Insécurité alimentaire et agriculture urbaine à l’heure du Covid-19

13 mai 2020ContactAntoine Lagneau

La crise sanitaire provoquée par le Covid-19, par son ampleur et sa brutalité, est l’occasion d’une introspection générale et d’une prise de conscience aiguë des maux dont souffrent nos sociétés. Au cœur de ceux-ci, la question alimentaire, et par voie de conséquence agricole, se pose avec une nouvelle acuité, tout particulièrement dans nos métropoles ultra denses et minérales. Ici, plus qu’ailleurs, l’arrivée du Covid-19 a jeté une lumière crue sur les multiples failles et tensions autour de l’approvisionnement et de l’accès à l’alimentation des populations.

Si l’impact a été diamétralement différent entre ce qu’ont subi, notamment en Île-de-France, d’une part, les banlieues populaires et, d’autre part, les quartiers aisés, force est de constater que quelle que soit la classe sociale, l’enjeu alimentaire est devenu central. 

La crise sanitaire a démultiplié la détresse sociale pour les populations les plus précaires 

Que ce soient en termes de production, de transformation ou de distribution, la remise en cause des systèmes alimentaires territoriaux actuels se pose de manière impérieuse et concerne l’immense majorité des habitants des métropoles. Pour autant, ce sont bien les populations les plus précaires, qui, comme à chaque crise sociale, économique ou environnementale, sont les plus touchées et pour qui l’urgence de redéfinir les politiques alimentaires et agricoles se fait de plus en plus pressante. 
Il aura ainsi fallu que de longues files d’attente s’étirent sur les trottoirs de Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis pour que l’on prête attention à la catastrophe dans la catastrophe. Dans cette ville où les indicateurs sociaux et économiques sont depuis longtemps au rouge, celles et ceux qui attendaient leur tour n’avaient qu’un seul but : retirer le colis d’aide alimentaire confectionné par des associations locales. Comme dans toute la Seine-Saint-Denis, et l’immense majorité des quartiers populaires en France, où 28 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté, les réfrigérateurs étaient depuis plusieurs jours désespérément vides. Car avec le Covid-19, le chômage partiel est devenu la règle, marginalisant davantage encore une population déjà fortement paupérisée, et créant une nouvelle injustice, la plus terrible sans doute, celle d’être privé du droit à s’alimenter. 
La crise sanitaire a ici démultiplié la détresse sociale alors que les difficultés économiques, structurelles, touchaient déjà de plein fouet femmes, hommes et enfants. Or, la précarité alimentaire est directement corrélée aux ressources financières des ménages comme le relevait en 2018, Richard Beninger, secrétaire national du Secours populaire, qui notait que « chez les familles les plus modestes, on s'aperçoit que la question de l'alimentaire devient une variable d'ajustement ». Une variable d’ajustement qui vient heurter de plein fouet le principe du droit à l’alimentation défini par l’ancien rapporteur spécial auprès des Nations unies sur la question du droit à l’alimentation, Jean Ziegler comme « le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante ». 

La question de l’accès régulier à une nourriture suffisante se pose dans notre pays pour une partie de la population  

Ce qui s’est passé en pleine pandémie de Covid-19 en Île-de-France mais également à Marseille et dans d’autres banlieues de l’Hexagone ne peut être comparé aux crises alimentaires structurelles dont souffrent des millions d’habitants dans le monde. Mais cette question de l’accès régulier à une nourriture suffisante est pourtant bien posée dans notre pays pour une partie de la population. Prise entre tenailles par le coût des loyers, des factures d’énergie et souvent victime du chômage ou de contrats précaires, celle-ci est aujourd’hui contrainte de faire des choix et d’arbitrer sur ses priorités budgétaires. 
Il s’agit bien d’une situation relevant d’un état d’insécurité alimentaire, au sens où la possibilité de s’approvisionner en nourriture suffisante d’un point de vue nutritionnel et de façon socialement acceptable (sans recours à la mendicité, au vol, au don ou aux aides alimentaires) est limitée ou incertaine.
L’étude Alim’Activ : lutter contre la précarité alimentaire par la coordination territoriale1 relevait en janvier 2019 « qu’en France entre 11 % et 12 % des personnes appartiennent à un foyer en situation d'insécurité alimentaire pour des raisons financières (2014-2015), soit environ 7,7 millions de personnes. » Au niveau francilien, il faut remonter à une étude datant de 2010 pour caractériser cette insécurité alimentaire avec le projet ALISIRS2 portant sur Les inégalités sociales et territoriales des pratiques alimentaires, de l’obésité et de l’insécurité alimentaire dans l’agglomération parisienne en 2010. 
Ce projet de recherche soutenu par l’Agence nationale de la recherche (PNRA : premier bilan) et le secrétariat général du comité interministériel des Villes, fait ainsi apparaître que 6,3 % de la population francilienne souffre d’insécurité alimentaire, avec des conséquences graves sur la santé, pointant notamment les liens entre insécurité alimentaire et obésité. Des liens qui se retrouvent dans une autre étude réalisée sous l’égide de l’Observatoire régional de santé d’Île-de-France entre 2011 et 2012, ABENA3. Selon celle-ci, l’état de santé des bénéficiaires de l’aide alimentaire (plus de 5 millions de personnes en France) peut être décrit comme préoccupant, avec une prévalence de certaines maladies comme le diabète, l’hypertension artérielle ou encore l’obésité. 

