Après le confinement, quelle stratégie pour les espaces publics métropolitains ?
Chronique des confins n° 6
Urbaniste senior à L’Institut Paris Region, Paul Lecroart travaille sur les stratégies métropolitaines et les projets urbains du Grand Paris, et à l’international. À l’initiative d’approches de projets innovants, comme le programme « Avenues métropolitaines » ou le « Parc des Hauteurs », il s’intéresse aux catalyseurs de la transformation urbaine et écologique, aux permanences (le paysage), à la mobilité et à l’évolution des usages de l’espace public. Il a codirigé plusieurs ouvrages sur les mutations des métropoles, dont le Cahier « Les villes changent le monde » en 2019. Il enseigne les stratégies urbaines au cycle urbanisme de Sciences Po (Paris).
En s'attaquant particulièrement aux grandes métropoles très intégrées aux flux mondiaux comme l’Île-de-France, la pandémie du Covid-19 ébranle les fondamentaux de l’urbanité et même la raison d’être des villes : celle de maximiser les interactions sociales entre des individus différents, en premier lieu dans l’espace public. « Les villes sont filles du commerce », disait-on autrefois ; elles trouvent leur sens dans l’intensité, la liberté et la diversité des échanges qu’elles permettent. François Ascher aurait parlé de la sérendipité1 des grandes métropoles : leur capacité à offrir de l’imprévu qui peut être transformé de manière créative. L’air de la ville rend libre, et un contrôle trop strict de l’espace étouffe. Le prolongement des mesures de distanciation physique va-t-il signer la fin de la ville telle qu’on la connaît ? Assurément, non. Ce n’est pas ce que veulent nos concitoyens. Mais comment alors repenser l’usage, le partage et le dessin des espaces publics dans la nouvelle ère qui s’ouvre avec le déconfinement ?
Les crises sont propices aux changements de paradigme2. Nos rues, places, boulevards et même autoroutes, désertés par le confinement, sont calmes ces jours-ci ; l’air y est plus pur, la nature y reprend (un peu de) ses droits. Le Grand Paris vit, pour une large part, à l’échelle de la marche à pied, à l’échelle du quartier ou du village. La vie sociale s’est enrichie dans les dernières semaines de nouvelles sociabilités locales. La période est propice aux modifications des comportements dont certains seront rendus nécessaires par la situation sanitaire.
En ce sens, la situation exceptionnelle que nous vivons constitue une chance unique de mise en place de mesures coordonnées, immédiates et temporaires, qui permettraient d’expérimenter grandeur nature une transition globale vers un modèle urbain plus résilient sur tous les plans. Ce type d’actions tactiques, provisoires, low tech, low cost (mais pas cheap pour autant !) a la capacité à rendre désirables et positives les contraintes post-confinement et de préfigurer des changements structurels plus profonds. Ces mesures tactiques et pragmatiques peuvent s’inscrire dans une vision à long terme.
Écomobilité
Dans les semaines post-confinement, il sera crucial d’éviter un report vers la voiture et les deux-roues motorisés de pendulaires craignant la promiscuité des transports en commun. Le transfert sur le vélo, plus capacitaire que la voiture, est l’une des solutions envisagées. La création d’un réseau express régional vélo (RER V) provisoire pourrait être rapidement mise en œuvre par les collectivités d’Île-de-France, avec le soutien de la Région4 , en s’appuyant notamment sur les grandes voies parisiennes et (inter)départementales. Berlin, Bogota ou New York ont déjà montré la voie. Au-delà des seuls axes RER V, cette mesure pourrait être vite étendue à la plupart des routes à 2 x 2 voies, en réservant temporairement une file de circulation dans chaque sens pour les vélos ou, dans certains cas, en spécialisant l’une des deux chaussées pour les vélos et les bus. Des modifications temporaires de plans de circulation pourraient également être testées, élargissant les possibilités d’intervention. Partout où c’est possible, ces mesures devraient être accompagnées par un marquage au sol provisoire des continuités cyclables sur la voirie locale afin de sécuriser l’ensemble des itinéraires. Pour apaiser la cohabitation des différents usagers dans cette période de transition ralentie, une réduction des vitesses autorisées de 20 km/h sur les voiries urbaines pourrait être étudiée et mise en œuvre rapidement par décret, s’il y a consensus.
