Gouverner l'aménagement à Londres et Madrid : négocier la ville néolibérale

Production d'étudiants de Sciences PO Paris

08 octobre 2021

Dans le cadre d’un projet collectif, cinq étudiants du master Stratégies territoriales et urbaines (STU de Sciences Po Paris) ont réalisé pour l’Institut Paris Région une analyse des systèmes de gouvernance de l’aménagement dans deux métropoles européennes : Londres et Madrid. Leur rapport vise à mettre en lumière dans quelle mesure et comment deux modèles d’aménagement fondés sur la négociation, entre acteurs publics et privés, fabriquent des espaces urbains pourtant différents.

Méthodologie de l'étude

La recherche s’est appuyée principalement sur une analyse bibliographique et une série d’entretiens menés avec des acteurs clés de la fabrique urbaine. Ils ont permis de confronter différentes perspectives et de rendre compte des effets et de l'efficacité des deux systèmes d'acteurs. Les entretiens ont été réalisés à partir d’une grille commune pour Madrid et Londres, réajustée en fonction des enjeux de chaque métropole et des compétences de chaque interlocuteur. À Londres, 8 personnes ont été interviewées : 4 chercheurs, 1 consultant du secteur privé et 3 représentants d’acteurs publics – de la GLA et du borough de Newham qui servait d’études de cas pour comprendre, par le bas, comment s’organisent concrètement les relations entre les acteurs de l’aménagement. À Madrid, 9 personnes ont été interviewées : 3 chercheurs, 4 architectes, une promotrice travaillant sur le projet Madrid Nuevo Norte et un représentant de l’Ayuntamiento de Madrid). Le travail d’enquête a été complété par un voyage d’étude de quatre jours à Madrid afin de mener, in situ, des analyses morphologiques dans les quartiers retenus pour l’étude : Madrid Nuevo Norte et Madrid Rio. 

Deux modèles de l'aménagement négocié

Ce travail comparatif montre bien comment Londres et Madrid représentent deux modèles de l’aménagement négocié caractérisés par deux traits distinctifs : une faible contrainte législative et une place centrale laissée à la négociation projet par projet. L’aménagement stratégique porté par les acteurs politiques locaux favorise un « urbanisme de projet » largement orienté par les intérêts des acteurs privés. Ce sont bien eux, en effet, qui dans les deux métropoles sont au centre du système de l’aménagement jouant un rôle aussi bien dans la conception que dans la réalisation des projets. 

Cette configuration institutionnelle tient à la fois à de fortes contraintes budgétaires pesant sur les collectivités territoriales et à l’existence, de longue date, de pratiques de coopération entre acteurs publics et privés. Les deux modèles se différencient toutefois par la place occupée par l’autorité métropolitaine : Greater London Authority (GLA) à Londres et la Comunidad autonoma (C.A) à Madrid. GLA élabore à Londres les grandes orientations pour coordonner le développement de la métropole et dispose d’outils réglementaires pour limiter le pouvoir des acteurs privés, en particulier des développeurs. A l’inverse la C.A est quasi absente à Madrid, où la stratégie en matière d’aménagement est portée par la municipalité de Madrid qui mène depuis une vingtaine d’années une politique « de laisser-faire ». 

La place de l’institution métropolitaine, dans la gouvernance de l’aménagement, aboutit à des développements urbains contrastés dans ces deux métropoles. Londres cherche à répondre à la crise du logement en menant des opérations de démolitions-reconstructions dans les quartiers centraux dégradés. La priorité de la ville de Madrid est avant tout de se positionner comme une ville mondiale ce qui se traduit, dans la politique d’aménagement, par la défense de “mégaprojets” reprenant les codes de l’architecture globale. Ainsi, Londres souffre du manque de coordination entre les différents projets d’aménagement, tandis que Madrid s’étend par la production de grands aménagements destinés à renforcer l’activité économique et les capitaux étrangers, parfois au détriment des intérêts des habitants.

