Des circuits courts durables ? De l’utopie... à la réalité

24 février 2017Gwenaëlle Raton, Corinne Blanquart, Laure de Biasi

Les circuits courts alimentaires sont largement plébiscités et bénéficient d’a priori favorables sur les plans économique, social et environnemental. L’Ifsttar et l’IAU proposent de réinterroger ce discours convenu, réflexion nourrie de leurs travaux et des recherches actuelles. Ces circuits sont-ils réellement plus durables et à quelles conditions ?

Les vertus présupposées des circuits courts sont nombreuses : ils seraient positifs pour le consommateur (meilleure qualité, à meilleur prix), pour les agriculteurs (débouché plus rémunérateur), pour l’économie locale (emplois non délocalisables, développement local) et l’environnement (réduction des distances et des émissions de polluants). Bénéficiant d’une forte médiatisation suite, notamment, aux crises sanitaires de la fin du xxe siècle (Aubry, 2009), cet éloge présente une réalité relativement idéalisée au regard des travaux de recherche menés sur le sujet. Nous tentons ici de démêler le vrai du faux.

Qu'est-ce qu'un circuit court ?

Le circuit court fait l’objet d’une définition officielle : de la part du ministère de l'Agriculture et de la Pêche : « Un circuit court est un mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire1 ». La clarification de la terminologie ne doit pas occulter la diversité de ces circuits. Ils présentent une grande variété de débouchés : les agriculteurs peuvent vendre leurs produits aux consommateurs (vente à la ferme, sur les marchés, etc.), à la grande distribution, à la restauration collective ou commerciale. La pluralité des canaux de vente (e-commerce ou vente traditionnelle) complexifie la donne et suppose des organisations différenciées. À l’échelle de l’exploitation, les organisations sont également multiples, intégrant ou non des activités de livraison, de transformation, de prise de commande, mobilisant un nombre très variable d’emplois (ETP2) sur des exploitations de taille très différenciées, ce qui rend délicates les comparaisons. Enfin, on observe une diversité de produits commercialisés et de distances entre les producteurs et les consommateurs.

L’enjeu scientifique actuel consiste à prendre en compte cette complexité tout en développant des travaux qui comparent les échelles d’approvisionnement (de l’international au local), les circuits (longs et courts) et permettent d’éclairer les performances sociales, économiques et environnementales.

Une performance économique en demi-teinte

On pense couramment que les circuits courts permettent « de capter une part plus importante de la valeur ajoutée en s’affranchissant des nombreux intermédiaires » (Gonçalves, 2013). Les produits seraient ainsi moins chers pour les consommateurs. Force est de constater que la réalité est plus nuancée.

Concernant le prix, il existe certes moins d’intermédiaires et les produits voyagent généralement moins, mais un volume de main-d’œuvre supplémentaire peut être nécessaire à leur commercialisation (mise en paniers, présence sur le lieu de vente…). Le coût de la main-d’œuvre en France étant élevé, la facture s’en ressent. Par ailleurs, une étude sur les Amap3 montre que la fixation des prix s'effectue le plus souvent par comparaison avec ceux des autres circuits (Dubuisson-Quellier et al., 2011). Le prix reste une vraie question : c’est même un frein à l’achat de produits à la ferme pour 62 % des personnes interrogées4.

Côté producteurs, la part du chiffre d’affaires issue de la vente en circuits courts est très variable : pour près d’une exploitation sur deux, elle est inférieure à 10 % en Nord–Pas-de-Calais, quand elle est supérieure à 75 % en Île-de-France5. La performance économique varie aussi selon les filières, la taille de l’exploitation, la quantité et l’organisation du travail. Assurer soi-même la production, le transport, voire la transformation est chronophage et coûteux (Blanquart et al., 2015). Les résultats d’un projet Casdar en 20106 relatent ainsi qu’en fruits et légumes, les premières années sont souvent difficiles avec des investissements importants pour de faibles revenus. Ces résultats peuvent s’améliorer, même sur de petites surfaces, par la valorisation d’une gamme variée de produits, à condition d'acquérir des compétences techniques et de gestion en production et commercialisation. Un accompagnement par des organismes et des échanges entre producteurs permettent également de consolider les projets.

Ainsi, le bilan économique en demi-teinte pourrait trouver son origine dans les stratégies de commercialisation, le plus souvent individuelles et conduisant à un allongement des temps de travail.

Réduction des distances ne rime pas toujours avec performance environnementale

L’engouement suscité par les circuits courts laisse penser qu’ils permettent de réduire la distance lieu de production/consommateur et donc d’améliorer la performance environnementale de l’approvisionnement alimentaire.

