Identités périurbaines : le Bocage gâtinais

11 février 2015Sandrine Beaufils, Nicolas Laruelle, Florian Soulard

L’étude de faisabilité d’un parc naturel régional dans le Bocage gâtinais a été l’occasion de donner la parole aux habitants et acteurs de ce territoire rural, confrontés à la diffusion du mode de vie urbain. Ils évoquent leurs parcours de vie, les pratiques et représentations à l’œuvre, et témoignent des dynamiques et des mutations en cours.

Le Bocage gâtinais est situé à une centaine de kilomètres au sud-est de Paris, aux confins de trois régions (Bourgogne, Centre et Île-de-France), et à proximité de plusieurs pôles secondaires comme Montereau-Fault-Yonne au nord, Nemours à l’ouest, Sens à l’est, et Montargis au sud. Il se caractérise notamment par ses formes spatiales et paysagères héritées du monde rural.
Une enquête menée dans le cadre du projet d’un parc naturel régional a permis de recueillir une vingtaine d’entretiens réalisés auprès d’habitants de ce territoire. Des paroles aussi diverses que celles d’un directeur d’école, d’un curé, d’un journaliste, d’un agriculteur, de commerçants, de collégiens ou passants nous font apprécier plus justement la singularité des parcours de vie, tout comme les mutations sociétales qui s’opèrent. À l’instar de nombreux territoires, le Bocage gâtinais est aujourd’hui confronté à la diffusion et la généralisation d’un mode de vie profondément urbain, qui modifie peu à peu ses structures traditionnelles et communautaires.

Une « campagne » recherchée pour ses aménités… et opposée à l’espace urbain  

Pour les personnes interrogées, le Bocage gâtinais est d’abord un territoire de « campagne » qu’elles opposent à l’espace urbain et à ses externalités négatives. On retrouve derrière le terme campagne différents attributs comme « le calme », « l’espace » ou « la tranquillité ». Ce désir de « nature », de « campagne » est difficile à saisir tant il recouvre des réalités variées, suivant les personnes interrogées. Il s’inscrit cependant dans une relation d’opposition quasi systématique avec l’espace urbain et son mode de vie. 
Cette représentation sociétale est parfois à l’origine de trajectoires résidentielles, comme celle de Véronique, qui évoque la décision prise en famille de s’installer à Vallery : « Ma fille et mon mari avaient envie de campagne, de plus d’espace, même si l’on était très bien logé à Paris. On a pris un compas, on a fait un rond de 100 km maximum depuis Paris, et on a trouvé Vallery. » 

LE BOCAGE GÂTINAIS SE CARACTÉRISE NOTAMMENT PAR SES FORMES
SPATIALES ET PAYSAGÈRES HÉRITÉES DU MONDE RURAL

Ou encore celle de Claudie, qui a quitté sa maison de Montereau pour bénéficier d’un terrain plus vaste à un prix plus abordable : « Les voisins étaient trop près. Ma nouvelle maison me permet d’avoir des poules et d’être au calme. » 
L’accession à la propriété est un critère décisif pour un certain nombre de familles issues de la « région parisienne ». Le Bocage gâtinais dispose d’un parc de logements constitué essentiellement de maisons individuelles avec jardin. Nathalie nous explique les raisons des multiples déménagements de ses parents : « Ils ont habité successivement à Savigny-le-Temple, Vaux-le-Pénil, puis La Chapelle-la-Reine. C’est tout en descendant ! Certainement parce que les habitations sont moins chères quand on s’éloigne, et parce qu’on était quatre, il fallait bien nous caser. »  Pour Mauricette, l’avantage est double : « Les logements sont moins chers qu’en région parisienne et Montereau à l’avantage d’être en zone carte orange. »

Une pratique d’espaces pluriels et dispersés

L’insuffisance d’emplois, de services et d’équipements nécessite la pratique d’espaces pluriels et dispersés, s’appuyant sur une armature urbaine de proximité (Sens, Montereau, Nemours, Montargis, accessibles en une vingtaine de minutes en voiture, en moyenne), mais aussi sur des pôles franciliens plus éloignés qui offrent, par exemple, un éventail d’emplois et de formations plus important. Nathalie doit conduire son fils de 15 ans qui suit une formation d’électricien à Nangis : « C’est déjà le nord de la Seine-et-Marne pour nous, et les deux parties du département sont très mal connectées. »
Dès leur plus jeune âge, les enfants sont confrontés à l’expérience d’un espace éclaté. Dans l’Yonne, l’offre scolaire se répartit sur plusieurs communes : la maternelle est à Villethierry, tandis que la primaire se déroule à Vallery, Dollot, Brannay ou Saint-Valérien, suivant les niveaux. 

