Loger les non-télétravailleurs

Article extrait du Cahier n° 181 « À Distance, la révolution du télétravail »

02 octobre 2023ContactSandrine Beaufils, Pascale Leroi

La massification du télétravail a fait apparaître, en creux, l’inégalité que vivent au quotidien ceux qui n’y ont pas accès. Ces travailleurs « essentiels » cumulent souvent de faibles revenus et une nécessaire proximité à leur lieu de travail. Leur accès au logement est au cœur des préoccupations des pouvoirs publics.

Tandis que le travail à distance s’installe durablement dans les entreprises, ouvrant à de nombreux salariés la perspective d’une vie professionnelle plus autonome, plus calme, et parfois loin de la métropole, des millions de personnes sont, elles, dans l’impossibilité de séparer leur activité de leur lieu de travail. Au plus près des Français et de leurs besoins essentiels, elles occupent des métiers non télétravaillables : infirmiers, commerçants, enseignants, livreurs… Pour ces exclus de la bi-résidence ou des grands week-ends au vert, le décalage est d’autant plus flagrant qu’ils doivent généralement se loger à proximité de leur emploi, dans des secteurs résidentiels valorisés de la métropole, où leurs revenus ne leur donnent pas accès à un logement convenable. Révélée par la crise sanitaire, leur situation a interpellé l’État, qui vient de confier aux territoires le soin de loger ces travailleurs « essentiels du quotidien ».

DES EMPLOIS NON TÉLÉTRAVAILLABLES

Près d’un emploi salarié sur trois est dit « essentiel » en Île-de-France : les « premières lignes » (803 000 emplois), les « relais des premières lignes » (624 000 emplois), et les « services publics du quotidien » (483 000 emplois). Deux critères définissent les emplois de « premières lignes » : l’essentialité de leur mission pour la continuité de la vie de la nation et l’impossibilité de télétravailler. Ils représentent le cœur de cible des métiers pour lesquels la proximité à l’emploi est indispensable. Pour mener à bien leurs missions, ils peuvent dépendre des emplois des « relais des premières lignes ». Toutefois, ces derniers, plus représentés dans les fonctions d’encadrement, les activités de l’information, de la banque de détail ou de la gestion des réseaux de communication, peuvent davantage télétravailler. Enfin, le dernier groupe rassemble les « services publics du quotidien ». En cas de force majeure, comme au début de la crise sanitaire en mars 2020, ils peuvent télétravailler. Toutefois, ces emplois gagnent à être exercés en présentiel.

UN IMPÉRATIF DE PROXIMITÉ

Les emplois « essentiels » sont très souvent en relation directe avec des usagers, des clients, des patients, des élèves, et nécessitent une présence quotidienne sur le site d’emploi. Les actifs qui occupent ces emplois exercent plus fréquemment à temps partiel, en horaires décalés, ou de nuit, ce qui peut complexifier leurs déplacements autant que la gestion de la vie familiale. Ces personnes perçoivent par ailleurs des rémunérations faibles : pour eux, ne pas pouvoir accéder au télétravail peut être perçu comme une inégalité supplémentaire. Le salaire brut médian des travailleurs « essentiels » est inférieur de 10 % à celui de l’ensemble des salariés (27 100 euros bruts par an contre 30 200 euros en 2017). Et cet écart est plus fort encore pour les travailleurs de « premières lignes » (23 500 euros, soit un écart de 22 % par rapport à la moyenne). Ces différences de salaires sont exacerbées dans certains territoires infrarégionaux : les plus faibles salaires des « premières lignes », inférieurs à 7 000 euros bruts par an, sont plus fréquents au cœur de la région, dans la Métropole du Grand Paris et dans l’est des Yvelines, des territoires où les inégalités de revenus sont très marquées. Par ailleurs, les actifs des « premières lignes » et des « services publics du quotidien » présentent des caractéristiques qui peuvent les fragiliser sur le marché de l’emploi et du logement. Ils sont plus souvent peu qualifiés : 64 % des premières lignes sont employés ou ouvriers, ce qui signifie des salaires peu élevés. Quelque 30 % sont des immigrés, lesquels sont potentiellement exposés à de la discrimination pour accéder au logement privé. Enfin, 55 % des premières lignes et 77 % des services publics quotidiens sont assurés par des femmes, lesquelles sont souvent moins bien payées que leurs homologues masculins, et plus fréquemment à la tête d’une famille monoparentale. En Île-de-France, un million et demi de ménages comprennent au moins un travailleur « essentiel du quotidien », soit trois ménages sur dix.