Cette affirmation est contrecarrée par la définition même du circuit court, basée sur la proximité relationnelle (nombre d’intermédiaires) et non sur la proximité géographique. En Île-de-France, par exemple, pour approvisionner les Amap, que les consommateurs imaginent très locales, un agriculteur sur deux n’est pas Francilien (de Biasi et al., 2015). Toutefois, 83 % de ces producteurs viennent des régions limitrophes, ce qui reste très en deçà de la distance moyenne parcourue par un légume avant d’arriver dans nos assiettes7.

Partant du principe que les circuits courts sont somme toute plus locaux, il faut rappeler cependant que dans la chaîne alimentaire ce n’est pas tant le transport que la production qui génère le plus d’émissions de gaz à effet de serre (GES). Le mode de production (bio/conventionnel, extensif/intensif…) aura un impact déterminant sur le bilan en GES.

La question du transport reste toutefois cruciale parce qu’elle constitue un vrai levier d’optimisation. Les circuits les plus locaux ne sont pas toujours les moins émetteurs en dioxyde de carbone/CO2, les marchandises étant distribuées de manière moins optimisée. « De grandes quantités, transportées sur des grandes distances de manière optimisée, peuvent avoir un impact GES par tonne transportée beaucoup plus faible que de petites quantités transportées sur des distances faibles dans des camionnettes peu remplies et revenant à vide. » (Ademe, 2012).

Pour être complète, l’évaluation environnementale doit également prendre en compte les dépenses d’énergie liées aux différentes étapes de la chaîne logistique : le stockage et la commercialisation (consommation d’énergie du point de vente ou de stockage, durée d’entreposage). Globalement, les circuits courts sont gagnants sur ces points, du fait de la commercialisation d’une plus grande part de produits de saison, de temps de stockage moindres et de déchets de conditionnement réduits.

Aujourd'hui, l’impact environnemental du segment transport des circuits courts se mesure essentiellement en termes d’émissions de CO2. Les études gagneraient à inclure les autres GES (protoxyde d'azote/N2O, méthane/CH4) et les polluants atmosphériques (particules, dioxyde d'azote/NO2… qui ont un impact local, en particulier sur la santé).

 

De grandes quantités, transportées sur des grandes distances de manière optimisée, peuvent avoir un impact GES par tonne transportée beaucoup plus faible que de petites quantités transportées sur des distances faibles dans des camionnettes peu remplies et revenant à vide (Ademe, 2012).

 

Enfin, la performance environnementale ne doit pas se limiter à la seule évaluation énergétique et des émissions de GES : il faut y intégrer des critères de durabilité territoriale tels que la préservation de l’agriculture, de la biodiversité ou des paysages, et l’écologisation des pratiques. Certains maraîchers cultivent ainsi en circuits courts jusqu’à 130 espèces (Pourrias et al., 2012). La proximité relationnelle producteur-consommateur influence les pratiques : réduction d’intrants, pratiques plus respectueuses de l’environnement sur les exploitations, achat de produits de saison non calibrés, réduction des emballages et du gaspillage alimentaire chez les ménages. Bien qu’il soit difficile d’aller au-delà du recensement de pratiques locales durables, ces initiatives participent au maintien de l’agriculture périurbaine, à la préservation des sols, à l’amélioration des habitudes de consommation.

Performances sociales : moins d’intermédiaires ne signifie pas forcément plus de liens

Parmi les vertus attribuées aux circuits courts, la réduction du nombre d’intermédiaires tendrait à renforcer les relations entre producteurs/consommateurs et villes/campagnes.  

Le contact est certes facilité en vente directe. Toutefois, d'autres circuits ou canaux (restauration collective, grande distribution, détaillants, e-commerce) se caractérisent par une relation plus distendue (Praly et al., 2009) qui ne se construit pas sur des rencontres régulières en face à face.

Si côté consommateurs, on observe un nouveau rapport aux producteurs lié au besoin croissant d’information sur la qualité et l’origine des produits, côté agriculteurs, on n'aspire pas forcément à développer davantage de liens avec les consommateurs. Cela dépend des affinités de chacun, du parcours (diplôme, appartenance ou non au milieu agricole) et des caractéristiques de l’exploitation (taille, type de production).

