De l'importance des identités spatiales

10 février 2015Hélène Nessi

Le contexte urbain et les facilités de transport façonnent en partie les déplacements. En partie seulement. Ce qui explique la diversité des espaces de vie des habitants d’un même quartier, c’est aussi la diversité des « modes d’habiter » et des « représentations » que chacun, de par son histoire individuelle, se fait de l’espace urbain.

La diversité des modes de vie se traduit par des pratiques et des inscriptions spatiales variées. Pour expliquer cette diversité, l’hypothèse la plus couramment exprimée, est celle de l’influence de la position socioéconomique. Visant à dépasser l’idée d’un déterminisme du contexte urbain sur les pratiques, une seconde hypothèse est celle de l’influence de la représentation du contexte urbain sur les pratiques et le choix des lieux fréquentés. Enfin, la troisième hypothèse consiste à montrer l’importance de la représentation de l’échelle de proximité dans le choix d’une inscription spatiale ancrée localement et sur la réduction des bassins de vie.

Le poids de la position socioéconomique et des facteurs démographiques

Les facteurs démographiques (structures du ménage, âges) et les niveaux de revenu, de diplôme et de professions et catégories socioprofessionnelles des ménages, plus ou moins stables ou évolutifs, influencent les déplacements. Par exemple, le fait d’avoir des enfants en bas âge structure largement le rapport qu’entretiennent les ménages avec leur contexte urbain et leurs inscriptions spatiales [Nessi, 2012] : non seulement les ménages avec enfants investissent davantage leur logement financièrement en s’appropriant les lieux (bricolage, décoration), mais ils y passent aussi beaucoup plus de temps, et sont davantage enclins à entretenir des relations de voisinage et familiales de proximité. Le statut social et le revenu participent également à la structuration de la mobilité : les bassins de vie s’élargissent lorsque le revenu augmente. En ce qui concerne les catégories socioprofessionnelles, Authier [2002, 2008] et Cailly et Dodier [2007] soulignent un lien fort existant entre certaines catégories socioprofessionnelles et un type d’inscription spatiale, avec un habitus « traditionnel » et une inscription spatiale à l’échelle du logement et du voisinage pour la « classe ouvrière » d’une part et, d’autre part, un habitus « contemporain » et une inscription spatiale à l’échelle du quartier et au-delà pour les professions intellectuelles supérieures et les cadres. De même, les distances parcourues croissent avec le niveau de diplôme. Les ménages de niveau d’études supérieures se déplacent plus fréquemment pour des sorties culturelles et participent à un plus grand nombre d’activités sportives et culturelles. Leurs pratiques se déroulent à l’échelle de l’aire urbaine et ils revendiquent une forte citadinité. À l’inverse, les ménages dont le niveau de diplôme est faible inscrivent leurs pratiques de temps libre à l’échelle du logement et du voisinage immédiat.

Dépasser le déterminisme du contexte urbain pour expliquer les pratiques

Le contexte urbain intervient dans la génération de déplacements par le facteur distance/proximité, mais aussi, de manière indirecte, par l’intermédiaire des pratiques qu’il facilite ou complique. Toutefois, l’idée d’un déterminisme de la forme urbaine sur les pratiques de vie peut être remise en cause lorsqu’on observe la diversité des modes de vie au sein d’un même territoire. La forme urbaine n’aurait qu’une influence secondaire, à la fois directe et indirecte, sur les pratiques. De fait, dans la lignée des approches de la géographie des représentations [Di Méo, 1998 ; Frémont, 1999], un certain nombre d’auteurs [Authier, 2007 ; Allen, 2007 ; Ramadier et al. 2007 ; Cailly, Dodier, 2007] soulignent le fait que l’espace géographique matériel n’est pas déterminant, puisque ces habitants ont des « modes d’habiter » différents [Allen, 2007] et des « identités de déplacement » reflet des modes de vie variés [Ramadier, 2007]. Ainsi, ces auteurs suggèrent que les pratiques des personnes sont issues du rapport qu’ils entretiennent avec le contexte urbain et font l’hypothèse d’une variable explicative de cette différenciation des pratiques : la représentation que chacun se fait de l’espace urbain.

« Finalement oui, on est bien desservi, oui, on a un parc en bas de chez nous, mais ça ne suffit pas. Ce qui me dérange ici, c’est l’insécurité du quartier, le manque d’entretien. Il faut que le quartier respire la sécurité, déjà, qu’on se sente bien, qu’on n’ait pas l’impression d’être gêné, qu’on soit à l’aise, pas stressé de savoir qu’il y a des gens pas bien. Ici dès qu’on sort, il y a du trafic de drogue. Lorsqu’on va au parc, c’est sale et les étrangers qui arrivent à gare du Nord et qui ont passé la nuit là sont en train de zoner ou de dormir par terre. Les pauvres, je les plains, mais ce n’est pas l’idéal devant les enfants. D’ailleurs, on ne va plus dans ce parc. »
Amina (revenu moyen), La Chapelle, Paris, Île-de-France.

