1. Premier basculement : un nouveau rapport aux savoirs
On s’est rendu compte dans les années 2020 que la montée en complexité des produits avait laissé sur le bord du chemin beaucoup de personnes, qu’elle réduisait considérablement l’autonomie des individus et qu’elle empêchait tout débat citoyen sur le sens du progrès. Il fallait (re)construire une culture scientifique partagée pour pouvoir réinterroger l’évolution du monde.
En 2020, on se questionnait encore rarement sur l’utilité des services et des objets issus des innovations technologiques : mais répondaient-elles à nos besoins réels, étaient-elles vraiment la solution idéale et incontournable pour chacun d’eux ? De sorte qu’il faille sans cesse accroître et renouveler le nombre des objets produits ? Cette logique du toujours plus se confrontait pourtant à trois grandes limites : la détérioration des conditions d’accès aux ressources, la baisse du pouvoir d’achat d’une grande partie de la population et une déconnexion entre l’offre de produits et l’amélioration des conditions de vie de leurs usagers potentiels. Dans ce contexte, le sens du progrès technique est devenu un sujet de société. À quel point nos technologies étaient-elles indispensables ? Comment faire preuve de discernement technologique quand certaines innovations accéléraient les dégradations environnementales ou sociales ? Qui opérait ces choix et sur quels critères définir le niveau de technicité nécessaire ? La démarche low-tech a permis de poser ces questions.
Cette démarche évolutive incite à une sobriété de consommation et de production et encourage autant que possible l’utilisation de technologies simples d’usage et accessibles au plus grand nombre.
Elle n’est pas un refus de la technologie
Mais son utilisation juste et suffisante
pour réduire notre impact environnemental3.
Pour ce faire, elle articule trois questionnements :
- Elle interroge le besoin. L’utilité de l’objet ou du service rendu mérite-t-elle les dégâts environnementaux qu’il peut générer ? La société emploie son temps et des ressources pour obtenir un supplément de confort marginal au détriment d’une augmentation de la pression sur l’environnement. A-t-on besoin d’un drone parapluie, d’un ventilateur connecté à son smartphone, d’un robot pour garer les voitures à l’aéroport, d’une brosse à dents ou d’un réfrigérateur connectés ?
- Elle évalue la capacité d’allonger la durée de vie des produits. Est-ce un produit jetable ? Quelle est la part des ressources renouvelables et non renouvelables dans sa fabrication ? Quelle est la part des ressources locales ? Le produit est-il réparable, réutilisable, modulaire, facile à démanteler, recyclable ?
- Elle questionne la valeur socioéconomique des modes de production, leurs incidences géopolitiques, le sens même de la production à tout prix. Doit-on poursuivre la course à l’effet d’échelle ou vaudrait-il mieux développer des ateliers et des entreprises à taille humaine ? Ne doit-on pas revoir la place de l’humain, le degré de mécanisation et de robotisation, la manière dont nous arbitrons aujourd’hui entre main-d’oeuvre, ressources et énergie ? Derrière se dessine enjeu de réappropriation des techniques et des outils de production.
Ce basculement ne pouvait être pensé indépendamment d’un changement culturel, social, et politique pour permettre à la fois de redéfinir les besoins essentiels et le sens commun de nos actions. Et cela supposait une forte culture scientifique.
Dans cette logique, on a donné à l’école une place nouvelle. Pendant longtemps elle nous avait appris à envisager le monde en séparant culture et nature, sciences naturelles et sciences sociales… en bref, l’homme et son milieu. Cette compartimentation cartésienne des savoirs nous privait de capacité à envisager le tout, et de nous penser comme parties prenantes de la biosphère.
Mais l’école nous invite désormais à développer une pensée globale,
et nous portons un regard plus complet sur notre environnement
et la façon de nous y comporter.
Elle n’oppose plus la pensée à l’intelligence de la main, mais s’est donnée l’ambition d’apprendre les deux. Science et conscience, désormais, fonctionnent de pair et cela change tout : finies les inventions absurdes et l’influence parfois sournoise de la publicité consumériste. Elle invite chacun à (re)prendre de l’autonomie sur sa vie : sur son alimentation, sur sa santé, sur sa consommation matérielle, et sur son avenir. Son oeuvre est prolongée dans les bibliothèques, au théâtre, dans les fabriques des imaginaires dans les quartiers, lors des voyages apprenants…
On apprend maintenant tout au long de sa vie, dans des campus ouverts sur la cité, issus des citadelles universitaires d’antan. Ils sont à la fois lieux d’étude, de recherche, de travail, mais aussi des lieux de vie, d’expérimentations et d’innovations en tout genre, bref des quartiers de ville, qui favorisent les échanges. La frontière entre vie active, formation et retraite s’est estompée. Un système (de revenus ou d’assurances) garantit les moyens de subsistance et permet beaucoup plus d’agilité dans un parcours de vie plus diversifié.
