L’ancrage au(x) territoire(s)

Article extrait du Cahier n° 181 « À Distance, la révolution du télétravail »

07 décembre 2023ContactLucile Mettetal, Martin Omhovère

Le télétravail est susceptible de consolider les liens avec le territoire de résidence et de susciter des formes variées d’implication. A contrario il dessine aussi des formes de nomadisme et des appartenances multiples pouvant conduire à un certain désengagement.

Le sentiment d’appartenance aux lieux et l’appropriation des espaces, terreaux de nos identités1, sera-t-il bousculé par la généralisation du télétravail ? Travailler à domicile ou dans un tiers-lieu proche du domicile, passer plus de temps chez soi ou autour de chez soi, pourrait intensifier les relations de proximité avec les voisins, le quartier, la commune… et consolider l’ancrage territorial. Davantage d’attention portée aux autres, d’entraide, d’implication dans la vie locale, sont autant d’effets désirables que l’on peut imaginer. À l’inverse, le télétravail, c’est aussi la possibilité de vivre « un pied ici, un pied ailleurs », d’être doublement ancré, ou, plus plausiblement, de n’être ancré nulle part, de ne pas se sentir concerné par la vie des territoires qu’on fréquente de manière alternative, au gré des envies, des crises sanitaires et des canicules, avec pour conséquence une faible motivation à s’impliquer.

DES ENVIES DE PROXIMITÉ ET DES MOBILITÉS RESSERRÉES

Alors que les vies franciliennes sont géographiquement distendues, les périmètres vécus dilatés, les bassins de vie multiples, on observe une appétence pour la proximité, qui se traduit par une connaissance et une fréquentation des ressources locales. Avant la diffusion du télétravail, et alors que les déplacements domicile-travail étaient aussi incompressibles que non négociables, les enquêtes réalisées, dans les espaces périurbains notamment, montraient une évolution des pratiques, avec un recentrage des activités autour du lieu de résidence2 traduisant un attachement au local. Dans les communes rurales, malgré une offre souvent réduite, 25 % des déplacements sont réalisés en proximité. Dans les communes principales du périurbain, la proximité concentre près de 50 % des déplacements. En parallèle, l’analyse de l’évolution des comportements montre un rapport plus distancié à l’agglomération, d’autant plus pour les jeunes actifs et les retraités, dont l’usage des aménités locales est plus prononcé. Ce renouveau du local semble répondre à un désir d’ancrage, d’appropriation de son lieu de vie. Il relève d’un processus d’apprentissage et se traduit par une évolution des pratiques, comme un regain d’appétence pour le commerce de proximité et un lien plus étroit avec les espaces naturels qui participent à l’identité de ces territoires. Dans les communes périurbaines et rurales qui se vidaient d’une partie de leurs habitants la journée, la nouvelle donne du télétravail pourrait contribuer à nourrir des formes de solidarité, de mobilisation et d’engagement. Ainsi posés, l’ancrage résidentiel, le sentiment d’appartenance, l’appréhension et la compréhension de la proximité viendraient nourrir les liens sociaux et ce qu’ils portent en germe : l’entraide, la coopération et la solidarité.

