La construction collective des territoires

31 août 2015André Torre

Les territoires rassemblent et associent différents types d’acteurs ou de parties prenantes. Loin de se conformer à des limites administratives figées, leurs frontières peuvent évoluer au gré des interactions ou des projets.

Construits collectifs – en élaboration permanente – les territoires sont « changeants, fluctuants, instables » [Delamarre, Lacour, Thoin, 2013], parfois à géométrie variable, à la fois consommateurs et créateurs de ressources productives locales. Leur évolution est déterminée par des dynamiques individuelles et collectives : une entreprise va avoir pour stratégie d’y développer des activités spécifiques, comme une innovation numérique, un signe de qualité ou un réseau de coopérations locales, alors que les institutions chercheront à créer une identité commune, des relations de confiance, ou des savoir-faire innovants, comme dans les systèmes productifs localisés [Courlet, 2002].

Les territoires : à la croisée des espaces et des organisations

Les territoires sont, ainsi, des lieux d’interactions privilégiés entre un espace physique et des modes d’organisation d’activités de différentes natures, animés par des groupes sociaux et économiques porteurs de projets de développement. Ils s’inscrivent dans le long terme, avec une histoire et des préoccupations fortement ancrées dans les cultures et les habitudes locales. Ainsi, leur dynamique et leur croissance reposent sur leur capacité d’innovation, leur faculté d’exploitation des ressources locales et leur aptitude à mobiliser et à capter les ressources provenant de l’extérieur, transformées avec plus ou moins de bonheur en un esprit du lieu et des modes de fonctionnement souvent complexes.

Mais pour gérer cette fragile alchimie et assurer le développement des territoires, il est nécessaire que se réalise un accord sur les manières de fonctionner et sur les projets futurs. Le processus de gouvernance doit alors répondre à la question : comment construire des objectifs futurs, des modes et des pratiques de développement ? En un mot, quel(s) projet(s) de développement faut-il mettre en œuvre pour un territoire ou une région ? Quelle est l’alliance – provisoire ou de plus long terme – entre des parties prenantes aussi diverses que des entreprises, des pouvoirs publics, des collectivités locales, des associations de citoyens et des représentants de la société civile ?

Loin de se limiter à des formes gravées dans le marbre, des textes de lois ou des règlements, les dispositifs de gouvernance des territoires résultent d’un alliage complexe, qui repose sur des acteurs multiples et différents, des structures et des mécanismes de gouvernance, ainsi que des processus conflictuels et concertatifs fortement imbriqués. Il s’agit, bien sûr, des pouvoirs publics, mais aussi des acteurs de la production industrielle, des services ou de l’agriculture, des protagonistes de l’aménagement du territoire, comme les syndicats de bassins-versants ou les agences de l’eau, les parcs naturels régionaux ou les pôles d’excellence rurale. Et encore des associations de protection de la nature et de voisinage : devenues parties prenantes de la discussion publique et de l’élaboration concertée de normes au niveau local, elles participent souvent de la construction et de la mise en place de protocoles de coopération.

Concertation, négociation et conflits : les facteurs de construction des territoires

Si l’on insiste beaucoup sur la concertation ou la négociation, on souligne plus rarement le rôle joué par les conflits dans les processus de décision et de construction des territoires. Pourtant, ils constituent l’instrument privilégié de mise à l’épreuve des nouvelles idées, des innovations et des solutions de développement ; révélateurs des dynamiques d’opposition ou d’acceptation de la nouveauté, ils sont le tamis permettant de sélectionner les projets acceptables par la société. C’est, au sens de Hirschman [1972], l’expression de la prise de parole des populations par une vérification, au jour le jour, des initiatives prises par les pouvoirs publics et les acteurs privés. Des propositions de changements importants, comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou le tunnel du Somport, par exemple, donnent lieu à des oppositions longues et argumentées, car elles déterminent les orientations futures d’un territoire, voire le type de développement économique recherché – agricole, industriel, résidentiel, touristique –, tout en se révélant symptomatiques de choix de société.

Les processus de gouvernance des territoires sont, ainsi, le fruit d’un équilibre subtil entre des moments de conflits et des phases de négociation et de coopération, qui doivent permettre la mise en place de nouveaux chemins de développement. Durant les phases de conflits s’échangent les opinions, se confrontent les positions sur les directions futures de développement et se reconfigurent les relations de pouvoirs entre groupes économiques et sociaux. Pendant les étapes de négociations et de coopérations se mettent en place les arrangements fondateurs des dynamiques futures, les accords pour définir les chemins de développement et leurs caractéristiques principales [Torre et Beuret, 2012].

Le développement des territoires passe par la combinaison des différentes proximités

