Frontières et limites : une négociation permanente

25 novembre 2014Gérard Lacoste

Le tracé des frontières et des limites a toujours été le fruit de rapports de force et de compromis, légitimé a posteriori par la référence à l’histoire, la géographie ou quelque « loi naturelle ». Aujourd’hui encore...

Parmi les « réformes de structure » que la France doit, dit-on, engager d’urgence, la question territoriale ne semble soulever que peu de doutes. Pourtant ce chantier est ouvert depuis près de cinquante ans ! Ainsi, en 1966 sont créées les premières communautés urbaines1, afin de remédier au décalage entre structures administratives et réalité géographique des grandes agglomérations nées de l’urbanisation rapide du pays. Peu après, la loi Marcellin (1971) veut « simplifier » le paysage institutionnel en favorisant les fusions de communes. Elle s’est soldée par un échec. On aurait pu penser, après cela, et surtout avec l’avènement de la décentralisation, que cette question de la réforme territoriale perdrait de son acuité. D’autant que la loi Chevènement de 1999, qui privilégie la coopération intercommunale par rapport à la fusion, connaît un succès rapide. Mais à peine cette loi votée, la question resurgit et est agitée de façon quasi ininterrompue par les parlementaires2. Ceux-ci n’ont cessé de fustiger le mille-feuille territorial, le nombre excessif de collectivités, l’enchevêtrement des compétences...

Ce débat se pare peu à peu d’arguments nouveaux. Ainsi, avec l’urbanisation galopante... dans le monde (mais quasiment achevée en France) et le développement planétaire des économies de marché, mondialisation rime avec métropolisation. Hommes politiques et médias répètent à l’envi qu’il faut s’adapter à cette nouvelle réalité mondiale. La ville cède la place à la métropole, perçue comme une composante majeure de la « structure économique » dont il convient d’optimiser le fonctionnement. Comment, alors, repenser sa gouvernance, ainsi que les échelles et limites des collectivités qui la composent ?

Les frontières, tracés et légitimations...

Commençons par les frontières entre États, dont le concept, aujourd’hui, ne suscite pas de débats. Pourtant, cette acception moderne de la frontière, ligne continue et objet juridique, n’émerge qu’entre le 13e et 14e siècle, associée au développement de l’État moderne. Auparavant, les royaumes et principautés étaient bornés par des « confins », aux contours flous, comprenant places fortes, obstacles, enclaves ou zones tampons sans continuité linéaire précise. Le rôle de la frontière s’avère tout aussi fluctuant que son tracé : initialement limite matérialisée pour exprimer un rôle protecteur, militaire ou économique, elle est de plus en plus un concept abstrait, dans un monde ouvert aux échanges et au libre-échange. Ainsi la frontière est une production humaine3 sans cesse débattue, produit de rapports de forces régulièrement remis en cause, même si cette réalité est occultée et « habillée » par d’autres considérations et légitimée par un supposé « droit divin » et l’histoire des rois, ou par des limites « naturelles »4.

Il en est souvent de même pour les « frontières intérieures » nécessaires pour organiser les fonctions régaliennes des états modernes et trouver les relais locaux au pouvoir central.

De la paroisse à la commune

Les communes, « plus petites divisions administratives en France », sont créées en 1789 en s’appuyant sur les paroisses préexistantes. Ces dernières n’avaient, à l’origine, pas de délimitation territoriale fixe. Chaque paroisse se définit alors par son église, son cimetière et son « décimaire », liste des biens et « feux » payant l’impôt Leur nombre et leur taille étaient le fruit d’un compromis entre la nécessité que tous puissent se rendre fréquemment à l’église et la viabilité du centre paroissial dont la « dot de l’église » devait permettre d’assurer l’entretien et la subsistance du prêtre. La première de ces contraintes tendait à multiplier les églises paroissiales et à réduire leur territoire. La seconde, d’ordre économique, exigeait au contraire que chaque paroisse ait une superficie et/ou une population suffisamment importante.

En fait, plusieurs « découpages » se superposent, reflétant plusieurs sources de pouvoir et diverses réalités sociales (pratique religieuse et perception de la dîme ; seigneurie et circonscription judiciaire et fiscale pour la levée des droits seigneuriaux ; communauté villageoise et pratiques collectives…). « Ces tracés sont parfois restés flous jusqu’à la Révolution et, lors de la création des communes en 1790, il a fallu parfois de longues enquêtes et le recours au témoignage des anciens pour fixer les bornes » [Zadora-Rio, 2005].