Pour une relocalisation et autoproduction alimentaire en cœur d'agglomération francilienne

Cet état d’insécurité alimentaire n’est donc pas apparu avec le Covid-19, loin de là. Cette crise sanitaire n’a fait que rendre visible un phénomène dont l’ampleur ne cesse d’inquiéter les acteurs de terrain, personnels de santé et travailleurs du secteur social en tête.  C’est ce qu’observaient les professionnels réunis en septembre 2018, à l’occasion d’un colloque organisé à Villiers-le-Bel par le Pôle ressources ville et développement social du Val-d’Oise et l’association Fabrique Territoires Santé. Reprenant cette notion d’insécurité alimentaire, cette journée d’étude a présenté un certain nombre de pistes susceptibles d’améliorer une situation relevant de l’urgence sanitaire et sociale. 
Parmi les multiples initiatives et retours d’expériences mis en avant pour garantir une alimentation de qualité accessible à tous localement, les jardins collectifs et, d’une manière plus globale, l’agriculture urbaine apparaissent comme des leviers incontournables. 
C’est vrai pour les jardins familiaux, héritiers des jardins ouvriers du 19e siècle et encore présents en nombre en Île-de-France (leur surface est estimée à 700 hectares4), notamment en Seine-Saint-Denis. Ils constituent une des formes parmi les plus intéressantes pour participer à la relocalisation de l’alimentation mais surtout pour une autoproduction débouchant sur la possibilité d’accéder à une alimentation diversifiée et de qualité. 
C’est aussi le cas des jardins partagés, de plus en plus plébiscités par les habitants et les collectivités mais aussi par les bailleurs sociaux, notamment au sein des grands ensembles. Même si l’impact en termes de production alimentaire reste faible, eu égard à leur surface réduite, il n’en reste pas moins que ces espaces permettent de développer un accompagnement pédagogique autour de l’alimentation en le reliant aux questions de santé notamment.  C’est ce que rappelle Jeanne Pourias5, docteure en agronomie et science de l’environnement, spécialiste de l’agriculture urbaine, en prenant appui sur plusieurs études menées aux États-Unis et en France. Celles-ci montrent que les personnes impliquées dans les jardins collectifs consomment des fruits et légumes 5,7 fois par jour en moyenne contre 3,9 pour les non-jardiniers. De plus, ces espaces permettent, toujours selon Jeanne Pourias, de couvrir 50 à100 % des besoins pour certains produits (tomates, laitues) pendant la pleine saison.

L'appel à projets des « 100 quartiers fertiles »lancé par l'Anru

Dans ce contexte, la Seine-Saint-Denis, département qui concentre les inégalités notamment en matière d’accès à l’alimentation, est un des territoires où la réflexion autour de la relocalisation de la production est la plus avancée. De nombreux projets ont ainsi émergé ces dernières années, autour notamment de fermes urbaines qui allient pédagogie, production alimentaire pour les habitants et insertion professionnelle à l’image de Paysans urbains à Romainville ou encore de La Ferme urbaine de Saint-Denis. D’autres initiatives portent plus largement sur les systèmes alimentaires territoriaux  en tant que tels, comme la boucle alimentaire locale de Stains, projet qui s’inscrit dans le programme d’investissements d’avenir « Villes et territoires durables » de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru). 
L’Anru pourrait d’ailleurs devenir un acteur majeur de l’agriculture urbaine dans les prochaines années après le lancement en janvier 2020 de son appel à projets (AAP) « 100 quartiers fertiles » dans lequel l’Agence régional de la biodiversité en Île-de-France est partenaire au titre d’expert. Cet AAP vise à développer des formes variées d’agriculture urbaine (jardins d’insertion, microfermes urbaines, projets complexes) dans les 450 quartiers du nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU), en accompagnant la structuration de filières locales dans une logique productive et en associant de manière étroite les habitants. 