L’ABSENCE D’EMPLOIS QUALIFIÉS ENTRAÎNE,
POUR UNE PART IMPORTANTE DE LA POPULATION,
UNE PRATIQUE DE LA LONGUE DISTANCE PENDULAIRE

Être motorisé est indispensable sur ce territoire, où l’offre en transport en commun se limite quasi exclusivement au ramassage scolaire. Il n’est d’ailleurs pas rare que le curé du village s’improvise taxi pour conduire des paroissiens à la gare de Sens, ou à la préfecture pour accomplir des démarches administratives. « Ce sont essentiellement des femmes veuves ou divorcées qui n’ont ni voiture, ni permis et, sans voiture, ici, on ne fait rien. » L’absence de moyen motorisé accentue souvent l’isolement et la détresse de personnes déjà marginalisées socialement (personnes âgées, au chômage, etc.).

Des emplois locaux peu qualifiés, des emplois qualifiés éloignés

L’absence d’emplois qualifiés entraîne, pour une part importante de la population, une pratique de la longue distance pendulaire. « Il n’y a pas d’emplois, ici. Un peu chez Senoble, mais c’est tout. Sinon, quelques emplois logistiques, comme à la zone de Savigny qui vient d’ouvrir. » « Il n’y a pas beaucoup de travail dans le secteur. On ferme les usines et on fait des musées à la place. » 
Chacun se projette sur un espace qui lui est propre, la direction et la portée du déplacement variant selon le profil socioprofessionnel de la personne interrogée. L’agglomération parisienne polarise de nombreux déplacements liés au travail, à l’offre culturelle, aux loisirs et à la famille, même si les capitales de la Bourgogne et du Loiret, elles aussi éloignées, restent des destinations obligées pour les démarches administratives ou les études supérieures.
Simone nous parle de son fils qui réside à Nanteau et travaille à Boulogne, rallié en voiture plutôt qu’en transports collectifs, car cela lui demanderait trop de changements : « Heureusement, comme il est cadre, il peut adapter ses horaires et partir très tôt le matin, quand il y a moins de circulation et revenir plus tôt aussi – il se lève quand même à quatre heures tous les matins. »
Le temps passé dans les transports pèse sur la vie familiale et sociale. Véronique : « C’est une vie difficile quand on travaille à Paris. Je partais de chez moi à 6 h 20 pour le train de 7 h à Montereau. Avant de prendre le train, il fallait déjà trouver une place de parking. J’arrivais à 8 h ou 8 h 10, voire 8 h 20 suivant le retard du train. Ensuite, je prenais le métro avec un changement. J’arrivais au travail vers 9 h. Le soir, la même chose. Quand on arrive, on est fatigué. On rentre à la maison, on ne fait pas autre chose. »
Avoir un emploi sur place est pourtant une préoccupation forte des acteurs du territoire. Il est difficile, voire impossible pour les deux parents, de combiner la longue distance pendulaire avec la vie familiale. En l’absence d’emplois qualifiés sur le territoire, refuser cette longue distance pendulaire pour mieux accompagner ses enfants ou mieux profiter des ressources de proximité entraîne souvent de fait une précarisation professionnelle : « Beaucoup de femmes ont des petits emplois (notamment auprès des personnes âgées) qui leur permettent de travailler à proximité. »

Un « vivre ensemble » qui se dissout

Le délitement du « vivre ensemble » est une inquiétude exprimée par de nombreuses personnes interrogées. La diffusion et la généralisation d’un mode de vie urbain, non spécifiques à ce territoire, mais sans doute plus rapides et plus aiguës ici, paraissent avoir amorcé un processus d’individuation et d’entre-soi entraînant peu à peu la disparition des structures traditionnelles et communautaires. Les lieux et les occasions de dialogue, d’échange, de rencontre semblent nettement moins nombreux.
Une vieille dame, originaire de la région parisienne et arrivée sur le territoire dans les années 1970, livre son sentiment : « Il y avait beaucoup de fêtes de village… On s’intégrait vite à la vie de la commune. Maintenant, il y a plus rien. » Même constat avec Francis, pour qui la transformation de l’activité agricole a eu des conséquences sur la vie sociale du territoire : « Avant, on s’arrêtait au bord du chemin avec le paysan, on causait. Aujourd’hui, c’est fini. Les mecs ont des 450-500 hectares, ils viennent de Seine-et-Marne ou du Loiret, il faut que leur champ soit fait dans la journée. Donc, ils causent à personne, et en avant, marche ! Le contact s’est perdu. » 