PLUS DÉPENDANTS DU PARC SOCIAL

La faible rémunération des travailleurs « essentiels » exerce une forte contrainte pour accéder au logement, notamment dans le parc privé des territoires valorisés de la métropole. De fait, ils sont sous-représentés en cœur d’agglomération (16 % résident à Paris et 56 % dans la Métropole du Grand Paris, contre respectivement 20 % et 60,5 % des autres travailleurs). Ce moindre accès au parc privé se constate dans le parc occupé en propriété (47 % contre 49 % pour l’ensemble des actifs), et dans le parc locatif privé (22 % contre 24 %). L’accès à la propriété est plus compliqué encore pour les actifs des « premières lignes », qui pâtissent des salaires les plus bas : seuls 43 % d’entre eux accèdent à la propriété. Par conséquent, les travailleurs « essentiels » sont plus nombreux à occuper un logement social (25 % contre 20 % pour l’ensemble des actifs). Leur présence dans le parc social est très nette en cœur d’agglomération, notamment pour les « premières lignes ». À Paris, 28 % d’entre eux résident dans un logement social, contre 18 % de l’ensemble des actifs.

LA GRANDE COURONNE PLUS ACCESSIBLE

Bien que les travailleurs « essentiels » occupent un peu plus fréquemment un logement du parc social, la faiblesse de leur rémunération, le coût du logement, et l’insuffisance des attributions de logements sociaux au regard des demandes, compliquent leur présence dans le cœur de la région, et plus particulièrement dans les territoires où le marché immobilier est le plus sélectif. À Paris, 40 % seulement des emplois « essentiels » sont occupés par des résidents, 47 % dans les Hauts-de-Seine, et ces proportions sont plus faibles encore pour les actifs des « premières lignes ». A contrario, dans les départements de grande couronne, et notamment dans les territoires où les ménages ont les niveaux de vie les plus bas, plus de 75 % de ces emplois sont occupés par des résidents. Pour autant, sont-ils plus éloignés que les autres actifs de leur emploi ? Étonnamment non : 55 % résident à moins de 10 km de leur lieu de travail, contre 50 % pour les autres actifs. Cela s’explique notamment par une plus grande dispersion de leurs emplois, et par leur surreprésentation dans le parc social, notamment dans les départements les plus valorisés et dans des logements de fonction. L’écart entre les « essentiels » et les autres leur est beaucoup plus favorable lorsque l’emploi est situé en dehors de la métropole : 44 % résident à moins de 10 km de leur emploi, contre 34 %.

UN CHOIX RÉDUIT

Pour illustrer les difficultés de logement que peuvent rencontrer ces travailleurs en Île-de- France, un indice d’accès au logement privé a été établi. Il confronte, par intercommunalité, le loyer moyen d’un appartement de 49 m² du parc privé aux salaires (en équivalent temps plein) par vingtile des travailleurs « essentiels ». Cet exercice purement théorique éclaire les contrastes géographiques et sociaux en répondant à la question : « Quelle est la part des travailleurs “essentiels” parmi ceux qui travaillent dans l’intercommunalité qui ont la solvabilité nécessaire pour se loger seuls dans un 49 m² ? » en comparant leurs possibilités avec celles des autres actifs. Dans la réalité, les personnes s’adaptent aux conditions du marché, en se dirigeant vers des logements plus petits ou en partageant un loyer avec une autre personne. Elles peuvent aussi accéder à la propriété, le plus souvent lorsqu’elles sont en couple, ou, dans des situations moins favorables, être contraintes de se loger dans des conditions dégradées. Ainsi, 19 % des travailleurs « essentiels » résident dans un logement suroccupé. Les cartes montrent que les travailleurs essentiels sont peu nombreux à pouvoir louer un appartement dans des conditions confortables (un 49 m² pour une personne) près de leur emploi en Île-de-France, excepté aux franges. Les territoires ruraux sont les plus accessibles, en théorie. Ainsi, les trois quarts auraient les moyens financiers de se loger à côté de leur emploi dans l’établissement public de coopération intercommunale (EPCI) Deux Morin et dans celui du Gâtinais Val-de-Loing. Les territoires où les « essentiels » ont le plus de difficultés à se loger (à cause de la faiblesse de leur salaire et/ou du montant des loyers) sont les établissements publics territoriaux (EPT) de la Métropole du Grand Paris et les EPCI aux marchés immobiliers très valorisés, notamment dans l’est des Yvelines. Pour les travailleurs de premières lignes, les territoires qui sont accessibles sont encore moins nombreux.

