Quand la culture fait bouger les quartiers
La culture est au cœur des projets d'aménagement des métropoles. Largement perçue comme moyen de faire revivre les quartiers qui ont subi de plein fouet les effets de la désindustrialisation, elle s'est imposée comme facteur-clé d'attractivité des talents créatifs et des entreprises, parfois au détriment de l'accessibilité aux espaces pour les artistes et les habitants.
L'avènement de l'« économie de la connaissance », l'éssor du tourisme culturel et urbain, l'émergence du concept d'« industries créatives », et son économie associée, ont placé la culture au premier rang de la scène urbanistique : marqueur d'identité et facteur de cohésion sociale, elle contribue à la valorisation symbolique et à l'attractivité des métropoles aux yeux d'une main-d'œuvre qualifiée et des entreprises qui cherchent à l'employer.
Depuis les années 1990, « culture » rime avec « renouvellement urbain », notamment dans les anciennes villes industrielles. Artistes et créatifs, attirés par la possibilité de vivre en centre-ville à des loyers modestes, sont les premiers à réinvestir les quartiers à l'abandon et les friches, les transformant en des lieux où il fait bon vivre et travailler, dynamiques et au final très prisés. Nombreuses sont les villes post-industrielles à avoir lancé des projets destinés à attirer les industries créatives et les entreprises culturelles, à l'instar de la politique mise en œuvre par Buenos Aires depuis près de vingt ans.
Le programme « quartiers thématiques » à Buenos Aires
La capitale argentine est un hub de la culture. Ses théâtres, librairies, musées et festivals rayonnent en Amérique latine et au-delà. Chaque année, le World Tango Festival & World Cup, le Festival Internacional Buenos Aires Jazz, le Festival international du cinéma indépendant et le Salon international du libre attirent des centaines de milliers de visiteurs. La ville qui voit dans la création artistique un levier essentiel d'inclusion sociale apporte son soutien à de nombreux programmes de formation et concours pour encourager la créativité.
Les industries culturelles et créatives contribuent largement à l'économie de la métropole, mais elles ont tendance à être fortement concentrées spatialement. La ville a donc mis en place une politique qui à la fois capitalise sur les talents créatifs et repose sur une démarche de régénération des zones les plus défavorisées en termes de revenus et d'aménagement. Ce programme « quartiers thématiques » mobilise incitations fiscales et subventions pour attirer des entreprises dans les quartiers sélectionnés. Les secteurs ciblés en priorité sont ceux dans lesquels Buenos Aires a un avantage compétitif, à savoir ceux qui créent des emplois à haute valeur ajoutée et qui exportent.
Le programme a été lancé en 2001, avec le projet de Design District de Barracas, quartier défavorisé du centre-ville, emblématique des anciens quartiers manufacturiers de la ville en désindustrialisation : délabrement, dégradation des équipements publics, désinvestissement et paupérisation des habitants. La transformation d'un ancien marché aux poissons de 14 500m2 en un Centre métropolitain du design est au cœur de ce projet au double objectif : revitaliser et pérenniser. Aujourd'hui, outre les agences chargées de la promotion du design, des entreprises, des industries créatives et de l'export, ce centre abrite 870 espaces de travail, destinés à faciliter l'entrepreneuriat, un auditorium, des salles de classe, des ateliers, des laboratoires, des espaces d'exposition, une bibliothèque spécialisée, un musée et un centre culturel. Il ouvre régulièrement ses portes à la communauté, avec expositions et salons internationaux du design, et propose aux personnes en recherche d'emploi des formations gratuites dans des métiers tels que la couture et le travail du cuir. Ce projet a valu à Buesnos Aires d'être nommée « Capitale mondiale du design » par la World Design Organization en 2005.
