Les référents sûreté : des experts au service de la prévention situationnelle
L’aménagement est devenu un levier à part entière pour agir sur les situations favorables au développement de la délinquance. Les référents sûreté issus de la police et de la gendarmerie nationales sont ainsi devenus un pilier du continuum de sécurité locale en œuvrant pour une prise en compte des enjeux de la sécurité dans les aménagements et les constructions, et en encourageant le recours à la vidéoprotection de voie publique.
Les politiques publiques de prévention de la délinquance se sont intéressées, dès les années 1980, au concept anglo-saxon de situational crime prevention, qui vise à réduire et à supprimer les occasions favorables au passage à l’acte du potentiel délinquant. L’espace est ciblé comme un levier d’action à part entière afin de lutter contre l’insécurité. Une lecture spatiale des enjeux de prévention et de sécurité s’est ainsi déployée.
La prévention situationnelle s’est développée en complément de l’approche préventive, plus traditionnelle, centrée sur les origines sociales de la délinquance, et ce, dans une période où l’insécurité dans les villes a fait l’objet d’une préoccupation croissante.
Le lien entre sécurité et ville a été renforcé par les politiques de prévention de la délinquance. Depuis plusieurs décennies, il n’y a pas un projet d’aménagement d’envergure (création de gare, construction d’établissement accueillant du public, rénovation de quartier, accueil d’un grand événement, etc.) qui échappe à une lecture spatiale des enjeux de prévention-sécurité.
Le ministère de l’Intérieur a ainsi décidé de former des policiers et des gendarmes à la prévention situationnelle.
Ce nouveau métier1 dans l’écosystème policier s’appuie en partie sur l’obligation réglementaire des études de sécurité et sûreté publique (ESSP), dont le décret d’application, en 2007, a donné naissance à la profession.
UNE PROFESSION STRUCTURÉE ET UN LARGE RÉPERTOIRE D’ACTIONS
À la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), on dénombre approximativement plus de 600 référents sûreté sur le territoire national (outre-mer compris), qu’ils soient policiers ou gendarmes. Ces référents ont suivi une formation unique en son genre, commune aux deux institutions, à l’École nationale supérieure de la police, à Cannes-Écluse (Seine-et-Marne). Chaque année, une centaine d’agents2 sont formés aux enjeux de la prévention situationnelle ou de la « prévention technique de la malveillance », autre appellation pour désigner l’aménagement de la sécurité.
Depuis son lancement, la formation a évolué, dans sa durée et son contenu. Initialement, quatre modules y étaient dispensés sur les thèmes suivants : le cadre réglementaire de la prévention technique de la malveillance, les audits de sûreté, le déploiement des dispositifs de vidéo protection et les études de sécurité publique. Elle s’est aujourd’hui enrichie en proposant cinq semaines de formation et en abordant d’autres thèmes, tels que la lutte contre le terrorisme, ainsi qu’un module spécifique à la sécurité des transports de fonds.
En Île-de-France, du côté de la police nationale, les référents sûreté exercent à l’échelle des directions départementales de la sécurité publique (DDSP) de grande couronne, au sein de services nommés « bureaux prévention partenariat ». Ils ne sont pas toujours affectés à temps plein sur le sujet de la prévention situationnelle. Le cadre de leurs missions varie aussi selon leur grade et leur fonction. Sur le territoire de compétence de la Préfecture de police de Paris, c’est-à-dire la ville de Paris et les départements de petite couronne, il existe un service dédié : le Service opérationnel de prévention situationnelle (SOPS), rattaché à la Direction des transports et de la protection du public (DTPP). Le département de Seine-Saint-Denis fait figure d’exception, puisqu’il compte une unité de prévention situationnelle au sein de la Direction territoriale de sécurité de proximité (DTSP). Cette unité se compose de deux référents sûreté à temps plein. Créée en 1998, elle est considérée comme « la maison mère » de la prévention situationnelle en France.
Du côté de la gendarmerie nationale, les référents sûreté exercent au sein de cellules de prévention technique de la malveillance (CPTM) dans chaque groupement de gendarmerie des départements de grande couronne (Essonne, Seine-et-Marne, Val-d’Oise et Yvelines). Ces cellules comptent entre un et deux référents sûreté à temps plein.
Les référents sûreté ont des profils globalement similaires. Ils ont une grande expérience de terrain et un vécu opérationnel qu’ils estiment indispensable pour mieux saisir les modes opératoires de la délinquance, ou encore pour anticiper les impacts d’un projet ou d’une construction en matière d’insécurité. Les référents sûreté doivent en effet faire cet exercice de projection qui consiste à alerter sur les risques, de l’accident de personne aux enjeux de terrorisme, en établissant des recommandations sur le plan humain, organisationnel et technique.
Localement, les référents sûreté s’appuient sur un réseau de correspondants sûreté, parmi les policiers et gendarmes, affectés en commissariats et en brigades territoriales. Formés par les référents sûreté, ces derniers délivrent des conseils de premier niveau et peuvent, par exemple, intervenir à la suite d’un cambriolage auprès des propriétaires concernant les mesures à mettre en place pour protéger leur maison.