DE LA PROXIMITÉ À LA COOPÉRATION

En télétravail, le temps gagné sur le trajet vers le bureau offre la possibilité d’accompagner ses enfants à l’école, de faire une course, ou de prendre l’air tout simplement, autant d’occasions de croiser ses voisins et de consolider les liens. En Île-de-France, les enquêtes3 ont aussi montré que travailler depuis chez soi contribuait à préserver le week-end, qui, une fois libéré des tâches domestiques réalisées en semaine, s’affirme encore davantage comme un temps dédié aux loisirs et aux relations sociales de proximité, dans une pratique renforcée du local. L’enquête « Mon quartier, mes voisins »4 a étudié l’intensité et la nature des relations entre habitants d’un même quartier ou d’un même immeuble. On y apprend notamment que les conversations entre voisins sont loin d’être anodines, et sont souvent l’occasion d’échanges d’informations et de contacts. On y apprend également que c’est surtout dans l’espace proche qu’ont lieu les échanges de services. Et nul besoin de liens étroits pour que l’entraide existe. Les voisins sont interconnectés par un réseau dense de liens « invisibles » nous rappelle Maxime Felder5 : c’est la notion de « voisinage latent ». Elle implique une certaine familiarité, un niveau d’interconnaissance permettant d’identifier les personnes-ressources et celles qui ont besoin d’aide, et facilite la réciprocité. Dans son enquête menée en 2021 sur la résilience de proximité, Camille Arnodin6 mentionne différentes études qui suggèrent une corrélation positive entre le capital social des habitants d’un territoire et sa résilience face aux catastrophes. Ainsi, en 1995, après que la ville de Chicago a été frappée par une canicule meurtrière, le sociologue Eric Klinenberg a étudié deux quartiers voisins, au sein desquels le taux de mortalité était très différent malgré une démographie similaire. Selon son analyse, c’est la nature des liens sociaux qui, dans un des quartiers, a permis de mettre en place rapidement des mécanismes d’entraide et de protéger les populations. Au-delà de l’entraide, les liens de proximité favorisent des formes variées d’initiatives citoyennes7. Agir à l’échelle locale, celle du territoire vécu, en mobilisant les ressources du territoire (compétences, savoir-faire, disponibilité), procure le sentiment que son engagement se traduit par des résultats concrets et sur mesure.

LA BI-RÉSIDENTIALITÉ : L’APPARITION DE L’HABITANT SAISONNIER

Si le télétravail a renforcé l’ancrage au lieu de résidence, il a aussi réveillé des envies d’ailleurs, qui se sont traduites par des déménagements vers des territoires offrant un logement plus vaste, un jardin, la promesse d’espaces naturels plus accessibles8, ou par un réinvestissement des résidences de villégiature, de moins en moins secondaires au fur et à mesure que les logements principaux se muent en « pied-à-terre ». Bien que ce phénomène ne concerne qu’une frange minoritaire et favorisée de la population, la sociologie et l’excellente connexion de l’Île-de-France au territoire national en font une région particulièrement exposée au développement du phénomène des « habitants à temps partiel ». En 2011 déjà, l’enquête « Famille et logement » réalisée par l’Insee révélait que 1,2 million d’adultes franciliens partageaient leur temps entre deux logements, soit 14 % de la population régionale, contre moins de 10 % en province9. C’est à Paris que le phénomène est le plus marqué, puisqu’un adulte sur quatre réside aussi dans un second logement. Alors que cette enquête indiquait que la double résidence concernait surtout les jeunes, étudiants ou en début de vie active, conservant des attaches familiales en Île-de-France ou ailleurs en France, ainsi que les retraités, la diffusion du télétravail ouvre la voie à l’expansion de cette pratique aux actifs en ayant les moyens. Le Baromètre des Franciliens 2022 de L’Institut Paris Region révèle ainsi qu’au cours de l’année écoulée, 25 % des Franciliens adultes ont habité ailleurs que dans leur résidence principale pendant une autre période que les vacances. Après le logement d’un parent (9 % des réponses), la résidence secondaire est le second lieu de vie le plus cité (6 %). C’est aussi celui qui a le plus progressé depuis la pandémie, car en 2022 il est cité deux fois plus souvent qu’en 2021. Ainsi, le télétravail peut favoriser les liens sociaux, voire la résilience de certains territoires, lorsqu’il est synonyme de présence accrue au lieu de résidence principal, d’une pratique plus fréquente, et d’une implication renforcée dans l’environnement résidentiel. Particulièrement crédible pour les territoires les plus résidentiels de l’Île-de-France, où une proportion importante d’actifs télétravaillent et trouvent à leur domicile un nouvel équilibre entre vie personnelle, travail et loisirs, cette hypothèse pourrait se révéler moins porteuse dans les territoires les plus centraux, historiquement les plus concernés par la bi-résidentialité. Localement, le phénomène peut affecter le fonctionnement urbain et social de ces territoires, en particulier pour celles et ceux qui restent à leur domicile : comment vivre ensemble quand une frange de la population n’est que partiellement présente ? Alors que la résilience d’un territoire repose sur la capacité des communautés à s’organiser, s’entraider, échanger leurs ressources et mobiliser celles du territoire, comment faire face à une crise lorsqu’une partie de la population se retranche ailleurs ?■