Ville globale, entre ambitions et adaptations

Les métropoles de Londres et de Madrid ont adopté une stratégie similaire pour devenir des “villes globales”. Elles cherchent toutes deux à attirer les investissements et se plient aux codes architecturaux et organisationnels de la ville internationale en construisant notamment des Central Business District (CBD) où se concentrent des immeubles de bureaux de grande hauteur. 
 

Cependant, Londres a amorcé cette stratégie dès les années 1980 alors que ce n’est que plus récemment que Madrid a développé une dynamique visant à promouvoir une image de ville européenne voire mondiale. Londres cherche désormais à faire face au contrecoup des politiques dérégulatrices destinées à stimuler l’investissement immobilier (inégalités socio-spatiales, crise du logement). Madrid se situe au contraire dans une phase de mise en œuvre de l’agenda entrepreneurial. Les deux villes se caractérisent par une prégnance de plus en plus importante des acteurs privés dans la conception et la réalisation des aménagements. Qu’ils soient des développeurs (private developers nationaux ou internationaux), des fonds d’investissements, des promoteurs ou des banques (Madrid), ils se sont rendus indispensables auprès des acteurs publics en alliant une forte capacité à mobiliser des capitaux et des compétences en planification. 

Une gouvernance stratégique et opérationnelle de l'aménagement

Dans les deux métropoles, la gouvernance de l’aménagement se caractérise par un cadre normatif limité et relativement peu contraignant et par des pratiques bien établies de négociation entre acteurs. 
Ainsi, à Londres, le London Plan, dont le dernier a été adopté en mars 2021, prévoit les grandes orientations stratégiques en matière d’aménagement, à un horizon de 20-25 ans. Il est soumis à l’approbation de l’État qui intervient de deux manières. A priori, le Secrétaire d’État peut imposer au maire un certain nombre d’objectifs à intégrer dans le plan, comme un nombre de logements à construire. A posteriori, le Planning Inspector (Inspecteur de la planification) vérifie la concordance du plan avec la loi et les objectifs nationaux, et mène une étude d’impact en s’appuyant sur les doléances des boroughs, lobbies, citoyens et associations, formulées lors de la concertation publique  Dans l’actuel plan, par exemple, le Planning Inspector (l‘inspecteur de la planification ) a fait reculer l’objectif de construction de logements de 12 000 logements estimant que le plan allait « trop loin, trop vite », pour les Outer Boroughs. L’Etat peut donc infléchir l’orientation du plan mais sa conception et ses lignes directrices n’en sont pas moins définies à l’échelle métropolitaine par la Greater London Authority (GLA) qui s’est pleinement emparée de sa compétence en matière d’aménagement et de grands projets urbains. 

Elle doit néanmoins composer avec les 33 boroughs situés dans son périmètre administratif. L’un des enjeux clés est la définition des opportunity areas (zones d’opportunités, au nombre de 47 dans le nouveau plan) pour lesquelles sont définies des orientations plus précises et qui bénéficient d’un régime particulier destiné à faciliter les investissements. Un élu à la planification d’un Borough résume ainsi les relations entre la GLA et les Boroughs : « il s’agit d’un hard power pour ce qui concerne ce que la GLA peut nous forcer à faire dans le cadre du London Plan et d’un peu de soft power dans le contexte des négociations qui ont lieu à l’échelle d’un territoire. » 