Action publique et implication des habitants sont essentielles pour lutter contre l’état d’insécurité alimentaire

Cultiver en ville peut donc constituer une des réponses à l’insécurité alimentaire qui se concentre notamment dans les quartiers prioritaires de la ville. L’agriculture urbaine est, à ce titre, perçue comme un levier de changement social pour matérialiser et mettre en œuvre concrètement la transition écologique. 
C’est l’orientation prise par la ville de Grande-Synthe dans le nord de la France. Marquée par la désindustrialisation qui a entraîné de nombreux habitants dans la grande précarité, cette commune fait figure de pionnière en matière de transition écologique et sociale. L’Atelier (l’université populaire de la ville) est l’un des pivots de cette politique, et l’agriculture urbaine y tient une place centrale. Un jardin pilote a ainsi été créé sur le terrain jouxtant le bâtiment. Il permet à la fois à la population de se familiariser avec les pratiques du jardinage mais fournit aussi des semences destinées aux cinq jardins situés au cœur de grands ensembles d’habitat collectif.
Précurseur en la matière, Grande-Synthe est aujourd’hui un exemple qui tend à essaimer en France avec la mise en œuvre de véritables politiques publiques développées par les municipalités. Ces stratégies, conjuguant action publique, implication et reconnaissance de l’autonomie des habitants, sont essentielles pour lutter contre l’état d’insécurité alimentaire. Le choc lié au Covid-19 montre cependant tout le chemin restant à parcourir pour résister aux crises comme celle que nous vivons aujourd’hui mais aussi et surtout, endiguer et réduire ce phénomène de manière structurelle. 
Un chemin qui passe nécessairement par le décloisonnement des politiques publiques locales comme le relevait dans sa conclusion le colloque de Villiers-le-Bel « De l’aide alimentaire au droit à l’alimentation : quelles collaborations locales ? ». C’est aussi ce que rappellent Florence Arnaud et Alexandra Cocquière quand elles soulignent que « les interventions des collectivités sont certes nombreuses (…) mais n’abordent la question de l’alimentation que de façon partielle et fragmentée » ajoutant qu’il « manque un cadre de coordination entre les différents acteurs institutionnels, pour plus de lisibilité et efficacité des politiques publiques en ce domaine ».

L’agriculture urbaine est donc porteuse de nouveaux champs du possible où se conjuguent justice sociale et justice environnementale. Reste que sa nouvelle popularité la positionne aujourd’hui sur une ligne de crête. Si l’on souhaite une agriculture urbaine sociale, qui conserve sa capacité à accueillir, soulager et soigner, il convient alors de préserver le modèle originel, né dans les quartiers populaires new-yorkais, au début des années soixante-dix. Dans le contexte incertain actuel, l’agriculture urbaine et sa fonction sociale pourraient nous aider à revisiter l’idéal de la ville refuge, ouverte aux hommes et à l’ensemble des êtres vivants, à cette biodiversité dont nous faisons collectivement partie.

Antoine Lagneau, chargé d’études « agriculture urbaine » à l'ARB Île-de-France,
département Biodiversité de L'Institut Paris Region.

1. Projet réalisé en partenariat avec la Driaaf Île-de-France dans le cadre du Programme national pour l’alimentation en Île-de-France, avec l’ARS Île-de-France dans le cadre du projet régional de santé (PRS 2), avec le conseil régional d’Île-de-France et le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis.
2. Les inégalités sociales et territoriales des pratiques alimentaires, de l’obésité et de l’insécurité alimentaire dans l’agglomération parisienne en 2010, Alisirs, janvier 2012.
3. D. Grange, K. Castetbon, G. Guibert, M. Vernay, H. Escalon, A. Delannoy, V. Féron, C. Vincelet. Alimentation et état nutritionnel des bénéficiaires de l’aide alimentaire. Etude Abena 2011-2012 et évolutions depuis 2004-2005, Observatoire régional de santé Île-de-France, Institut de veille sanitaire, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, mars 2013, 184 pages.
4. Christine Aubry (UMR SAD-APT Inra/AgroParis Tech), Anne-Cécile Daniel (UMR SAD-APT Inra/AgroParis Tech), Laure de Biasi (L'Institut Paris Region) « La renaissance des jardins collectifs franciliens », Note rapide Environnement, n° 773, L'Institut Paris Région, avril 2018.
5. Pourias Jeanne, « Maraîchage et élevage urbain : quelle contribution à la justice alimentaire? » in Antoine Lagneau et al. (dir.), Agriculture urbaine : vers une réconciliation ville- nature, Neuvy en Champagne, Le Passager Clandestin, 2015, pp. 257-274.
6. Florence Arnaud, Alexandra Cocquière, « Droit de l’alimentation et territoires : un jeu de rôles complexe », L'Institut Paris Region, 2017.

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