La fragilisation du tissu associatif est une des raisons souvent évoquées, comme avec Mauricette : « Depuis quelques années, les gens ne vont plus dans les associations parce que donner de son temps, ça ne se fait plus. Le bénévolat, ça se perd. Par exemple, on a du mal à organiser une course à pied entre communes du canton. C’est un problème de temps, mais aussi d’envie de s’investir de la part des nouveaux habitants. On a l’impression que c’est un dortoir, pour eux. Quand on a toujours vécu en milieu rural, on a du mal à accepter qu’il n’y ait plus personne qui veuille s’investir pour le village. » Pour la vieille dame : « Ces nouveaux arrivants, on ne les voit pas. Ils n’ont ni le temps, ni l’envie. Il y en a eu beaucoup ces dernières années, notamment depuis deux, trois ans. Beaucoup de lotissements. Souvent des personnes issues de la région parisienne. Parfois même des communautés. » Même discours chez Véronique : « On manque de bénévoles et il y a de moins en moins de monde aux festivités qu’on organise. Les gens, ça ne les intéresse plus. »
L’individuation des comportements, l’accélération des échanges et des mobilités, réelles et virtuelles, affaiblissent peu à peu l’espace social de proximité. Les nouveaux arrivants confirment ne pas participer à des activités sur le territoire. « On a peu de temps en dehors du travail. On préfère en profiter pour être tranquille. »
Pour Odette, cette absence de lien entraîne un phénomène d’entre-soi : « On n’est qu’entre nous, entre personnes âgées, on ne voit personne. (…) Les gens vivent avec leur ordinateur. Ça prend beaucoup de temps. On parle avec des gens qui sont loin, sans connaître ceux qui sont proches. »

Le Bocage gâtinais, un bassin de vie, des bassins de vie

La croissance démographique, la distance à l’emploi et la difficulté d’accès aux équipements et aux services, parce qu’elles sont plus fortes dans le Bocage gâtinais qu’ailleurs, y posent de façon plus aiguë la question des bassins de vie, de l’appartenance au territoire et à une communauté de destin. Les temps et les espaces de vie très différents des habitants semblent se superposer sans presque se toucher.

LE TERRITOIRE PEINE À TROUVER UNE IDENTITÉ
ET RESSEMBLE DAVANTAGE À UNE SUPERPOSITION DE TRAJECTOIRES DE VIE
QU’À UN BASSIN DE VIE COMMUN

Ce territoire se caractérise par un renouvellement notable de ses habitants1, par un éloignement quotidien d’une partie de la population et par des pôles secondaires et des lieux de scolarisation pluriels et dispersés. Dans ce contexte, l’appartenance au territoire diffère fortement : les natifs expriment un lien ancien et affectif à leur lieu de vie. Ils sont attachés au caractère rural du territoire et à son histoire. Une ruralité faite d’entraide, de solidarité, qu’ils opposent à l’anonymat et à la solitude des villes denses. Les nouveaux arrivants, souvent contraints à des navettes quotidiennes longues et fatigantes, s’investissent peu localement et semblent présenter un ancrage moins marqué. Dans ce contexte, le territoire peine à trouver une identité et ressemble davantage à une superposition de trajectoires de vie qu’à un bassin de vie commun.
Des tensions pointent entre les désirs et les attentes des habitants, entre les « locaux » et les « nouveaux », entre « jeunes » et « moins jeunes », entre « ruraux » et « urbains ». Tensions qui ne semblent pas pour l’instant avoir trouvé d’exutoire, en l’absence de lieux et d’acteurs capables de tisser du lien entre des habitants qui coexistent plus qu’ils ne cohabitent sur le territoire. 

Sandrine Beaufils est démographe, chargée d'études à l'IAU îdF. Nicolas Laruelle est économiste-urbaniste, chargé d'études environnement à l'IAU îdF. Florian Soulard est géographe, chargé d'études à l'IAU îdF.

1. L’étude quantitative indique que le Bocage gâtinais correspond au territoire ayant des taux d’entrée et de sortie élevés par rapport à ceux des parcs naturels régionaux des trois régions concernées (Île-de-France, Bourgogne, Centre). Ce qui signifie que, par rapport à sa population, il a accueilli et vu partir plus d’habitants que les autres territoires de référence.

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