En ce qui concerne les liens entre producteurs, on observe différents niveaux de coopération allant du partage de matériel (au sein d’une Cuma9, par exemple), à la mutualisation plus ou moins formalisée (transport ou vente des produits pour un autre agriculteur), voire au simple échange commercial (achat/revente entre agriculteurs). La réussite de cette coopération ne va pas de soi : de nombreux agriculteurs restent attachés à leurs pratiques individuelles, préférant gérer eux-mêmes leurs activités ou les justifiant par une concurrence perçue entre agriculteurs, le manque d’agriculteurs à proximité, ou un souhait de ne pas développer les ventes. Néanmoins, une fois établis, les liens entre producteurs tendent à perdurer même si le projet initial a échoué (Blanquart et al., 2015).

Aujourd’hui, les rapports entre urbains et ruraux sont revisités. Le développement de la vente directe montre qu’il est possible de satisfaire à la demande des consommateurs en recherche de sens dans leurs rapports à la nature et l’alimentation. On parle de « systèmes alimentaires territorialisés » ou de relocalisation des activités agricoles permettant de renforcer les liens villes-campagnes. Les initiatives sont nombreuses, mais elles agissent aujourd’hui dans un périmètre d’action restreint (Resolis, 2015). Seul un changement d’échelle permettra d’intensifier les relations urbains-ruraux au point d’en faire bénéficier à la fois les métropoles et leur arrière-pays rural.

La durabilité des circuits courts sous conditions

Les travaux scientifiques montrent que les bienfaits prétendus des circuits courts ne sont pas si évidents. La diversité des formes de ces circuits courts renvoie à des performances variées d'un agriculteur à l'autre, et des travaux de recherche complémentaires sont nécessaires pour approfondir ces questions. Un circuit durable - socialement, économiquement, environnementalement - peut être défini comme un circuit de produits de saison, qui respecte le sol, limite l’utilisation de ressources naturelles non renouvelables et la production de déchets tout en les valorisant. Adapté à son territoire, le circuit durable est également un circuit « au plus près » du consommateur, dont le système de distribution est optimisé par des tournées ou des plateformes locales. L’essor de circuits courts durables est donc lié au développement de solutions collectives (mutualisation du transport et du stockage), s’appuyant sur des outils facilitant l’échange d’informations10, que les agriculteurs doivent s’approprier et porter.

Aujourd’hui, beaucoup d'a priori positifs sont projetés sur les circuits courts. Si certains sont pour partie justifiés, la marge de progression est importante, notamment pour les circuits les plus locaux. Ils peuvent être performants et durables, à condition d’optimiser les points de vigilance : mode de production respectueux de l’environnement, logistique, saisonnalité, mutualisation des moyens matériels, humains et des connaissances.

Être conscient de ces réalités ne doit pas pour autant freiner le développement de ces systèmes. Il faut au contraire encourager les optimisations. Les circuits courts sont révélateurs des mutations à l'œuvre et des nouveaux rapports à l'alimentation. Les projets de « systèmes alimentaires territorialisés » ou de « relocalisation de l'approvisionnement alimentaire » se multiplient. Les initiatives sont nombreuses, mais ont encore un impact territorial restreint. Un changement d'échelle est donc nécessaire pour intensifier les relations urbains/ruraux et en faire bénéficier les métropoles et leur hinterland rural. Par leur capacité d'adaptation et d'innovation, les circuits courts sont de formidables laboratoires d'expérimentation et de réflexion pour faire bouger les lignes des systèmes alimentaires établis.

Gwenaëlle RATON (Ifsttar), Corinne BLANQUART (Ifsttar), Laure de BIASI (L'Institut Paris Region)

1. Plan Barnier, 2009, http://www.reseaurural.fr/files/u1/4p-CircuitsCourts_0.pdf

2. Équivalent temps plein.

3. Association pour le maintien de l'agriculture paysanne.

4.Ipsos, Les Français et le consommer local. Une enquête Ipsos pour Bienvenue à la ferme, février 2014. http://www.ipsos.fr/sites/default/files/attachments/les_francais_et_le_consommer_local_12_fevrier_2014.pdf

5.Source : recensement agricole 2010.

6.Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, Développer une activité de valorisation de légumes et petits fruits en circuit court, guide pratique et repères. www.centre-diversification.fr/Dossier-circuit-court/p/3/478/0/

7.La distance moyenne d’approvisionnement en fruits et légumes tous circuits confondus pour l’Île-de-France est de 790 km. Source : G. Billen, J. Garnier, S. Barles, L’empreinte alimentaire de Paris en 2030, décembre 2011.

8.La livraison en trace directe comporte un point d’enlèvement et un point de livraison sans arrêt intermédiaire, alors que la livraison en tournée comporte plusieurs points d’enlèvement et de livraison lors d’un même déplacement..

9.Coopérative d’utilisation de matériel agricole.

10.Technologies de l’information et de la communication.

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