On voyait déjà les jeunes étudiants de 2020 entrecouper leur vie d’années « sabbatiques », de services civiques, consacrés à découvrir d’autres cultures, à apporter leur aide ou à acquérir de nouveaux savoirs. Cette pratique s’est depuis généralisée.
2. Deuxième basculement : un nouveau rapport aux objets
On consommait les objets, et on en consommait beaucoup. Nous en étions venus à exister socialement par les produits que nous achetions, générant la surconsommation des uns et la frustration croissante des autres. Et entrainant l’épuisement des ressources et de gigantesques émissions de gaz à effet de serre, de déchets.
Alors on a repris l’habitude de s’interroger sur l’utilité des objets et des technologies. On s’est lassé de la profusion inutile. Les entreprises se sont ajustées aux demandes des consommateurs qui questionnent tous les biens et les services qu’elles proposent, sur au moins trois aspects essentiels pour eux : sont-ils utiles, accessibles, durables4 ? Dans ce contexte, l’influence de la publicité a changé, elle a été encadrée au nom d’un droit à l’information juste et a mis son imaginaire au service des qualités des produits et services demandés par les consommateurs.
On a substitué à des objets périssables, fragiles, complexes, irréparables, des objets plus robustes, réparables et accessibles.
La démarche low-tech a remis l’outil au service de l’humain et de la société.
La question du bon outil, de la juste technique est une culture qui a progressivement gagné l’ensemble de la société. Les individus souhaitaient reprendre la main sur leurs objets, gagner en autonomie, retrouver un espace pour leur créativité. Grâce à cela, on a réduit drastiquement l’empreinte carbone des produits neufs, qui ne cessait d’augmenter jusque 2020 encore.
On a mis en place au niveau national un important réseau de Repair cafés/fab lab/ateliers, en capacité de produire et réparer en proximité une quantité significative des biens courants en ameublement, électroménager, équipements de mobilité… Les SAV des produits se sont rapprochés des lieux de consommation.
Les entreprises ont innové dans leurs modes de production et de consommation mais aussi dans leurs gouvernances. Elles se sont beaucoup interrogées sur la valeur d’usage de leurs produits, sur leurs contributions à la gestion des communs, sur leurs impacts sociaux et environnementaux. Car la société les y a poussées. Elles ont inventé des modèles d’affaires équilibrés. Des enseignes de sport offrent désormais des services de mobilité douce en proximité, les magasins de bricolage sont devenus de vrais laboratoires où on expérimente et on échange des savoir-faire techniques en matière de construction, de réparation. Les magasins de vêtements prêtent, louent, réparent, apprennent à coudre toutes sortes de textiles. Elles sortent de la seule logique de production/distribution pour répondre aux besoins. Elles s’interrogent également sur la juste taille de leurs entreprises. Au fil des ans, de nombreuses activités se sont relocalisées, les chaînes de valeur et les outils de production se sont simplifiés, toujours en cherchant la bonne échelle, du très local à l’international quand c’est nécessaire : certains objets ‘complexes’ et utiles (tracteurs, etc.) sont encore construits par des réseaux de moyennes et grandes entreprises ; d’autres objets plus simples (outillage, chaussures, habits…) sont produits dans des petites entreprises, des usines locales, des ateliers. Autant que possible, les entreprises privilégient la proximité entre lieux de production et bassins de consommation.
Les sphères marchande et non-marchande cohabitent : troc, dons, aides aux travaux, échanges de services et de compétences... Le nombre de coopératives a explosé. Elles gèrent par exemple la production et la distribution des « essentiels » en électricité (méthanisation, barrages, éoliennes, panneaux solaires), mais aussi en matière d’alimentation, d’habitat…
Si la recherche de la simplicité et de la réparabilité a favorisé des objets low-tech, les nouveaux arbitrages n’ont pas abouti à abandonner les objets high-tech :
- Ils ont été recentrés sur des usages véritablement utiles, et on les regarde au contraire avec bienveillance : ils sont là pour rapprocher, pour émanciper des tâches difficiles5…
- Ils font l’objet – comme les autres ! – d’une écoconception exigeante.
- Ils ne permettent plus de constituer d’immenses bases de données aux usages délétères comme autrefois. On a compris que le Big data prenait des allures de Big brother, et les États ont construit de nouvelles régulations.
3. Troisième basculement : une société adaptative
La pandémie de la Covid-19 nous a rappelé ce qui était absolument indispensable au fonctionnement d’un territoire et à la qualité de vie de ses habitants : santé, alimentation, énergie, logistique, éducation, services urbains de gestions des eaux, des déchets, télécommunications, éducation, culture… Elle nous a révélé aussi une partie de nos vulnérabilités. Le chemin jusqu’en 2040 a été ponctué de chocs (sanitaires, sociaux, environnementaux, énergétiques…) qui nous ont interpellés, questionnés et qui ont bouleversé nos valeurs et notre organisation. On s’est demandé à chaque fois comment être plus résilients, comment nous adapter au mieux.