Les référents sûreté estiment faire de la prévention. À ce titre, ils se sentent valorisés à la fois par leur hiérarchie et par leurs échanges avec les acteurs locaux qu’ils conseillent. Cette posture leur permet de donner du sens à ce métier, et rompt avec celle qu’ils ont souvent adoptée antérieurement sur le terrain, et qu’ils ont abandonnée par usure.
UN SOUTIEN À LA VIDÉOPROTECTION SUR LES TERRITOIRES
En quelques décennies, la vidéoprotection de voie publique s’est répandue, non seulement dans un grand nombre d’agglomérations, mais aussi dans les petites villes et les villages. Sous l’impulsion de nombreuses subventions, elle s’est déployée massivement depuis les années 1990, et connaît un nouveau regain, avec l’essor des techniques d’intelligence artificielle.
Même si le territoire francilien est de plus en plus équipé, des référents sûreté de la gendarmerie estiment passer un temps important (environ 70 % de leur plan de charge) à l’élaboration de diagnostics d’implantation de caméras (précisant les choix de localisation et le nombre de caméras, en adéquation avec les enjeux de sécurité du territoire) ou à l’accompagnement de collectivités désireuses d’installer des caméras.
Les référents sûreté recommandent généralement des caméras aux entrées et sorties des villes, ainsi que sur les axes structurants ou les « points chauds » identifiés (regroupements sur l’espace public, points de deal, problèmes de stationnement, etc.). Ils peuvent aussi inciter les collectivités à raccorder leurs caméras à un centre de supervision urbain (CSU).
Ils jouent également un rôle lors des commissions départementales de vidéoprotection, en se prononçant sur la pertinence et l’efficacité potentielle des dispositifs envisagés, et donnent un avis sur les dossiers du Fonds interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (FIPDR). Cet avis porte sur la nature du projet d’installation de caméras et son adéquation avec les caractéristiques de la délinquance constatée sur le territoire.
Représentants du service public, les référents ont un devoir d’objectivité : ils n’orientent ainsi pas vers une marque, une entreprise ou un dispositif spécifique. Il arrive que des référents expriment des désaccords profonds sur les procédés de certaines entreprises qui équipent des collectivités (trop de caméras, caméras mal positionnées, etc.). Cependant, ils n’émettent pratiquement jamais de réserves ou d’avis négatifs au déploiement de la vidéoprotection : ils accompagnent sa mise en œuvre, considérant qu’elle apporte une aide précieuse pour la sécurité et aux collègues sur le terrain.
LES CONSEILS SÛRETÉ AUPRÈS DES ACTEURS LOCAUX
Les référents sûreté sont des personnes-ressources en matière de sûreté, et assurent des missions de conseil et d’accompagnement auprès d’un large public : collectivités locales, entreprises, établissements recevant du public (scolaires, religieux…), commerçants, particuliers, etc. La dimension relationnelle est centrale dans leur métier. Ils ont été formés à produire divers documents de diagnostic, qu’ils remettent à leurs partenaires dans le cadre de leurs missions. Ils sont sollicités pour répondre à des demandes émanant d’acteurs locaux comme des services de l’État.
Les référents sûreté sont souvent mobilisés à la suite de faits marquant notre société. Ainsi, après l’assassinat d’un chauffeur de bus à Bayonne, ils ont mené plusieurs diagnostics de sûreté pour des entreprises de transport. L’assassinat du professeur Samuel Paty, dans les Yvelines, a également donné lieu à une analyse de sûreté de l’ensemble des établissements scolaires du département. Des mutilations en série d’équidés les ont aussi amenés à effectuer plusieurs diagnostics de centres équestres, pour ne citer que ces exemples. En réaction à un fait marquant, le ministère de l’Intérieur passe des conventions, dans lesquelles il s’engage à la sécurisation des sites, via, notamment, l’action des référents sûreté de la gendarmerie et de la police nationales. Les référents sûreté sont donc au centre de la production et de l’animation locales de la prévention-sécurité.
LA VIGILANCE, PREMIÈRE DES RECOMMANDATIONS
Le travail des référents sûreté débute par un état des lieux des vulnérabilités des sites, appelé « analyse des risques » ou « cartographies des risques ». Des préconisations sont ensuite émises, en prenant en considération les risques propres au quartier d’implantation, et les évolutions futures de l’insécurité et de l’environnement du quartier. Les recommandations balayent donc un large spectre : tout d’abord, des mesures bâtimentaires (suppression des dalles, toits-terrasses ou casquettes de hall d’immeuble, préconisation de matériaux robustes, etc.). Par exemple, dans le cadre du projet de construction d’une école entièrement vitrée, l’un des référents sûreté rencontrés a préconisé à l’architecte de monter un bardage en bois au niveau des salles de classe afin d’éviter que les enfants soient vus de l’extérieur et pris pour cibles.
