Découper l’espace en fonction des pratiques spatiales : une illusion ?

01 décembre 2014Julie Vallée

Face à la diversité des pratiques de mobilité et d’appropriation de l’espace local, vouloir agréger des espaces de vie individuels pour faire apparaître des territoires collectifs est un pari risqué, même si les délimitations spatiales des territoires vécus de certains habitants vivant à proximité peuvent parfois se superposer.

Face à la territorialisation de l’action publique qui pousse à diviser l’espace national en bassins de proximité ou de vie, il importe de souligner la grande diversité des façons dont les individus s’approprient leur espace local et se déplacent au quotidien au sein d’un espace qui leur est propre. Agréger des espaces de vie individuels pour faire apparaître des territoires collectifs est un pari risqué dans la mesure où les dimensions sociale et multiscalaire structurant les pratiques spatiales des individus risquent d’être ignorées.

Les espaces de la proximité

Si on raisonne à l’échelle locale, la notion de « bassins de proximité » laisse penser qu’on peut créer des découpages qui correspondent aux façons dont les habitants s’approprient leur espace de proximité. Pourtant, la littérature internationale portant sur les « quartiers » (neighborhood) souligne que chaque individu a sa propre représentation du quartier dans lequel il réside : un quartier unique, commun à tous n’existe pas, même si les délimitations spatiales des quartiers de certains habitants vivant à proximité peuvent se superposer. Diverses études menées essentiellement aux États-Unis ont ainsi montré que la taille des quartiers perçus variait selon le profil démographique et social des individus et selon les formes urbaines locales [e.g. Coulton et al., 2013 ; Lee & Campbell, 1997 ; Sastry et al., 2002].

CHAQUE INDIVIDU A SA PROPRE
REPRÉSENTATION DE SON QUARTIER

Dans l’agglomération parisienne, les données recueillies dans le cadre de la cohorte Sirs (santé, inégalités et ruptures sociales) permettent d’étudier les quartiers perçus de plus de 650 habitants. Si la taille moyenne de ces quartiers perçus est de 42 ha (soit un cercle d’environ 370 m de rayon), on constate que les personnes aisées, les femmes et les adultes de moins de 45 ans perçoivent leur quartier comme un espace plus étendu que les autres.

Au-delà de ces différences entre groupes, on observe de fortes variations spatiales qui se déclinent en grande partie selon la hiérarchie urbaine et la structure sociale des espaces considérés. Les quartiers perçus sont trois fois plus étendus à Paris, avec une moyenne de 74 ha, que dans les petites communes suburbaines (de moins de 50 000 habitants) avec une moyenne de 21 ha. Ceux des grandes communes suburbaines (entre 50 000 et 200 000 habitants) se situent en position intermédiaire avec une moyenne de 42 ha.
Par ailleurs, on observe que les quartiers perçus sont deux fois plus larges dans les espaces socialement favorisés que dans les espaces défavorisés [Vallée et al., 2014]. Ces variations spatiales observées dans la taille des quartiers perçus peuvent être mises en lien avec la présence d’équipements et de services qui sont autant de repères et de lieux attractifs stimulant l’appropriation locale, avec la forme du réseau de rues plus ou moins favorable à la marche à pied et avec la morphologie du bâti à l’origine de potentielles discontinuités dans le paysage. Si la mise en place de découpages qui correspondraient aux espaces de proximité de chaque habitant est illusoire, on peut toutefois penser que des découpages dont la taille varierait en fonction de la hiérarchie urbaine et la structure sociale des espaces considérés seraient plus à même de prendre en compte, en partie du moins, la capacité différentiée des habitants à s’approprier leur espace local. Pour autant, l’échelle de la proximité est-elle la seule à considérer lorsqu’on analyse les pratiques spatiales des habitants ?