Afin de réduire l’appel d’air lié à la perception de grands axes vides d’automobiles, il serait intéressant de réserver provisoirement une file sur certaines voies rapides urbaines franciliennes pour des lignes de bus express temporaires, les taxis et autres véhicules prioritaires. Un simple marquage de couleur au sol, des plots amovibles et un balisage temporaire pourraient suffire dans un premier temps. Moyennant une diminution des vitesses autorisées, certains tronçons de voies rapides pourraient réserver de l’espace aux vélos. De telles mesures s’inscrivent dans la vision d’une transformation progressive du réseau de voirie magistral en « avenues métropolitaines » multimodales connectées à leur environnement urbain, portée par L’Institut Paris Region5. Elles se situent dans la continuité des actions déjà engagées ou étudiées au sein de la Conférence stratégique des mobilités routières, réunie autour du Préfet de Région à la suite de la consultation internationale sur les Routes du Futur du Grand Paris6. Elles pourraient faire partie intégrante d’un plan régional des mobilités post-confinement qui préfigurerait la gestion des mobilités olympiques en 2024, y compris les cruciales questions logistiques.
À l’échelle plus locale, les collectivités peuvent aussi créer des zones de rencontre, des zones 30 temporaires, ou des zones à trafic limité (ZTL) comme à Nantes, afin de prioriser certains usages (services de sécurité ou de santé, artisans, livraisons…) et/ou certains modes (transports collectifs, modes actifs, mobilité électrique…), anticipant ainsi de futurs plans de mobilité. Très touchée par la pandémie, Milan a élargi sa zone à trafic limité en réservant 35 km de voirie aux piétons et aux vélos d’ici l’été 2020, étape tactique d’un plan plus ambitieux à 2030. Au-delà de la distanciation, l’un des enjeux est d’améliorer la qualité de l’air de la métropole milanaise, qui s’est avérée un facteur aggravant de la crise sanitaire.
Marchabilité
À l’issue du confinement, offrir davantage d’espace aux flux piétons pour respecter les règles de distanciation devient un enjeu stratégique régional et métropolitain (la marche est le premier mode de déplacement en Île-de-France avec plus de 17 millions de déplacements par jour !). Mais ce besoin conjoncturel peut s’inscrire dans l’évolution à plus long terme vers un urbanisme de la proximité, fondé, comme le propose Londres, sur des « healthy streets » : des rues qui facilitent non seulement la mobilité, mais aussi le séjour, la santé, le sport, le bien-être, la végétation et l’interaction sociale (à distance, temporairement...)8.
En Île-de-France, la priorité sera souvent d’élargir provisoirement des trottoirs trop étroits au moyen de matériaux simples, modulables, réversibles, le plus souvent recyclés (palettes, bacs de plantations, rondins…) en réorganisant ou en interdisant le stationnement, comme ont commencé à le faire Dublin, Paris ou Montreuil. Les espaces de stationnement hors voirie sous-utilisés, privatifs ou publics, pourraient être mobilisés pour accueillir les véhicules déplacés. Là où c’est nécessaire, les villes pourront réserver temporairement des rues entières aux piétons (Vancouver et Vienne l’ont fait, Lille l’envisage).
Les grands carrefours de l’agglomération parisienne sont souvent largement dimensionnés et les piétons contraints de faire de grands détours9. Là encore, avec quelques cônes, peinture au sol et transats, New York a montré avec son Plaza Program comment multiplier par deux ou par trois l’espace piéton et rendre désirables des lieux austères.
Le temps de la marche est aussi essentiel au confort des piétons10. Le déconfinement offre l’occasion de tester grandeur nature une programmation des carrefours à feux rééquilibrant les temps de traversée au bénéfice des piétons (et de toute personne en situation de handicap), voire de rendre possible les traversées en diagonale qui permettent de déconcentrer les flux, comme on le voit à Tokyo, Los Angeles ou Londres11.