L'impact de ce projet, tant sur l'industrie du design que sur la régénération du quartier de Barracas, a convaincu la ville que les clusters créatifs étaient une formule gagnante pour le renouvellement urbain et la croissance : depuis 2008, trois autres clusters on été créés, dédiés au secteur audiovisuel, aux technologies de l'information et à la création artistique. Ce dernier cluster, apparu en 2012, s'articule autour des arts visuels, du spectacle vivant et de l'édition. Il a vocation à promouvoir le secteur culturel, à développer les infrastructures et à renforcer l'accès à la culture, grâce notamment aux nombreuses subventions et à l'implantation d'entreprises. On y retrouve aujourd'hui des acteurs de la culture tels que la Fundacion Proa, l'Usina de las Artes, le musée d'art moderne, le musée des arts contemporains, plusieurs écoles des beaux-arts, etc. L'exemple de l'Usina de las Artes illustre le renouvellement urbain porté par la culture : située au cœur de La Boca, dans le sud de la ville, elle a investi les bâtiments délaissés d'une ancienne compagnie d'électricité. Outre plusieurs théâtres, elle accueille la première salle de concert de la capitale dédiée à la musique philharmonique. Ce projet, fruit d'une collaboration entre le service culturel et d'autres services de la ville, a revitalisé l'ensemble de la zone, la rendant plus sûre et plus accessible, y compris pour les touristes.
L'impact social de ces quatre clusters créatifs est à la mesure de leur incidence économique : considérable. On y observe des équipements publics et des transports en commun sensiblement améliorés, un accès renforcé à l'emploi dans le secteur culturel et les industries créatives, la réhabilitation de bâtiments annexes pour répondre à une demande croissante des entreprises qui souhaitent s'y implanter, une augmentation du nombre de formations proposées dans les filières culturelles et créatives et, de manière plus générale, une amélioration de la sécurité et de la qualité des espaces publics. La ville entend poursuivre sur sa lancée en diffusant la culture dans des quartiers jusqu'ici négligés, améliorant ainsi la qualité de vie et offrant davantage d'opportunités aux communautés défavorisées.
Des projets culturels métropolitains
Hong Kong / « Espaces pour l'art » : créer des studios d'artistes à prix abordables
Hong Kong, avec l'une des densités de population les plus élevées au monde et des prix de l'immobilier qui flambent, fait face à une véritable pénurie de studios d'artistes à prix abordables. Lancé par le Hong Kong Arts Development Council (HKADC) en 2014, ADC Artspace est le premier projet d'espaces et ateliers de création artistique à Hong Kong. Il occupe un ancien bâtiment de la zone industrielle du district Sud de l'île de Hong Kong, qui s'affirme, avec ses studios et galeries d'art, comme un cluster artistique. ADC Artspace est un projet collaboratif, fondé sur un accord passé avec un propriétaire privé prêt à accepter des loyers inférieurs aux niveaux du marché.
Toronto / Evergreen Brick Works : l'art comme vecteur de la sensibilisation à l'environnement
Le projet Evergreen Brick Works a vu la transformation d'une ancienne briqueterie à l'abandon en un lieu communautaire innovant, où l'on se penche sur les multiples façons dont la nature peut rendre la ville plus vivable. Il comprend un parc de 16 hectares et 15 bâtiments industriels. Le gouvernement fédéral canadien a récemment annoncé qu'il allouait une enveloppe supplémentaire pour financer la transformation de l'un des bâtiments en un lieu de programmation culturelle. Une fois transformé, cet élément de patrimoine industriel accueillera des studios d'artistes, des espaces de réunion et des installations artistiques publiques.
Shenzhen / I-FACTORY : de l'usine industrielle à l'usine créative
La rapide transformation de Shenzhen en mégalopole s'est accompagnée d'une véritable pénurie d'espaces consacrés à la culture et aux industries créatives. I-FACTORY est un parc culturel et créatif situé dans la zone portuaire de She'kou, qui entend devenir le berceau d'une nouvelle culture urbaine. Il s'étend sur une friche industrielle dépolluée où ont été conservés silos, cheminées, et une salle des machines, transformée en espace public. I-FACTORY est pilote d'un projet plus vaste, « Port du design industriel », qui a pour objet la revilatisation d'anciennes usines de la zone portuaire.
Séoul / Street Arts Creation Centre : la transformation d'un élément de patrimoine industriel en Centre des arts de la rue
Séoul disposait d'une infrastructure culturelle limitée et déséquilibrée à l'échelle régionale, souffrant notamment d'un manque d'espaces de répétitions pour les professionnels des arts de la rue, forme artistique moins populaire, confrontée à un manque particulièrement criant d'équipements culturels. Ouvert en 2015, le Seoul Arts Creation Center propose installations, développement professionnel et programme d'enseignement dans les domaines des arts de la rue et du cirque. Il occupe un ancien ouvrage hydraulique de dérivation, dont il s'est attaché à conserver les composantes d'origine. Il s'agit d'un projet porté par le Seoul Metropolitan Government, dont la planification et l'exploitation ont été confiées à la Seoul Foundation for Arts and Culture.