Les représentations du contexte urbain pour comprendre l’attachement au lieu

Le concept de représentation nous permet de ne pas aborder le contexte comme une simple réalité physique. L’individu avec ses propres caractéristiques [Guérin-Pace, 2007], ses « positions cognitives » [Ramadier, 2007], ses représentations [Carpentier, 2009] est un être réflexif, en interaction avec le contexte. Les représentations influencent l’attachement des personnes à certains lieux de vie et l’expression de cet attachement est traduite par l’appropriation et l’usage ou non des lieux. La compréhension de l’inscription spatiale suppose donc de prendre en compte le cadre de vie des ménages, mais également les représentations qu’ils en ont [Nessi, 2012 ; Louvet, 2012].

Ainsi, le développement de projets et d’activités de l’individu repose sur trois logiques d’action. La première est un usage fonctionnel de son environnement construit. Puis, lors de ces expériences, l’individu côtoie l’autre, le rencontre et tisse ainsi des liens sociaux, et à ces relations sociales s’ajoute l’implication de l’individu dans une communauté ou plus largement dans la société. Enfin, ces pratiques se composent de rapports intimes et sensibles à l’environnement [Pattaroni, 2005]. Avec cette grille de lecture, l’accent est mis sur la capacité du ménage de choisir les lieux qu’il décide de fréquenter, de s’approprier et/ou d’éviter. En fonction de ses représentations et après un certain nombre de négociations et de compromis au sein du foyer, le ménage cherche à se positionner spatialement pour répondre à ses aspirations fonctionnelles, sensibles et sociales et modifie ainsi la géographie de son cadre de vie. Chaque ménage se construit ainsi son propre « cadre de vie » selon les lieux qu’il fréquente et s’approprie, c’est-à-dire un contexte urbain « informé », rendu signifiant par les pratiques [Nessi, 2012]. Les représentations des individus ne résultent donc pas seulement des caractéristiques socioéconomiques des ménages, mais renvoient aussi à leur histoire propre, leur parcours résidentiel, leur vécu et aux espaces antérieurement pratiqués. Pour illustrer la mise en valeur positive de ces dimensions, voici quelques citations :

  •  La dimension fonctionnelle :
    « Le point positif de notre logement, c’est à côté du métro et qu’on soit à moins d’une demi-heure de nos emplois. »
    Claire (revenu aisé), La Chapelle, Paris, Île-de-France.
  • La dimension sociale :
    «  Le point positif de notre lieu de résidence, ben…. Il y a quand même pas mal d’entraide. On se voit vraiment tous les jours plusieurs fois par jour, les enfants ou les jeunes, jouent ou discutent en bas. S’il fait beau, on reste en bas du lotissement ou on va boire un café avec les amis ou les voisins. »
    Marinella (revenu modeste), Cinquina, Rome.
  • La dimension sensible :
    «  Mon quartier à moi, il est bien, il est tranquille, je n’ai pas de problème. Il n’y a pas de passage de voiture. J’aime bien l’espace, j’aime bien la tranquillité, la liberté, je suis libre chez moi, c’est l’avantage. »
    Joëlle (revenu moyen), Limeil-Brévannes, Île-de-France.

L’importance de l’attachement à l’échelle de proximité

Ainsi les pratiques obéissent à l’influence de la position socioéconomique, des représentations individuelles et familiales, ainsi que des représentations sociales (désir de différenciation et de positionnement social). Mais les pratiques se définissent également au regard du niveau d’attachement plus ou moins fort que l’individu entretient avec son environnement de proximité, que ce soit à travers le développement de liens sociaux (au sein des tissus associatifs et du voisinage) ou à travers son rapport aux éléments liés à la sphère sensible (nature, charme du quartier, niveau sonore, paysage).

«  On sort d’ici pour aller se promener sur Paris, mais c’est assez rare, trois fois dans l’année. Finalement, on est très attaché au Thillay, il y a nos familles et nos amis, puis aussi la paroisse qui nous prend beaucoup de temps et puis il y a le plan d’eau, les champs, la nature quoi, on a tout ce dont nous avons besoin. »
Virginie (revenu moyen), Le Thillay, Île-de-France.

Ainsi les représentations distinctes de deux résidents d’un même quartier expliquent qu’ils peuvent avoir des bassins de vie très différents. Lorsque le rapport au contexte urbain repose davantage sur la sphère sociale ou la sphère sensible, les bassins de vie sont plus restreints que ceux des individus qui entretiennent un rapport fonctionnel au contexte urbain [Nessi, 2012]. Les personnes qui, au contraire, expriment une image négative des sphères sensibles et/ou sociales de leur contexte urbain inscrivent leurs pratiques dans des géographies nettement plus étendues, en quête d’espaces verts souvent éloignés de leur domicile ou encore visant à compenser le manque de relation sociale à proximité de leur lieu de résidence. Ainsi, pour comprendre les pratiques et leur inscription spatiale, il est pertinent de tenir compte du contexte urbain, des positions socioéconomiques des individus, mais également de la représentation du contexte urbain et plus particulièrement de la représentation de l’échelle locale.

Hélène Nessi est maître de conférences en Aménagement de l'espace et urbanisme, au sein du laboratoire Mosaïques de l'université Paris Ouest Nanterre La Défense.

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