Depuis le 15e siècle, la paroisse est devenue le lieu de la perception de l’impôt royal puis de la tenue de l’état civil. Le développement progressif de ces fonctions administratives s’accompagne d’une structuration du « paysage communal » assurant la continuité de son maillage, sur lequel s’appuiera l’Assemblée constituante pour fonder son organisation territoriale.
Après la Révolution, la première tentative de réforme de ce maillage et de réduction du nombre de communes ne tarde pas. En 1795, le Directoire remanie l’organisation des communes, pour diviser les plus grosses et regrouper les plus petites. Mais cet intermède sera de courte durée, le Consulat rétablissant, en 1800, l’autonomie des 40 000 communes créées en 1789.

La naissance tumultueuse des départements

Comme le canton, le département apparaît avec la constitution de 1791, qui, dans son article 1, établit que « le Royaume est un et indivisible : son territoire est distribué en quatre-vingt-trois départements, chaque département en districts, chaque district en cantons ».
Ce nouveau découpage doit à la fois servir de cadre à l’élection de la représentation nationale et fonder un nouveau cadre territorial mettant fin à l’organisation en provinces, duchés, baronnies..., reflet des inégalités de l’ancien régime. En fait, cette réforme était déjà envisagée depuis le milieu du 18e siècle6 et les travaux de la Constituante s’appuieront sur les réflexions des précédents gouvernements et sur les arguments invoqués par Condorcet7. Il proposait de limiter la taille des départements afin que « dans l’espace d’un jour, les citoyens les plus éloignés du centre puissent se rendre au chef-lieu, y traiter d’affaires pendant plusieurs heures et retourner chez eux ».

Thouret8 reprendra à Robert de Hesseln (1780) l’idée d’un découpage géométrique, en dressant une carte de la France divisée en 81 « contrées » carrées, de 18 lieues sur 18 (72 km) environ, divisées elles-mêmes en neuf districts de neuf cantons chacun. Mais la carte proposée reste abstraite et ne tient pas compte des voies de communication, des densités d’occupation du sol et des contraintes du relief. Mirabeau s’oppose avec véhémence à cette division artificielle. « Je demande une division […] qui, si j’ose le dire, permette de composer avec les préjugés et même avec les erreurs, qui soit également désirée par toutes les provinces et fondée sur des rapports déjà connus. »
Il est partisan de 120 départements sans subdivisions, « pour rapprocher l’administration des hommes et des choses ».
Mais il ne sera pas suivi. Après des débats animés, le nombre est arrêté à 83 départements. Les tracés définitifs seront sensiblement différents, et fixés au terme de négociations entre le Comité de division et les députés de chaque province9, débats où préoccupations électorales et querelles de clocher eurent leur part.

Visions préfectorales d'Haussmann à Delouvrier

L’essor industriel du début du 19e siècle entraîne d’importants mouvements de population, et une expansion des villes dont les principales débordent largement des limites communales.
Cet essor, spectaculaire à Paris, conduit à déplacer les limites de la ville jusqu’aux fortifications le 1er janvier 1860. Pour Haussmann, parlant de Paris et sa banlieue, « ce n’est pas le nom de Paris, mais celui de Babel qu’il faudrait donner à un pareil assemblage » [Haussmann, 1859].
Si les motivations de cette extension de Paris sont multiples, l’une ressort clairement : la raison fiscale. Outre la commodité d’étendre la ville jusqu’à une limite matérialisée, ce tracé permet aussi de retrouver des bornes claires pour l’acquittement de l’octroi. Là, pas de négociation, mais l’affirmation d’un pouvoir autoritaire, et ce en dépit des contestations exprimées lors de l’enquête publique. Mais cette nouvelle limite de la ville est vite dépassée...

En 1900, faut-il de nouveau voir dans cette banlieue qui ne cesse de s’étendre la Babel dénoncée par le baron Haussmann, que seuls une action centralisée et un déplacement des limites de la ville centre pourraient canaliser ?
Dès le début du 20e siècle, l’action des maires des « communes suburbaines » montre que d’autres voies sont possibles. Le succès de la première génération d’intercommunalités codifiées par la loi du 22 mars 1890 tient beaucoup au fonctionnement collégial des réseaux de maires et de secrétaires généraux et à l’octroi d’un véritable statut du personnel communal à partir de 1919. Il permet le financement mutualisé des politiques locales entre municipalités et le développement des grands syndicats techniques [Bellanger, Girault, 2008].
Cependant, alors que les limites des communes restent inchangées autour de Paris, celles des départements de Seine et de Seine-et-Oise sont bouleversées par la loi du 10 juillet 1964. Cette réforme vise à découper le puissant département de la Seine, et à aligner la région parisienne sur la province dans la mise en oeuvre de la récente réorganisation des services de l’État. Officiellement, il s’agit de rapprocher l’administration du citoyen, dans cette agglomération qui compte près de 9 millions d’habitants. Mais, les vraies raisons sont ailleurs selon Paul Delouvrier10 : « Le ministre de l’intérieur [Roger Frey] fait remarquer au général de Gaulle que, malgré tous ses efforts, il lui était impossible d’éviter la constitution d’un département entièrement communiste. »

Demain, la métropole du Grand Paris...