Vienne / F23.wir.fabriken : aménager des lieux culturels pour un nouveau quartier
Avec 11 % de croissance démographique en dix ans, Vienne se développe rapidement. Aux 22 Bezirke (arrondissement) existants de la ville s'ajoute désormais un vingt-troisième, formé à partir de huit villages de la périphérie qui, par conséquent, n'a pas vraiment de centre. L'espace entre les différents villages était peu à peu devenu une zone industrielle, mais de nombreuses usines ont fermé ou ont été relocalisées. Ce 23e arrondissement n'est doté d'aucun équipement culturel, et il lui faut se définir une identité. Le projet « F23 » consiste à rénover une ancienne usine et à la transformer en un point de convergence culturelle pour ce nouveau Bezirk. En dix-huit mois, plus de 40 000 personnes ont déjà participé à des projets culturels organisés dans l'ancienne usine. « F23 » est un projet mené dans le cadre d'une collaboration très large, qui associe l'IG F23 (organisme à but non lucratif), plusieurs services de la ville, les élus locaux du Bezirk et divers projets et partenaires culturels. Jusqu'ici, l'accueil que lui ont réservé les habitants a été particulièrement enthousiaste.
Projets culturels métropolitains : Toronto, Evergreen Brick Works (en haut, gauche) ; Shenzhen, I-FACTORY (en haut, droite) ; Séoul, Street Arts Creation Center (en bas, gauche) ; Buenos Aires, Centre métropolitain de design (en bas, droite).
Les anciens sites industriels, une opportunité pour la culture
Usines fermées, hangars à l'abandon, entrepôts vides... Alors que les villes s'adaptent à la nouvelle donne économique, le long processus de désindustrialisation laisse derrière lui pléthore de bâtiments vides. Privés de leurs sources traditionnelles d'emploi et d'activité, certains anciens quartiers industriels ont subi de plein fouet les effets du chômage et de la pauvreté. Toutefois, ces quartiers peuvent constituer pour les collectivités une source inspirante pour renouveler leur offre culturelle. Partout dans le monde, d'anciens sites industriels se transforment progressivement en nouveaux équipements culturels et artistiques.
À mesure que les villes mondes ont besoin de nouvelles infrastructures culturelles innovantes et flexibles pour réponodre aux nouveaux usages (numérique et multimédia), la requalification des anciens sites industriels s'affirme comme une stratégie permettant d'accueillir la culture contemporaine tout en préservant le patrimoine industriel. Volumes atypiques, limites de charge très élevées, espaces non cloisonnés : les anciennes friches offrent les conditions de travail attrayantes pour la production culturelle et artistique.
Mais les défis pour les métropoles restent nombreux. C'est ce que le World Cities Culture Forum s'attache à analyser. Créé en 2012, il compte aujourd'hui 38 métropoles du monde entier, dont Londres, New York, Shanghai, Paris Île-de-France, Séoul, Sydney, Tokyo, Varsovie, etc. Ce réseau de recherche et de prospective est dédié au rôle de la culture dans la ville. Ses membres, par la mise en commun de leurs expertises et connaissances, apportent des réponses aux défis qu'il leur faut relever1.
L'un de ces défis est le manque croissant de lieux pouvant accueillir des projets culturels : en dépit de la reconnaissance internationale du rôle qu'elle joue dans la régénération urbaine, la reconversion culturelle des bâtiments industriels est aujourd'hui concurrencée par une tendance à la transformation à usage d'habitation, plus lucrative, en forte hausse dans les métropoles. Cette érosion des friches vacantes a un réel impact sur la capacité des métropoles à créer, innover et dynamiser leur économie. Une scène culturelle et créative expérimentale robuste constitue en effet un terrain fertile pour les idées nouvelles, qui gagnent ensuite l'ensemble des autres communautés et secteurs d'activité. Le manque d'espaces de création et de production à prix abordables constitue un frein à la génération d'idées porteuses, innovantes, radicales, ou disruptives et, à terme, donne lieu à un environnement urbain sans singularité.
Matthieu Prin, World Cities Culture Forum,
Carine Camors, socio-économiste et Odile Soulard, économiste, L’Institut Paris Region
1. Les exemples sont issus de travaux menés par le réseau Culture dans les villes mondes, dont L'Institut Paris Region est membre fondateur.
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