Comment limiter les dégâts du surtourisme sans tuer la poule aux œufs d’or ?
Les centres anciens attirent un tourisme de masse, qui se développe inexorablement, avec son cortège de nuisances, de la spéculation immobilière aux dérives du commerce pour touristes, en passant par les dommages écologiques, jusqu’à transformer ces quartiers en un simple décor pour visiteurs. La crise du Covid-19 a fourni l’occasion de fructueuses réflexions.
Les centres historiques sont victimes de leur succès. La croissance du tourisme, le marketing territorial, les changements des modes de vie et les effets de la mondialisation, placent les centres historiques au coeur de stratégies de développement des villes et des métropoles. Mais la pression touristique change l’ambiance, fait monter les prix de l’immobilier, chasse les habitants au profit des locations touristiques, remplace les commerces de quartier par des restaurants, hôtels, grandes marques et boutiques touristiques. La marchandisation du caractère traditionnel des quartiers anciens fait disparaître les activités, remplace les usagers, et, au final, détruit l’objet qui le fait vivre pour n’en faire qu’un décor. Face à la surfréquentation touristique, plusieurs villes ont légiféré pour tenter de réduire cet impact.
Avant la crise du Covid-19, on estimait que Venise accueillait chaque année 30 millions de touristes, dans un centre historique habités par 55 000 habitants, soit 545 touristes par habitant ! Les effets directs ? Encombrement piéton des rues, spéculation immobilière, industrie du souvenir et incivilités. Sans parler des dégâts écologiques provoqués par les paquebots géants qui traversent la ville de part en part : pollution de l’eau, fonds marins abîmés, biodiversité perturbée. Sous la pression et face aux nuisances, des habitants manifestent, et de l’UNESCO demande de prendre des mesures significatives. La Cité des Doges a fixé un numerus clausus pour le Carnaval à 20 000 visiteurs, interdit les paquebots géants dans le canal de la Giudecca, supprimé les bancs publics... Des portiques destinés à contenir le flux des touristes ont été installés au pied de deux ponts du centre historique, et un permis de circuler librement a été délivré aux habitants. Néanmoins, la population continue de diminuer dans le centre historique, avec un départ moyen de 1 000 habitants par an.
À Barcelone, c’étaient 32 millions de touristes qui déambulaient dans les rues, provoquant parfois dégradations et incivilités, et un certain sentiment d’insécurité. La saturation de l’espace urbain a provoqué des manifestations, qui ont pris de l’ampleur avec des slogans comme « Tourists go home ! », allant même jusqu’à l’attaque d’un bus touristique en août 2017. La mairie a réagi en interdisant l’ouverture de nouveaux hôtels dans le centre-ville, et en incitant à réduire la taille des hôtels existants lors de travaux de réhabilitation. Les plateformes Airbnb et HomeAway sont contrôlées. La ville est découpée en trois cercles concentriques, dans le cadre d’un plan d’urbanisme pour les logements touristiques. Le marché de la Boqueria a été interdit aux groupes de plus de quinze personnes les vendredis et samedis matin. Les groupes touristiques de plus de 25 personnes sont interdits dans l’ensemble de la ville, et les guides ne peuvent plus exercer leur métier dans les bus, les métros ou les tramways du réseau métropolitain. Mais les transformations se poursuivent, au gré du dynamisme immobilier.
À Amsterdam, avec 18 millions de visiteurs étrangers, soit 20 fois la population de la ville, les réactions des habitants ont été tout aussi fortes. En 2018, la mairie a pris une série de mesures pour réguler l’activité touristique dans le centre historique : forte augmentation des taxes touristiques, interdiction des hôtels flottants, locations Airbnb limitées à 30 jours, restrictions à l’ouverture de nouvelles chaînes de boutiques ou de restaurants, interdiction des coffee-shops aux touristes, suppression de taxis-bateaux sur les canaux, limitation des calèches attelées et des gyropodes à la location.
De même, Dubrovnik, en Croatie, recevait près de 4 millions de touristes par an, pour une population de 43 000 habitants. La mairie a imposé un quota maximal de 8 000 touristes par jour dans le centre historique fortifié, plus facilement contrôlable par le nombre très réduit d’accès à la citadelle.
À Prague, emblématique par son statut de deuxième plus vaste centre historique européen après Rome, le flux de touristes est incessant. Les boîtes de nuit, les bars et les restaurants gênent la vie nocturne des habitants au quotidien. Les magasins de proximité disparaissent progressivement, remplacés par des magasins de luxe. La population diminue, des logements restent vides ou réservés à la location touristique. La mairie tente de reporter une partie de l’activité touristique sur d’autres sites, en périphérie (musées, monastères, sentiers éducatifs, promenades pragoises, banlieues modernistes, belvédères), mais ne prend pas, pour le moment, de mesures restrictives au sens propre du terme.
La pandémie a mis en évidence la vulnérabilité de l’économie des centres historiques, partout dans le monde. La chute des recettes touristiques, tant pour les collectivités locales que pour les acteurs économiques, amène à repenser le développement touristique dans une approche plus respectueuse de l’environnement, et plus à l’écoute des besoins des habitants. La résilience économique, le tourisme local, l’élargissement à d’autres territoires, la diversification des activités de loisirs, sont recherchés. À titre d’exemple, Florence, qui accueille 16 millions de touristes pour 380 000 habitants, envisage un nouveau modèle de tourisme, avec trois exigences : valorisation, promotion et protection des villes d’art. La municipalité souhaite renforcer la présence policière sur les lieux les plus touristiques, assurer une offre de transports publics adaptée et mettre en place une nouvelle réglementation pour les guides touristiques. Des projets de péages sont envisagés à l’entrée de la ville, ainsi que la mise en place de réglementations spécifiques sur le territoire pour la location touristique, la fermeture de certaines rues aux activités touristiques et la mise en place d’un seuil maximal de visiteurs quotidiens à certains moments de la journée.
Au-delà des monuments qu’ils abritent, c’est leur ambiance urbaine, souvent considérée comme pittoresque, qui attire les visiteurs dans ces endroits. Les strates de formation de la ville, les vestiges d’actes fondateurs ou d’accumulations d’initiatives informelles, lui donnent un caractère si particulier, qu’on les distinguent bien des extensions des villes contemporaines. On recherche avant tout l’histoire, la culture, les racines des monuments expressifs, que les pierres portent en elles. Mais leur surfréquentation agit sur la vie quotidienne, l’habitat, l’espace public, l’activité économique, transformant les centres historiques en produit marchand, au détriment bien évidemment des habitants. Les instruments de préservation des centres historiques sont confrontés à ces changements d’usages, qui génèrent pourtant une manne financière qui permet de restaurer les monuments et de réhabiliter des logements, tout en dénaturant le caractère traditionnel des centres historiques. En définitive, c’est la valeur d’authenticité attribuée aux centres historiques qui est remise en cause, les réduisant à une image de carte postale, d’adresse de prestige pour de grandes marques, de lieux de loisirs pour des usagers temporaires. La contradiction est forte entre la recherche d’une valorisation exemplaire par la labélisation (Patrimoine mondial, ville de caractère…), en phase avec le marketing territorial, et la valeur historique, architecturale, urbaine, paysagère et immatérielle des centres historiques. L’introduction d’une nouvelle strate urbaine, à travers la transformation touristique des centres historiques, pose la question des valeurs qui définissent le patrimoine urbain.
Éric Huybrechts, architecte et urbaniste, L’Institut Paris Region