priori sans usage. Le trajet dure environ deux à trois heures, en fonction des publics choisis. Un même parcours pourra être réutilisé, adapté à de nouveaux publics, et être réalisé à différents moments de l’année ou de la journée pour prendre en compte les changements d’ambiance.
La constitution du groupe de participants dépend de l’objectif recherché : des étudiants et des chercheurs pour tester l’attractivité d’un campus, des personnes âgées pour un parcours dans un centre-ville, des visiteurs internationaux pour un site touristique, des publics genrés pour évaluer le sentiment d’insécurité dans l’espace public la nuit… De nombreux critères sont mobilisables, comme l’âge, le sexe, la catégorie socioprofessionnelle, etc. Le public cible est souvent complété par des participants experts (institutionnels, élus et/ou techniciens), afin de favoriser le dialogue entre usagers et décideurs. Les groupes de participants peuvent être plus ou moins homogènes ou hétérogènes selon le temps et les moyens disponibles. À noter, la technique du « persona », très utilisée en design et en marketing, permet d’incarner, si besoin, un public cible.
RECUEILLIR LES IMPRESSIONS
Pendant la marche, les participants évaluent, grâce à des notations, les sujets retenus, comme l’accessibilité du site, la signalétique, l’affluence, l’ambiance, la qualité du paysage traversé... Ils sont invités par
des questions à éprouver l’ensemble de leurs cinq sens. La vue est souvent surinvestie dans une déambulation, alors que l’odorat, le son, le toucher et le goût sont moins spontanément questionnés. Mais ils participent tout autant à l’appréciation générale d’un lieu : l’odeur de la végétation, le bruit de l’eau, les odeurs des restaurants ou le confort d’un banc sont autant de critères pertinents pour estimer la qualité d’un espace.
Les participants indiquent également par écrit leurs ressentis, des plus négatifs aux plus positifs, et ce, pour chaque lieu. Cela caractérise les ambiances et les effets de l’environnement sur le comportement individuel, donnant un indice de l’attrait d’un site.
Les participants s’approprient l’espace (envie de traverser le quartier, d’y rester, de l’éviter…) et s’y projettent. Chacun décrit ce qu’il se verrait y faire (s’abriter, se détendre, se restaurer, jouer…) avec les équipements et services déjà présents ou si l’espace était amélioré, par exemple par la mise en place d’un mobilier urbain adapté, d’une animation, d’espaces verts ou naturels diversifiés…
Les organisateurs sont les garants du bon fonctionnement de la marche. Ils sont dans une position d’accompagnateurs et non d’experts. Ils guident les participants en les aidant, si nécessaire, à retranscrire leurs ressentis, et ils instaurent surtout une bonne ambiance, clé de réussite d’une dynamique de groupe. Ils fixent autant les règles qu’ils mettent les participants à l’aise. Le succès de la marche sensible repose sur une animation bienveillante et une bonne cohésion de groupe, mais aussi sur l’anticipation d’éléments très factuels, tels que la météo ou la capacité de tous les participants à se déplacer sur l’ensemble du parcours.
Le carnet d’impressions est le principal support sur lequel les participants retranscrivent leur expérience sur le site et les trajets effectués. Ils l’utilisent pendant la marche et le remplissent aux points d’arrêt. Il comporte des questions semi-ouvertes, auxquelles chacun répond librement. Les premières questions portent sur le trajet entre deux points d’arrêt de la marche et la qualité du déplacement. Le participant est invité ensuite à donner son impression du lieu lorsqu’il est arrivé dans l’espace. Une partie du carnet est consacrée à la description du lieu par le participant. Il y relate son expérience à travers ses cinq sens. Enfin, il s’exprime non plus simplement en tant qu’observateur du lieu, mais en tant qu’usager dans les espaces. Il écrit ses envies et ses besoins, comme se reposer, se restaurer, se promener, prendre un transport, visiter, jouer, etc. Chaque participant apprécie et note de manière qualitative les atouts de l’espace et les points de frustration. Il dresse un état des lieux personnel et exprime également ses aspirations.