Cinquante ans plus tard, les débats sur « les périmètres pertinents » d’une métropole du Grand Paris sont de retour. Parallèlement au développement rapide de l’intercommunalité après l’adoption de la loi Chevènement (1999), chacun a conscience des multiples interdépendances entre territoires formant cette métropole. De nombreux élus invoquent l’existence d’un « fait métropolitain », mot valise qui rallie les suffrages. En dépit de ce consensus de façade, chacun a son avis sur ce que devrait être cette métropole, son mode de gouvernance, la forme juridique à lui donner, les compétences et les ressources à lui octroyer ainsi que, bien sûr, son étendue...
Si le modèle des communautés urbaines créées dans les grandes villes françaises depuis plusieurs décennies fait image, son application pratique à l’agglomération parisienne soulève de nombreuses questions, dont celle de son périmètre. La question est débattue en 2005 au sein de la Conférence métropolitaine, regroupant dans un premier temps autour de Bertrand Delanoë, maire de Paris, ses collègues des communes limitrophes. Puis le cercle des élus s’élargit... et le périmètre potentiel de la métropole également. Certains proposent une métropole étendue à la « zone dense », concept mal défini ; d’autres à l’agglomération Insee, privilégiant la morphologie urbaine et la statistique ; d’autres, enfin, souhaitent créer une métropole épousant l’aire urbaine, c’est-à-dire l’ensemble du bassin d’emploi polarisé autour de l’agglomération de Paris, et un territoire proche de celui de la région Île-de-France.

Mais cette dernière option, bien que la plus cohérente avec le concept de métropole, ne peut rallier les suffrages d’un collège de maires qui s’est constitué pour affirmer les ambitions du coeur de l’agglomération face à la Région, institution montante, chargée de définir la stratégie en matière d’aménagement, de développement économique et de transport.
Alors, quel périmètre pour la métropole du Grand Paris ? Celui de l’agglomération, adopté en 2009 lors de la création du syndicat Paris Métropole, après de longues négociations, et repris par le gouvernement dans le projet de loi Maptam11 déposé en 2012 ? Celui regroupant Paris et les trois départements qui l’entourent, périmètre retenu au terme du débat parlementaire et par la loi du 27 janvier 2014 ?

De fait, ce périmètre apparenté à la « zone dense » n’est pas constitutif de la métropole. En délimitant un espace de seulement 760 km2 – soit quatre fois moins que pour Aix-Marseille –, le législateur laisse hors-jeu des territoires stratégiques comme les plates-formes aéroportuaires ou les centres de recherche, et plus de 5 millions d’habitants de l’agglomération parisienne dont la plupart travaillent dans son cœur.

Ainsi, l’histoire se répète. Une fois encore, si les réalités géographiques et humaines sont invoquées pour dessiner la métropole, ni leurs enseignements ni une quelconque norme ne suffisent à en définir les limites. Le supposé « fait métropolitain » n’est guère plus utile pour cela que « les bassins de vie » pour subdiviser la métropole en « territoires » comme le prévoit la loi. De multiples autres considérations sont entrées en ligne de compte dans la sinueuse négociation qui a conduit au vote de la loi, et dont le résultat n’est peut-être que provisoire.

Gérard Lacoste est géographe-économiste, ancien directeur général-adjoint de L'IAU

1. Bordeaux, Lille, Lyon et Strasbourg.
2. Principaux rapports parlementaires publiés depuis 2000 : rapports Mauroy (2001, page 33), Dallier (2006, page 89), Attali (2008, page 195), Balladur (2009, page 39), Malvy et Lambert (2014, page 17)...
3. Parfois fondée sur une expression populaire, comme lors de scrutins d’auto-détermination.
4. Une des plus célèbres est la référence aux « frontières naturelles » chères à Danton et à la France révolutionnaire de 1793.
5. Le terme de commune s’impose par décret de la Convention en date du 31 octobre 1793, remplaçant les appellations de villes, bourgs et villages.
6. Le Marquis d’Argenson en 1739 , Turgot en 1775 puis Necker, Calonne, Loménie de Brienne...
7. Ancien ministre de Turgot et député de la Constituante.
8. Président du comité chargé en 1789 du découpage en départements. Il dispose des premiers travaux de la famille Cassini, auteur de la première représentation intégrale du royaume (relevés réalisés entre 1759 et 1789, publication achevée en 1815).
9. Les départements respectent les limites des anciennes provinces.
10. Institut Delouvrier, 2003.
11. Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles. Loi du 27 janvier 2014.

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