Ces dernières semaines de confinement nous ont rendus plus sensibles encore à la nature, au changement de saison, au silence, à l’écoute et à l’observation des oiseaux, aux odeurs d’humus qui montent après la pluie... Sevrés de jeux, de verdure et de grands espaces, les citadins de tous âges auront des attentes fortes à l’égard de la nature en ville. Rouvrir rapidement les parcs et les jardins publics est un enjeu de santé publique physique et mentale majeur12 , notamment vis-à-vis de populations défavorisées qui viennent de passer plusieurs semaines dans des appartements exigus et surpeuplés. Certains espaces et équipements publics pourront être mobilisés pour répondre aux besoins solidaires (hébergement d’urgence de personnes sans domicile fixe13) et sanitaires (tests de dépistage).
Au-delà, la diminution potentielle de la mobilité motorisée, liée au ralentissement de l’économie, à la poursuite d’un recours significatif au télétravail et à un transfert modal massif sur les modes actifs, offre une chance exceptionnelle à saisir pour renaturer la ville14 : planter en bacs certaines rues et boulevards, laisser pousser la végétation spontanée, jardiner des délaissés de voirie, désimperméabiliser certains parkings sous-utilisés... On peut aussi imaginer créer une « deuxième peau » aux parcs15 en laissant aux riverains le soin d’apaiser et de végétaliser les rues qui y conduisent. On favorise ainsi leur accessibilité à pied et à vélo et on contribue à la création d’îlots de fraîcheur16 qui seront bienvenus au cas où une canicule estivale se superpose à la pandémie. On peut aussi préfigurer transitoirement les grandes continuités vertes en projet comme la Promenade du Parc des Hauteurs de l’Est parisien17 , maillon d’un réseau régional continu de liaisons vertes, proposé dès les années 199018.
Expérimentation, coordination, évaluation
Les outils techniques existent pour innover et expérimenter des dispositifs temporaires avec, notamment, les travaux du Cerema sur les aménagements piétonniers et cyclables temporaires19, de L’Institut Paris Region sur l’urbanisme transitoire20 ou la renaturation21, ou des nombreux réseaux pratiquant l’urbanisme tactique et participatif en France et à l’étranger22.
Le cadre règlementaire est déjà en place, pour l’essentiel, et la gestion de dispositifs temporaires avec des collectifs d’associations commence à s’ancrer dans les pratiques des collectivités. Les difficultés de mobilisation des ressources financières, humaines et matérielles en phase de sortie de confinement ne semblent pas insurmontables. De nombreuses associations semblent prêtes à se mobiliser, y compris dans la gestion des aménagements temporaires. Les discussions sur la création d’un réseau cyclable sanitaire temporaire sont l’aboutissement de leurs efforts des dernières années sur le RER V francilien porté par le Collectif Vélo Île-de-France ; la Rue de l’Avenir a joué un rôle central sur le partage de la rue ou « la rue aux enfants » temporaire.
L'addition d'initiatives locales désordonnées n’est cependant pas en mesure d’offrir le cadre cohérent d’une mobilité maîtrisée dans une métropole multimillionnaire. Un plan d’action coordonné est indispensable pour répondre à l’enjeu de limiter, autant qu’il sera possible, le risque d’une augmentation incontrôlée du trafic automobile en sortie de confinement et son cortège de conséquences négatives.
À présent, l’enjeu réside dans la volonté et la capacité collective de l’État et de l’ensemble des acteurs institutionnels de la région métropolitaine, à tous les niveaux de décision, à se mettre autour de la table pour expérimenter conjointement à grande échelle des approches innovantes dans le cadre d’un plan d’action concerté. Conçu dans un cadre partenarial ouvert et démocratique, ce plan devrait être accompagné d’un dispositif de communication, de partage des données d’observation et d’évaluation rapide des actions pour ajuster au plus vite les mesures aux dysfonctionnements constatés sur le terrain.