Le temps de la marche est marqué par l’observation, orienté sur les ressentis individuels, consignés dans un carnet d’impressions. Les échanges entre les participants sur leurs ressentis sont volontairement limités par les organisateurs pour que chacun garde son libre arbitre. À la fin du parcours, chacun dispose d’une expertise individuelle, qui facilite la prise de parole au sein du groupe de participants. La marche en tant qu’outil liant et convivial crée les conditions d’un bon échange collectif. De même, le lieu choisi pour cet échange devra faciliter les discussions dans un cadre accueillant. L’ambiance est détendue : tous ont partagé la même expérience et répondu aux mêmes questions. Ces conditions sont propices à un échange à chaud à l’issue de la déambulation. Il permet de croiser, voire de confronter les points de vue et les envies, de dégager un imaginaire collectif attaché au lieu, d’identifier et, parfois, de distinguer des usages et des attentes spécifiques à certains publics (jeunes, salariés…).
SONDER LE PRÉSENT, IMAGINER LE FUTUR
Les carnets d’impressions des participants et le contenu des échanges sont la matière première pour construire un diagnostic sensible du territoire. Afin d’enrichir cette analyse, d’autres outils complémentaires peuvent s’ajouter : des entretiens ou des sondages, notamment. Quand la marche sensible permet d’identifier les imaginaires et les ressentis personnels et collectifs, la méthode de l’entretien contribue à approfondir l’analyse des comportements et des habitudes individuels.
Le diagnostic sensible permet de dresser un bilan formulé par des usagers du territoire, directement sur le terrain. Il hiérarchise les lieux traversés selon le jugement du ou des publics cibles et selon les ambiances perçues. Il propose également un vocabulaire commun. Les paroles des usagers sont mises en avant sous forme de citations afin de donner de la profondeur aux principaux enseignements de l’analyse. Au-delà du temps collectif, qui permet de discuter à chaud des ressentis, plusieurs échanges peuvent être conduits entre les participants de la marche et les techniciens et/ou les élus. Ces ateliers de discussion permettent d’exprimer et d’approfondir les besoins ressentis et les pistes d’amélioration possibles. L’ensemble des acteurs se questionnent sur l’ambition portée par le territoire (animation d’un quartier, promotion de l’identité locale, développement de la pratique sportive…) et les moyens pour y parvenir (installation de mobilier urbain, création d’événements dans l’espace public…). Ces échanges permettent d’imaginer des solutions à partir d’une expérience vécue. Ils peuvent être complétés par des bonnes pratiques identifiées dans des territoires similaires à celui où la marche a été réalisée. Ils amorcent également un dialogue avec certains acteurs du territoire, qui pourra ensuite être approfondi.
MOBILISER LA MÉTHODE AU SERVICE D’UN PROJET DE TERRITOIRE
Les collectivités territoriales, leurs services techniques ou leurs agences spécialisées peuvent s’emparer de cette démarche dans l’élaboration de leur politique publique.
En tant qu’outil de diagnostic et de prospective, la marche sensible permet aux usagers, aux techniciens et aux élus de partager une vision commune, un sens collectif de l’espace. Ce mode de faire collaboratif suscite ainsi une dynamique de groupe, un sentiment d’appartenance et l’envie d’agir dans et pour le territoire. L’organisation de marches sensibles offre souvent l’occasion aux collectivités locales d’identifier des personnes ressources, de potentiels initiateurs ou relais d‘actions au plus près du terrain : un commerçant, une entreprise, un collectif, une association… Il est à noter que la mobilisation des usagers crée aussi des attentes, auxquelles devront répondre les décideurs locaux. En tant qu’outil de suivi, enfin, la marche sensible suit les évolutions, voire les améliorations d’un territoire. Renouvelée régulièrement, elle permet en effet d’apprécier de manière subtile les effets des politiques locales et d’identifier les points de blocage persistants. Elle poursuit le dialogue entre élus, techniciens et usagers du territoire.■
Cette étude est reliée aux catégories suivantes :
Aménagement et territoires |
Aménagement |
Économie |
Attractivité et convivialité