C’est dans ces interfaces complexes que se joue la mobilisation des relations de proximité, variables clés du processus de développement local ou territorial et, plus particulièrement, de sa gouvernance. Leur activation favorise, en effet, la mise en œuvre des projets de développement territorial et facilite la coordination de groupes d’acteurs hétérogènes ; elle peut contribuer à éviter que certains acteurs ne quittent le territoire (processus de désertification ou d’abandon), prévenir les affrontements sclérosants ou bloquants, participer à l’élaboration de dispositifs de concertation larges et faciliter la décision commune des futurs chemins de développement.
Le terme de proximité est à la mode ces dernières années, et l’on évoque souvent les emplois, la justice ou la démocratie de proximité… en la considérant alors dans son acception géographique : ce qui est près, à côté, facilement accessible. Mais d’autres valeurs s’expriment par exemple quand on parle de nos proches, présents à notre esprit ou dans notre cœur, même s’ils habitent à des milliers de kilomètres. Cette dualité renvoie à la fois à des dimensions géographiques, de voisinage, et à des relations humaines, des liens, des interactions.
La proximité géographique fait référence au nombre de kilomètres à parcourir, à la possibilité de se rendre facilement à son travail ou à l’épicerie voisine, ou de rencontrer des personnes que l’on apprécie, sans négliger le temps d’accès et les coûts de transport – il n’est pas aussi facile et rapide de rejoindre deux villages séparés par des routes en lacet que deux villes reliées par un train express – et de déplacement ; le développement du TGV, qui a rapproché les régions françaises, se paie d’un prix élevé des billets… L’autre visage de la proximité, celle qui est organisée, concerne les personnes avec qui l’on échange au quotidien, les collègues de bureau, les membres de l’association de voisinage, ou les parents d’élèves, qui cultivent des liens d’appartenance au même réseau. Mais ce sont, également, des attaches plus profondes ou plus anciennes, qui transcendent les distances : les membres d’une famille ou d’une diaspora, les amis d’enfance… avec qui il n’est pas nécessaire de se trouver dans un même lieu pour partager des valeurs, des projets communs ou des plans d’avenir.

La combinaison des deux proximités se révèle féconde pour la vie des territoires et pour leur développement. C’est sur elle que repose l’apparition de formes de coopération fondées sur des liens de voisinage et de solidarité. Face à la crise, à la globalisation, aux changements majeurs, aux risques de désocialisation et d’isolement… on voit, tous les jours, naître de nouvelles pratiques collaboratives qui impliquent le local, les territoires. Ces collaborations entre acteurs bien décidés à vivre et à travailler ensemble sont fondées sur une combinaison des deux types de proximités (géographique et organisée), sur des interactions de toute nature et surtout sur la recherche de liens de proximité entre les personnes, dans le cadre de leur travail ou d’activités plus sociales.
Il s’agit de formes d’organisations relativement classiques, comme les systèmes locaux d’innovation, ou les réseaux de producteurs, qui travaillent ensemble avec l’aide des pouvoirs publics : grappes d’entreprises, SPL, voire pôles de compétitivité… Ainsi que de formes en constant renouvellement, comme les coopératives : pensons aux producteurs de comté et  à l’excellence de leurs productions et de leur réputation, et encore plus, aujourd’hui, à des coopératives sociales étendues, comme Mondragon au Pays basque, qui implique les populations dans des actions solidaires et de montage de projets à base collaborative.

La dimension sociale et innovante des collaborations de proximité

Mais on constate aussi, tous les jours, l’apparition de nouvelles formes de collaborations, au croisement des deux proximités. Ainsi les circuits courts, en particulier alimentaires, qui présentent une multitude de déclinaisons : paniers à la ferme, Amap, cueillette, marchés de producteurs, épiceries sociales ou solidaires… À côté de l’intérêt d’un contrôle de l’origine de l’alimentation apparaît une dimension sociale, grâce à la familiarité avec le producteur ou aux relations de coopération entre producteurs et/ou vendeurs. Ces lieux d’insertion et de recréation du lien social se manifestent aussi bien par la production en coopération que par la création d’épiceries sociales ou de lieux de distribution et de vente de produits à des prix avantageux (cabas accessibles, cofinancement de paniers…).

Et c’est encore plus vrai pour les nombreuses autres expériences de collaborations qui se développent au niveau local. Par exemple, le crowdfunding, s’inspirant des pays en voie de développement pour la collecte de petites sommes de fonds de proximité, le soutien collectif d’initiatives ou de projets, les prêts entre particuliers, ou encore l’épargne de proximité, de plus en plus prisée, au point que des banques nationales s’y intéressent maintenant…, voire la mise en place de monnaies locales. Ou le crowdsourcing et ses laboratoires d’idées, qui rassemblent des personnes autour de projets communs, dans leur élaboration ou leur réalisation, et permettent à des collectifs de créer des produits et d’élaborer des solutions concrètes, mais aussi à des personnes de se retrouver, de travailler ensemble.

La résilience des territoires repose, largement, sur la dynamique locale

Ces nouvelles pratiques sont à la base d’un fonctionnement économique davantage axé sur les territoires, avec la montée de l’économie circulaire et des approches du métabolisme territorial, qui disent que l’on doit d’abord compter sur ses propres ressources, les consommer localement et les faire fructifier. Mais surtout – et c’est le plus important – elles permettent de créer et de maintenir un tissu social fort au niveau local et, pour tout dire, contribuent de manière fondamentale à la résilience des territoires. Il s’agit du tissu de l’économie sociale et solidaire, qui permet aux territoires de ne pas s’effondrer et de continuer à vivre et à fonctionner sans imploser. C’est au prix de la création et du maintien des proximités de toute nature, de la mise en place des solidarités, que se réalise ce petit exploit quotidien. C’est aussi à ce prix que l’on pourra éviter des fractures sociales ou territoriales trop fortes, ou encore la montée des délaissés ou des relégués des espaces ruraux ou périurbains. C’est ainsi que les territoires et leurs habitants pourront continuer à vivre…

Économiste de formation, André Torre est directeur de recherche à l'Inra - AgroParisTech et rédacteur en chef de la Revue d'économie régionale et urbaine.

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