Des bassins, encore des bassins, toujours des bassins...

27 novembre 2014Martin Vanier

Et la France est sauvée ? Le retour récurrent d’une notion vieille comme la géographie vidalienne – et que l’Insee a instrumenté dès les années 1970-1980 – interroge quant à la permanence des représentations qui fondent l’action publique territoriale. Le bassin : évidence gravitaire, ou totem technico-politique ? 

Imaginons un instant que l'Insee mette toute la puissance de son ingénierie statistique et cartographique au service d'une implacable démonstration : l'espace vécu est fait de « réseaux de vie » au long desquels les individus - et les collectifs qu'ils forment - organisent leur quotidienneté faite de résidence(s), d'emploi(s), de loisirs, de services, etc., et de beaucoup de circulations. La France des «  réseaux de vie » dessine des systèmes de territoires, qu'on ne peut pas représenter sur une seule carte étant donné leurs nombreuses échelles articulées, mais dont l'Insee livrerait quand même une image simplificatrice sous la forme de grands faisceaux, où se concentrent les parcours structurants, et auxquels s'accrochent divers rhizomes et autres réseaux. Cette belle carte des « Réseaux vécus » tapissant les murs de toutes les administrations, que se passerait-il dans le monde périmétré (autrement dit « fini » ?) des pouvoirs locaux qui n'existent que par les frontières qui les distinguent, et par les zonages qu'ils génèrent ? 

Ceci n'est qu'un cauchemar politique. Au réveil, le confort des bassins de vie attend, tels des coussins moelleux et rassurants, le politique qui a cru rencontrer la société en réseaux. La société en réseaux ne doit pas vraiment exister, puisque l'Insee peut, sur simple commande, fournir des bassins de vie actualisés, exhaustifs, aussi bord à bord que les pièces du patchwork du couvre-lit. On peut même en ajuster l'image, en réglant la taille des bassins, en fonction des seuils adoptés : le thermostat du politique en somme, pour plus ou moins de proximité, plus ou moins de solidarité, plus ou moins de ruralité, etc. 

Qu'on pardonne ce moment d'ironie. La question est sérieuse : comment se fait-il que la métaphore du bassin soit aussi résistante à la réalité de la société mobile, et à quoi sert cette mythification par la géographie de grand-papa ?

La demande sociétale de bassin

La première raison est sociétale. La société française a peur. Peur du monde qui s’en vient, peur d’y perdre ses acquis, ses héritages, ses spécificités, peur des mutations que cela implique. « Multiscalaire » n’est pas un mot sympathique, et ne dit pas clairement qui est responsable. « Système de territoires » tombe mal au moment où s’affirme l’opinion antisystème. « République des réseaux » fait mafieux, alors que « République des territoires » a désormais la force du constitutionnel. La France veut être rassurée : zonage, joli zonage, dis-moi dans quel bassin j’habite ?

Les bassins de vie sont rassurants. Ils prouvent qu’on vit ensemble, malgré tout. Ils montrent que le territoire n’est tout de même pas si compliqué que le maudit mille-feuille territorial le prétend. Ils redonnent du crédit aux pouvoirs locaux et à ceux qui y accèdent. Ils promettent l’équité sans faire douter de l’entre-soi. Ils unifient, simplifient, égalisent. Eux, au moins, ne laissent personne au bord de la route.

Et tant pis si les bassins de vie sont un leurre. S’ils gomment la pluralité des territorialités de la société des individus. S’ils nient le jeu décisif des centrations entre les centralités. S’ils effacent les doubles appartenances et la multipolarisation. S’ils ne disent rien des réseaux qui les débordent et des accès à distance. Ou, pire encore, s’ils n’ont de sens que pour les plus captifs au sein de la société mobile, ceux auxquels sont refusés les horizons multiples et les bénéfices de la circulation. Les bassins de vie n’ont pas besoin d’être vrais pour être rassurants. Soit !

Une question de survie politique

L’autre cause majeure de résistance des bassins de vie est purement politique. Le politique entretient un rapport congénital et obsessionnel avec les territoires. Il ne les aura jamais autant invoqués qu’au moment où ils lui échappent, du fait des logiques labiles de la société et de l’économie. Contenir les citoyens dans des bassins, en certifier l’existence, en faire l’horizon du contrat territorial, sont des questions de survie pour le politique. C’est là qu’il peut continuer à prétendre à une pseudo-souveraineté, en mimétisme avec le bassin des bassins (la France). C’est de là qu’il peut parler d’égal à égal avec les autres chefs de bassins. C’est par là que se pérennise une relation de contrôle bien plus vieille et résistante que la démocratie : le fief, et la personnification du pouvoir qu’il incarne.

Certes, il faut ajuster de temps à autre la surface des fiefs à la pulsion des bassins. Il faut justifier l’emboîtement des bassins (bassins de proximité, bassins de vie, bassins d’emploi), et réformer périodiquement cet emboîtement, pour maintenir la pyramide vassalique. Il faut bien « que tout change pour que rien ne change », selon les fameux mots de Lampedusa. Des lois s’y emploient, avec régularité, aux effets d’annonce inversement proportionnels aux transformations de l’organisation politique de la nation. Des lois qui stimulent l’ingénierie des bassins.
Hors des bassins, le politique se retrouve face aux réseaux, à la puissance de leurs opérateurs publics et privés, à leur rationalité limitée et peu négociable, à l’absence totale de leur citoyenneté ; ces réseaux qui nous gouvernent de plus en plus, que Saint-Simon voulait mettre au cœur du contrat social, mais que la IIIe République, celle qui inventa le compromis territorial encore actif, relégua au rang d’objets techniques subséquents. Les bassins protègent le politique d’un défi qui le bouleverserait de fond en comble : inventer la République des réseaux.

Au-delà des bassins

Les bassins ont donc quelques solides raisons d’être, comme toute représentation qui perdure bien au-delà de ce qui l’a fondée à un moment donné. Reste qu’ils ne décrivent plus le fonctionnement spatial de la société, et qu’ils ne devraient donc plus fonder son imaginaire politique. Mais par quoi les remplacer ?

Les professionnels des systèmes informatiques ont adopté un buzzword, à partir de l’anglais to scale (changer d’échelle), et scalability. Est dit « scalable » un produit capable de tirer parti d’un changement d’ordre de grandeur de ce qui le sollicite. La « scalabilité » relève à la fois de l’extensivité, de l’évolutivité, de l’adaptabilité, de la variabilité, toutes qualités requises par des changements d’échelle (rescaling). Ne serait-il pas temps de remplacer les métaphores naturalistes – comme celle du bassin (hydrographique) – par celles que peut proposer l’avancée des sciences et des techniques ?

Nos sociétés et les individus qui les composent, les organisations qui les structurent, sont multi-échelles : ils et elles développent cette nouvelle compétence spatiale qu’on pourrait appeler la « scalabilité ». Compétence très inégalement répartie, qui vient contribuer aux écarts de dotation en capital spatial de chacun, mais compétence tout de même… qui consiste, somme toute, à s’émanciper des bassins dans lesquels on voudrait nous faire croire que nos vies se déroulent encore et toujours.

Martin Vanier est professeur en géographie et aménagement à l'Institut de géographie alpine de l'université Joseph Fourrier à Grenoble.

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