1. Guérin-Pace France, Sentiment d’appartenance et territoires identitaires, L’Espace géographique 2006/4 (tome 35), p. 298-308.
2. Bouleau Mireille et Lucile Mettetal « La mobilité dans le périurbain : désir d’ancrage et nouvelles proximités ». Note rapide n° 646, mars 2014.
3. L’Institut Paris Region, « Comportements et aspirations des Franciliens en 2021 ». Enquête annuelle, L’Institut Paris Region, 2021.
4. « Mon quartier, mes voisins ». Enquête réalisée en 2018-2019 sous la direction de Jean-Yves Authier et Joanie Cayouette-Remblière, avec la collaboration de Loïc Bonneval, Josette Debroux, Laurence Faure, Karine Pietropaoli et Isabelle Mallon (Centre Max Weber), Aurélie Santos (Ined), Éric Charmes (Rives, EVS), Anaïs Collet (SAGE), Colin Giraud (CRESSPA/INRAE) et Hélène Steinmetz (IDEES).
5. Docteur en sociologie, Laboratoire de sociologie urbaine (LASUR), École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
6. Consultante études qualitatives et participation citoyenne. Voir son étude « Résilience, convivialité et solidarités de proximité », juillet 2021.
7. L’Institut Paris Region, « Aux actes citoyens ! », Les Cahiers de L’Institut Paris Region, n° 178, juin 2021.
8. Voir l’ encadré « N’habite plus à l’adresse indiquée » de Florian Tedeschi et Philippe Louchart, p. 123.
9. Couleaud Nathalie et Claire Decondé (Insee ÎdF), Mariette Sagot (L’Institut Paris Region), Sandra Roger et Pauline Virot (APUR), La double résidence concerne surtout des jeunes et des retraités parisiens. Insee Analyses Île-de-France, n° 12, février 2015. Accessible en ligne à l’adresse : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1285854

MAULE : UNE CENTRALITÉ SENTIMENTALE ET NOSTALGIQUE

Si la ville de Maule (Yvelines) offre des équipements, des commerces et des services, qui captent les déplacements de ses habitants, elle symbolise aussi une centralité « villageoise » dans sa forme et son ambiance. « Même si je travaille à Paris, pour moi, le centre de ma vie, c’est vraiment Maule. Ça fait centre-ville, on ne peut pas y aller sans rencontrer quelqu’un. » Les habitants y retrouvent les aménités recherchées dans la définition qu’ils ont du « centre » : des rencontres, un marché, une place, des restaurants, etc. Centralité locale et traditionnelle, Maule semble conserver son attractivité de bourg historique. Le discours des enquêtés* témoigne en effet d’un attachement à une forme presque nostalgique du centre, valorisé par sa petite taille. Une micro-échelle propice aux interactions, et qui permet d’oublier un temps sa voiture. Maule concentre un certain nombre de fonctions, et les ingrédients d’une centralité à taille humaine, qui font sens dans la mobilité des enquêtés. Selon le maire de la commune, monsieur Richard** les nouveaux arrivants sont attirés par cette « vie du proche », qu’il s’agisse de retraités qui ont quitté leur grande maison « loin de tout » pour habiter en cœur de bourg, ou de Parisiens désireux d’un « cadre de vie plus apaisé » et à la recherche d’une « identité locale » : « Pour ces derniers, le télétravail a été décisif, il a eu un effet de bascule. »

*Mettetal Lucile, « Identités périurbaines : l’Ouest francilien », Une métropole à ma table, Les Cahiers n° 175, février 2015.
**Interviewé en juin 2022.

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