FACILITER LEUR ACCÈS AU LOGEMENT

Si les travailleurs « essentiels » résident en moyenne plus près de leur emploi que les autres, c’est en grande partie grâce à la meilleure répartition de ces emplois sur le territoire régional, et notamment en grande couronne, où l’accès au logement est moins coûteux. L’accès au parc social, plus fréquent pour les travailleurs « essentiels », et la possibilité pour certaines professions d’accéder à un logement de fonction contribuent également à rapprocher ces actifs de leur emploi. Pour autant, la question de leur logement demeure. Ainsi, à Paris, 63 % des emplois de « premières lignes » et 60 % de l’ensemble des emplois « essentiels » sont occupés par des non-résidents, et ces proportions restent toujours plus élevées dans les territoires valorisés de la région que dans les autres, traduisant les difficultés d’accès au logement. Ces difficultés, combinées à des horaires plus souvent décalés, engendrent chez les travailleurs « essentiels » une plus grande utilisation de véhicules motorisés pour se rendre au travail que chez les autres actifs, et une moindre utilisation des transports en commun. La hausse récente des prix de l’énergie interroge sur le poids du budget carburant de ces actifs. La crise sanitaire et le ralentissement de l’économie auquel elle a conduit ont mis en lumière ces travailleurs « essentiels », leurs rémunérations, leurs conditions de travail, leurs capacités d’accès au logement, et leur impératif de proximité. Le logement social participe déjà à jouer un rôle d’amortisseur, et les entreprises de plus de 50 salariés contribuent, par le biais de la participation de l’employeur à l’effort de construction (PEEC)1, à soutenir l’accès à l’habitat. Cependant, en raison de l’insuffisance chronique de logements, ces mesures restent insuffisantes, et l’État a souhaité renforcer l’accès au parc social des travailleurs « essentiels » par le biais de la loi 3DS2, qui fixe un objectif d’attributions de logements sociaux aux demandeurs de logement exerçant une activité professionnelle ne pouvant être assurée en télétravail et relevant d’un secteur « essentiel » pour la continuité de la vie de la nation. Cette loi confie aux territoires la mission de définir qui sont ces travailleurs essentiels, par le biais de modalités de mise en œuvre de cet objectif dans le cadre des conférences intercommunales du logement, en fonction des besoins du territoire. Ces mesures seront-elles suffisantes pour loger ces travailleurs « essentiels », dans un contexte francilien où les demandes de logements sociaux sont déjà dix fois plus nombreuses que les attributions ?■

1. La PEEC, appelée également « dispositif du 1 % logement », est un investissement directement versé par les employeurs en faveur du logement des salariés.

2. Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dite « Loi 3DS ».

DÉFINIR LES TRAVAILLEURS ESSENTIELS

La définition utilisée dans cet article est le fruit d’une collaboration entre L’Institut Paris Region, l’Observatoire régional de la santé et l’Atelier parisien d’urbanisme. Elle distingue trois groupes : les « premières lignes », les « relais des premières lignes » et les « métiers des services publics du quotidien ». Elle ne saurait constituer une liste invariable de professions prioritaires dans le cadre de dispositifs spécifiques d’aides des pouvoirs publics. La loi 3DS confie aux territoires le soin de définir ces travailleurs essentiels, dans le cadre des conférences intercommunales du logement en fonction des besoins du territoire.

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