Les espaces de vie

Réduire les espaces de vie des populations à leurs seuls espaces de proximité conduit à tomber dans le piège d’une approche exclusivement locale, qui n’est pas conforme à la réalité quotidienne de nombreux habitants. Plus des trois quarts des habitants de l’agglomération parisienne interrogés lors de l’enquête SIRS déclarent, ainsi, ne pas concentrer leurs activités domestiques, sociales et de loisirs dans leur seul quartier de résidence. Cette dispersion spatiale est plus fréquente dans les zones faiblement pourvues en équipements et services, là où, de fait, les populations ne disposent pas des ressources locales suffisantes pour réaliser la grande majorité de leurs activités quotidiennes [Vallée et al., 2010]. Dans ces zones de plus faible densité, les populations ont alors recours à des biens et des services plus éloignés de leur domicile et dont l’aire d’attraction est logiquement plus étendue. Pour autant, la morphologie de l’espace ne permet pas, à elle-seule, de présumer de la forme des espaces de vie des populations.
On constate, en effet, que la position sociale des habitants est également très discriminante : les personnes avec un faible niveau d’éducation ou de faibles revenus ont tendance, indépendamment du volume des ressources locales, à concentrer leurs activités au sein de leur seul quartier de résidence [Vallée et al., 2010] et à vivre ainsi centrés « sur des territoires de repli » [Rémy, 2004]. Ce sont ces populations qui, lorsqu’elles vivent dans des zones dépourvues de ressources locales, souffrent le plus fortement d’un mauvais accès aux soins pour ne prendre que cet exemple. En fonction de leur position sociale et spatiale, certaines populations peuvent donc être amenées – par choix ou par contrainte – à faire coïncider leur espace de vie avec leur quartier de résidence, tandis que d’autres construisent des espaces de vie réticulaires dont l’espace à proximité de leur résidence ne constitue qu’un des pôles. Les pratiques spatiales des habitants – et notamment leur caractère plus ou moins polycentrique – ne peuvent s’appréhender indépendamment de leur position sociale. La capacité d’un individu à se déplacer et à accéder aux ressources réparties sur l’ensemble du territoire dépend en effet – pour paraphraser Bourdieu dans son texte sur les effets de lieu [Bourdieu, 1993] – du capital économique, culturel et social qu’il possède et de la distance géographique qui le sépare de ces ressources, celle-ci dépendant, aussi, étroitement de son capital.

LES PRATIQUES SPATIALES NE
PEUVENT S’APPRÉHENDER
INDÉPENDAMMENT
DE LA POSITION SOCIALE

Nos propos illustrent dans quelle mesure des découpages visant à délimiter des espaces collectifs et compacts au sein desquels les populations habitent, travaillent et se déplacent sont illusoires. Non seulement ils gomment la dimension sociale qui structure les pratiques spatiales des habitants mais ils ignorent également le polycentrisme des espaces de vie d’une grande majorité de la population.
Enfermer des populations aux positions sociales et spatiales différentes au sein d’un seul et même « bassin de vie », sous prétexte qu’elles résident dans la même ville, résulte ainsi d’une analyse très simplifiée des pratiques spatiales des habitants. Pour autant, il ne s’agit pas ici d’inviter à renoncer à tout découpage de l’espace mais d’encourager à une certaine méfiance vis-à-vis de cet « art de la découpe » [Brunet, 1997] : le plus grand danger, pour les politiques comme pour les scientifiques, étant sans doute de se référer à un découpage unique de l’espace et de l’utiliser, sans précaution, à des fins autres que celle pour laquelle il a été établi.Car c’est sans doute lorsqu’un seul et même découpage spatial (par exemple, celui des « bassins de vie ») est utilisé pour répondre à des finalités aussi diverses que la gestion politique du territoire, la mise en place d’actions territorialisées ou l’analyse des comportements, que ce découpage s’avère inopérant.Julie Vallée est géographe, chargée de recherche au CNRS dans l'UMR Géographie-Cités et chercheure invitée à l'Université de Montréal.


Julie Vallée est géographe, chargée de recherche au CNRS dans l'UMR Géographie-Cités et chercheuse invitée à l'université de Montréal.

Présentation de la cohorte SIRS

La cohorte Sirs (santé, inégalités et ruptures sociales) est une enquête longitudinale menée depuis 2005 dans 50 Iris (ilots regroupés pour l’information statistique) de Paris et de la première couronne francilienne. Elle est coordonnée par Pierre Chauvin dans l’équipe de recherche en épidémiologie sociale (Eres) de l’Institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique (Inserm/Sorbonne Universités UPMC).
En 2010, 3 006 personnes sélectionnées aléatoirement ont été interrogées ou réinterrogées en face-à-face. Un module de plus d’une trentaine de questions concernait, plus spécifiquement, le quartier de résidence, les activités domestiques, sociales et de loisirs pratiquées dans et en dehors du quartier, la qualité et la disponibilité des équipements, le support social, l’attachement envers le quartier, etc.
Dans ces questions, le terme « quartier » n’était pas défini mais, au contraire, était laissé à l’appréciation de la personne intérrogée. À la fin de ce module, il était demandé aux personnes de « citer trois ou quatre noms de lieux ou de rues qui délimitent [leur] quartier, qui en marquent la frontière » afin de « comprendre à quelle zone cela correspond dans [leur] esprit ».
En se limitant dans un premier temps aux personnes ayant cité des rues pour délimiter leur quartier de résidence, 653 polygones représentant les quartiers perçus ont été créés dans un système d’information géographique [Le Roux, 2010 & Vall ée et al., 2014].

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