Les circonstances exceptionnelles que nous vivons exigent des réponses organisationnelles inédites pour que d’autres catastrophes ne s’ajoutent pas au drame sanitaire de la pandémie en Île-de-France. Au-delà de la gestion des espaces publics dans les prochains mois, ce qui est en jeu est peut-être la réinvention démocratique d’un modèle de développement plus juste, plus durable et plus résilient pour notre métropole.
Paul Lecroart
avec le concours de Cécile Diguet et Maximilian Gawlik
1. François Ascher, L’âge des métapoles, La Tour d’Aigues. Éditions de l’Aube, 2009
2. Paul Lecroart, Comment les villes changent de trajectoire, Les Cahiers n°176, septembre 2019.
3. Paul Lecroart, L'urbanisme Tactique. Projets légers, grandes mutations ?Les Cahiers n°176, septembre 2019.
4. Interview avec Dominique Riou « Le vélo sera au cœur de la mobilité post-confinement », 22 avril 2020, et Le Monde du 22 avril 2020.
5. Paul Lecroart, De la voie rapide à l'avenue urbaine : la possibilité d'une « autre » ville ? Note rapide Territoires, n° 606, octobre 2012.
6. Routes du futur
7. Enquête Générale Transports 2018, OMNIL, Île-de-France Mobilités, janvier 2020. Et Mireille Bouleau, La marche à pied en Île-de-France, Note Rapide Mobilité, juin 2016,
8. Samu Balogh et Dominique Riou, Les « Healthy Streets » du Grand Londres, un enjeu de santé publique, Note rapide Mobilité, n° 801, février 2019.
9. Duguet Anca et Paul Lecroart, Etude Circulations douces dans les Hauts-de-Seine, IAURIF 1994.
10. Paul Lecroart, Piétons et urbanisme en Île-de-France. L’exemple de la RN 34, IAURIF, 2002.
11. Paul Lecroart, Comment ça marche dans la métropole ? Enjeux piétons en Île-de-France. Journée PDU STIF/Ville de Paris, IAU ÎdF, 2010.
12. David C.Niemana & Laurel M.Wentzb, The compelling link between physical activity and the body's defense system, Journal of Sport and Health Science, Vol. 8, Issue 3, May 2019. www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2095254618301005
13. Une crise sanitaire encore plus forte pour les plus faibles, Interview de Bobette Matulonga, 6clics n° 116, ORS ÎdF, L'Institut Paris Region, 16 avril 2020.
14. Gwendoline Grandin et Marc Barra, Renaturer l’Île-de-France : vers un territoire plus résilient, Note Rapide n° 843, ARB ÎdF, L'Institut Paris Region, mars 2020.
15. Expression de Sonia Lavadinho, sociologue et consultante espaces publics, communication personnelle, 19.11.2019.
16. Sophie Laurent, Audrey Muratet, et Dominique Riou, Mobilité et biodiversité, un espace commun : le trottoir. In Revue Transports Urbains, 2019/2 www.cairn.info/revue-transports-urbains-2019-2.htm
17. Le Parc des Hauteurs www.institutparisregion.fr/amenagement-et-territoires/amenagement/le-parc-des-hauteurs.html
18. Le Plan vert régional, Région Île-de-France, IAURIF, Octobre 1995.
19. Cerema https://www.cerema.fr/
20. Cécile Diguet & Alexandra Cocquière, Les Carnets pratiques n° 9 « Urbanisme transitoire », L'Institut Paris Region, 20 septembre 2018.
21. Les Trames écologiques : des bénéfices multiples pour les humains, Vidéo-clip, SMABB, ARB îdF, L'Institut Paris Region, 2019. www.arb-idf.fr/publication/clip-video-les-trames-ecologiques-des-benefices-multiples-pour-les-humains
22. Par exemple : urbanismeparticipatif.ca/outils/urbanisme-tactique
Cette page est reliée aux catégories suivantes :
Chronique & dossier
|
Aménagement et territoires
|
Aménagement
|
Mobilité et transports
|
Modes actifs
|
Déplacements