À Madrid, le Plan General de Ordenacion Urbana et la charge d’urbanisme sont du ressort du maire de chaque commune mais nécessitent la validation de la Communauté autonome madrilène (échelle régionale). En dépit de rôle de contrôle et de validation de ce plan et des compétences législatives dont disposent la C.A. en matière d’aménagement, c’est bien la ville de Madrid qui décide des projets stratégiques d’aménagement. Pour les municipalités situées dans l’agglomération madrilène, des consorcios (consortiums urbains) ont été mis en place en vue de porter des projets urbains (gestion et exécution de travaux de logements et de zones d’activités). Ces structures juridiques associant la Communauté autonome de Madrid, la municipalité sur laquelle se font les aménagements, et les propriétaires du foncier concernés, permettent à la Communauté autonome d’accompagner directement les municipalités dans le portage de grands projets urbains. Néanmoins, ces consortiums, s’ils ont joué un rôle majeur dans l’expansion métropolitaine, au cours des 30 dernières années, sont, pour la majorité d’entre eux, aujourd’hui en liquidation. La mise en question de cet outil accompagne une logique de retrait de l’institution régionale dans cet urbanisme opérationnel. Plus globalement, on assiste à un désengagement des collectivités territoriales et des opérateurs publics dans les projets d’aménagement qui se caractérise par la disparition progressive des entreprises municipales et des sociétés d’économie mixte. Seules deux entreprises de ce type subsistent désormais dans la métropole de Madrid : la SEM Madrid Calle 30, chargée de l’entretien du tunnel construit dans le cadre de Madrid Rio, et l’EMVS, l’entreprise municipale du logement et du sol qui porte la construction des logements sociaux. 

La gouvernance par projet : mise en œuvre du municipalisme entrepreneurial

Dans les deux métropoles, l’aménagement opérationnel s’organise au fil des projets négociés entre acteurs publics et privés. La faible autonomie financière des collectivités, qui subissent l’austérité budgétaire, les pousse à adopter des stratégies qui peuvent être qualifiées de municipalisme entrepreneurial. Elles visent à adopter les comportements du secteur privé – comme le rachat d’actifs ou la recherche de nouveaux flux de revenus - pour attirer les capitaux nécessaires au financement des infrastructures publiques ou des logements sociaux. 

Les négociations entre acteurs publics et privés prennent des formes différentes dans les deux villes : encadrées par un cadre législatif (Planning law) à Londres, elles sont principalement discrétionnaires à Madrid
À Londres, lors de la délivrance du permis de construire (planning permission), les autorités locales négocient avec les développeurs leurs contributions financières et matérielles aux espaces publics qualifiées de Planning gain. Les développeurs, en contrepartie de la délivrance de droits à construire, participent ainsi à l’aménagement de la ville par le financement d’infrastructures publiques ou de contributions en nature comme des logements sociaux. Le planning gain donne également lieu à des négociations sur la destination des investissements : les développeurs et l’autorité d’urbanisme doivent se mettre d’accord sur ce qu’ils veulent financer en priorité (logements sociaux ou espaces publics par exemple) et sur ce qu’ils souhaitent favoriser : la quantité ou la qualité des biens communs produits. Via ce dispositif, les aménagements publics sont ainsi principalement financés par le secteur privé, et limités à l’échelle des projets, réduisant la mise en cohérence de l’espace urbain. 
À Madrid, il n’existe pas d’outil réglementaire de discussion, la capacité des acteurs publics – principalement de l’ayuntamiento - à peser dans les négociations dépend donc très fortement du poids et des capacités d’investissement des acteurs politiques locaux qui influent fortement sur l’orientation des projets. D’où des variations importantes - allant de la défense d’un urbanisme spéculatif à la décroissance urbaine - dans l’orientation des projets selon les équipes municipales en place. La variable politique jouerait donc d’autant plus que l’encadrement règlementaire serait faible. 

La privatisation du foncier, menée depuis les années 1980 dans les deux capitales, accroît leur dépendance aux acteurs privés pour mener des projets de logement et d’aménagement. À Londres, le morcellement des parcelles induit par la privatisation a conduit à un urbanisme de projet qui se solde par une morphologie urbaine fragmentée. À Madrid, les mécanismes de spéculation financière créent, là-aussi, des ruptures franches dans l’organisation de la ville : certaines zones se développent fortement pour dégager des profits tandis que d’autres sont laissées en friches, faute de capitaux. Le développement d’une gestion de l’aménagement par des organismes privés tels que des banques à Madrid induit un urbanisme que l’on peut qualifier d’excel, où le foncier a tendance à se convertir en actif financier

La recherche de la rentabilité, à la fois imposée par le manque d’accès au capital à Londres, et recherchée, dans une appropriation du discours néolibéral à Madrid, conduit les villes à privilégier des formes de bâti très denses qui laissent peu de place aux espaces publics et à la nature. Les aménagements sont réalisés dans une perspective de valorisation du foncier et d’attractivité au détriment des quartiers les plus démunis qui en subissent les externalités négatives sans toujours profiter de leurs avantages. Le logement social est insuffisant et inadapté à Londres comme à Madrid. Cher à produire et peu rentable, les pouvoirs publics le délaissent au profit du « logement abordable » peu ciblé socialement et plus facilement finançable. 