Désormais on prend les problèmes par les territoires. C’est à cette échelle :
- qu’on évalue périodiquement les risques et les vulnérabilités associées avec l’ensemble des parties prenantes (société civile, État, entreprises, recherche, assurances…),
- qu’on s’efforce de répondre aux besoins essentiels, dont une partie s’achète avec des monnaies complémentaires pour favoriser les circuits courts,
- qu’on mesure les ressources disponibles, les incidences de nos actions… qu’on s’assure en permanence l’utilisation soutenable de l‘énergie et des ressources locales,
- qu’on teste notre résilience aux chocs écologiques et sanitaires par des mises en situation régulières, qui nous aident à faire progresser en permanence notre organisation et nos techniques,
- qu’on expérimente hors des cadres établis – droit reconnu par la nouvelle constitution décentralisée – avec de véritables marges de manoeuvre,
- qu’on forme beaucoup plus largement (dans le même esprit que les formations premiers secours) aux savoirs techniques essentiels pour assurer une autonomie et une résilience sur les besoins essentiels (cultiver, construire, réparer, soigner, échanger, co-construire, savoir en matière de gestion des biens communs, connaissance de la faune et de la flore, gestion des eaux pluviales…).
Ce chemin a permis de nous encapaciter.
Il a permis de relocaliser des activités essentielles à notre résilience,
de créer des emplois, de retisser des liens essentiels en proximité.
Il a aussi permis de développer des liens de coopérations inter-territoriales forts pour assurer une résilience plus robuste aux différentes échelles.
L’État (ou les pouvoirs publics en général) n’a pas été pour autant rangé au placard. Il s’est replacé dans un rôle de stratège qui fait bouger les lignes :
- Il est attentif aux expérimentations territoriales qui fonctionnent et transforme autant que de besoin les cadres réglementaires pour en favoriser l’essaimage. On est devenu une société apprenante, confiante dans l’intelligence collective. Les concertations citoyennes autour de grands sujets sociétaux se sont multipliées depuis la première Convention Citoyenne pour le Climat en 2020. On a par exemple abouti à la mise en place de la sécurité alimentaire.
- Son pouvoir prescriptif (commandes publiques, subventions…) permet à de multiples initiatives low-tech de réussir un saut d’échelle dans de nombreux domaines (habitat, mobilité, agriculture…).
- Il utilise son pouvoir réglementaire, normatif : il a par exemple interdit les produits dont le niveau de pollution était incompatible avec ce que l’environnement pouvait admettre. Si les efforts produits aujourd’hui présentent de réels résultats, c’est parce qu’on a cessé, comme on le faisait au début du siècle, d’inventer de nouveaux produits polluants à mesure que l’on retirait les plus anciens du marché… Comme ces 4x4 urbains qui étaient devenus en 2020 la deuxième source de hausse des émissions du pays6, et dont on tolérait la généralisation au moment même où l’on distribuait des primes pour retirer les véhicules anciens les plus polluants… On est enfin sortis de cette schizophrénie.
- Il a inversé la logique fiscale en augmentant la taxation des objets neufs ou produits à l’autre bout du monde, et en allégeant celle sur le travail, encourageant ainsi à réparer plutôt qu’à remplacer, et favorisant l’intensité en emploi des processus de production. Il a aussi régulé les flux financiers spéculatifs.
- Il accompagne la prise de risque sur la recherche et l’innovation en poussant le développement des innovations low-tech et leur combinaison avec les high-tech. La question de l’innovation a été centrale dans la transition vers des villes sobres, résilientes face aux chocs, inclusives. Le champ est large : il y a bien-sûr des innovations technologiques mais aussi des innovations de méthode en utilisant par exemple des solutions robustes éprouvées, combinées autour de nouveaux enjeux. Les démonstrateurs, vitrines des expérimentations ont constitué des leviers pour les généraliser. Au final, les innovations sont partout : dans le droit, la loi, la politique, l'institution, et même dans la constitution.
- Il anime, facilite les coopérations inter-territoriales pour jouer des complémentarités et assurer la mise en place d’échelles fonctionnelles pour la résilience. Les territoires ruraux et les villes moyennes ont retrouvé une dynamique démographique favorable, avec l’exode urbain important qui a suivi la période de la Covid-19. Ce sont dans un premier temps les cadres des grandes villes qui ont fait ce choix, avant que l’État ne soutienne une politique nationale d’accompagnement à la désurbanisation au profit des villes moyennes et des campagnes.
- Il mène une diplomatie active en matière environnementale, notamment au sein de l’Union européenne.