Leurs recommandations peuvent concerner, ensuite, des micro-aménagements de l’espace urbain, comme la taille des végétaux (pour améliorer la visibilité et être vu en cas de danger), la suppression de certains bancs (pour éviter toute occupation abusive), ainsi que celle des recoins et des impasses (pour faciliter l’intervention des forces de l’ordre), ou encore la résidentialisation3 des immeubles d’habitation (pour faciliter la gestion des espaces).
Enfin, elles peuvent porter sur l’organisation de la sûreté d’un site dans son ensemble afin d’appréhender le fonctionnement global du site, tout particulièrement dans sa dimension humaine, et le poids des contraintes quotidiennes. Dans le cadre d’un audit pour le compte d’un établissement d’hébergement de personnes âgées dépendantes (EHPAD), un autre référent sûreté rencontré a compris, en s’entretenant avec des membres du personnel, qu’ils faisaient leurs pauses cigarette dans les escaliers de service, derrière les portes coupe-feu, car ils n’avaient plus de salle de repos où fumer et pas assez de temps pour aller dehors : il a donc tenté d’influer sur cette situation en les sensibilisant aux risques encourus.
Dans les études produites par les référents sûreté, l’organisation globale d’un site compte autant que l’analyse purement architecturale ou urbaine. L’enjeu principal est de convaincre les interlocuteurs de la stratégie de mise en sûreté proposée, car, pour ce type de démarches, aucune contrainte légale n’oblige les maîtres d’ouvrage ou les acteurs qui les sollicitent à suivre leurs recommandations.
Le métier de référent sûreté s’est ainsi largement structuré, et ses registres d’action se sont étoffés. Les mesures bâtimentaires et les micro-aménagements ne reflètent qu’une partie des recommandations émises. Une acception plus large se développe : la sûreté intègre les organisations, les process internes, les orientations professionnelles, etc. La vidéoprotection et l’ensemble des outils numériques, bien que définis comme incontournables dans les stratégies de sécurisation, sont aussi sources de potentielles fragilités et menaces, propices aux cyberattaques, notamment. La prévention situationnelle, telle qu’elle se décline à présent, appelle ainsi à la vigilance collective, en prenant la forme d’une sensibilisation accrue à la profusion des risques qui affectent notre société (environnementaux, sanitaires, sécuritaires, sociétaux, numériques, etc.).■
1. Si les référents sûreté constituent bien un « nouveau » métier, leur champ d’intervention n’est pas neuf. L’aménagement de l’espace a toujours été un domaine stratégique pour ce qui concerne l’ordre et la sécurité publique. Les châteaux forts ou l’haussmannisation de Paris – dont les larges boulevards correspondent à une volonté du pouvoir de se réapproprier le centre de la ville et de contrôler les classes dites « dangereuses » – n’en sont que les figures les plus emblématiques.
2. Chaque année, une trentaine d’agents de la gendarmerie nationale, une soixantaine de la police nationale, une dizaine de la Préfecture de police de Paris et une dizaine d’extérieurs sont formés pour devenir référents sûreté.
3. La fermeture par des grilles et le contrôle d’accès des immeubles d’habitation se sont largement diffusés depuis la politique de rénovation urbaine.
MÉTHODOLOGIE
Cette note a été rédigée à partir d’une étude menée en 2022 pour le Centre de recherche des officiers de la gendarmerie nationale (CREOGN), consacrée aux référents sûreté. Elle s’appuie sur une vingtaine d’entretiens réalisés auprès de référents sûreté de la gendarmerie et de la police nationales principalement en Île-de-France.
PRÉVENTION SOCIALE ET PRÉVENTION SITUATIONNELLE
Après la Seconde Guerre mondiale, la prévention dite « sociale » se développe et s’attache à influer sur les facteurs sociaux de la délinquance. Elle désigne les mesures qui visent à jouer sur les conditions de vie et la personnalité des délinquants potentiels. Dès les années 1980, la prévention dite « situationnelle » se diffuse, à une période où la question sociale devient une question urbaine. Elle vise à supprimer les vulnérabilités et à protéger les potentielles cibles d’un délinquant. Elle s’est imposée comme un axe prioritaire des politiques nationales de prévention de la délinquance.
PRÉVENTION SITUATIONNELLE ET PRÉVENTION TECHNIQUE DE LA MALVEILLANCE
Les référents sûreté interviewés lors de cette enquête utilisent deux notions : la prévention situationnelle et la prévention technique de la malveillance (PTM). La notion de PTM, utilisée par les gendarmes, a servi notamment à nommer les cellules d’affectation des référents sûreté. Cette appellation renvoie à la manière dont les gendarmes se sont approprié le champ de la prévention situationnelle, dans une acception initialement technique, pour lutter contre les cambriolages. Cependant, lors des entretiens menés dans le cadre de cette étude, la plupart des référents rencontrés jugent le concept de PTM trop limité dans son champ d’action. Ils promeuvent dorénavant la notion de prévention situationnelle, à leur sens plus adaptée au large spectre des solutions (humaines, techniques et organisationnelles) mises en œuvre pour sécuriser les espaces.
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Prévention Sécurité