Si les métropoles de Madrid et Londres ont de fortes similitudes quant à la place centrale des opérateurs privés dans les grandes opérations d’aménagement, l’importance des négociations entre les acteurs privés et les acteurs publics dans la construction des projets, ces deux métropoles se différencient principalement par l’existence, à Londres, d’une autorité métropolitaine en mesure de peser, par ses moyens financiers et techniques, sur l’aménagement à une échelle métropolitaine. Ce qui n’est pas le cas à Madrid. La Comunidad autonoma au regard de son  périmètre qui épouse l’échelle de l’aire fonctionnelle de Madrid, des moyens financiers et juridiques importants dont elle dispose (pouvoir législatif) ne joue pas le rôle d’une autorité métropolitaine structurant la gouvernance de l’aménagement tout  particulièrement au niveau de la ville centre.

Étudiants Master STU (Sciences PO. Paris)  : Marianne Chapel, Jade Charbonnier, Loïck Rauscher Lauranceau, Quentin Robertson, et Abdel-Kébir Sohli
Encadrants ciences PO. Paris : RMartine Drozdz, chargée de recherches au CNRS
Commanditaire : L’Institut Paris Region
Coordination atelier : Tanguy Le Goff
Coordination des ateliers : Brigitte Guigou

Bibliographie

•    Brill, Frances. « Complexity and Coordination in London’s Silvertown Quays: How Real Estate Developers (Re)Centred Themselves in the Planning Process ». Environment and Planning A: Economy and Space 52, no 2 (mars 2020): 362-82.
•    Drozdz, Martine « La construction territoriale de la compétition et de la redistribution à Londres : entre rééchelonnement (rescaling) de l’Etat et enclavement stratégique. », 2012. 
•    Holman, Nancy. « Housing in London: Addressing the Supplying Crisis ». LSE, 2015. 
•    Pinson, Gilles. La ville néolibérale. PUF, 2020.
•    Robinson, Jennifer, et Katia Attuyer. Extracting Value, London Style: Revisiting the Role of the State in Urban Development » Inter
•    Baron, Nacima, et Alicia Garcia Fernandez. « Grand projet et gouvernementalité urbaine à Madrid : fonctions, fictions, frictions». Annales de géographie N°727, no 3 (2019): 94. 
•    Díaz Orueta, Fernando. « Megaproyectos urbanos y modelo de ciudad. El ejemplo de Madrid Río ». Cuaderno Urbano 19, no 19 (30 juillet 2015): 179- 200.
•    García Fernández, Alicia. « De l’urbanisme spéculatif à la décroissance ? Les enjeux de la reconversion des mégaprojets urbains à Madrid, Barcelone et Valence ». Pôle Sud 2019/2 (n° 51), s. d., pages 99 à 118.
•    Pollard, Julie. « Acteurs économiques et régulation politique : Les promoteurs immobiliers au centre des politiques du logement dans les régions de Paris et de Madrid ». Institut d’Études Politiques, 2009

Définitions

Urbanisme excel : Cette expression est utilisée pour désigner un urbanisme éloigné du terrain, où l’image d’un tableur illustre la gestion des aménagements comme des variables à placer et à optimiser, opposé à un urbanisme pensé depuis une carte. Les conséquences de cela sont une inadéquation entre les besoins et les projets menés, ainsi qu’une forme de fragmentation des secteurs aménagés.

Les zones d'opportunité (opportunity aeras) : définies dans le plan de Londres comme friches industrielles ayant une capacité significative d’accueillir de nouveaux logements, des développements commerciaux et autres liés aux améliorations existantes ou potentielles de l’accessibilité des transports publics. 
 

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