Modes de vie et territoires : un exemple en Essonne

26 janvier 2015Alain Bourdin et Pauline Silvestre

Dans le Centre Essonne-Seine-Orge, les modes de vie se déploient à trois échelles, autour d’attracteurs forts, sollicités par chacun en fonction de sa localisation, de ses ressources et de ses préférences. Pour autant, cela ne signifie pas que les territoires de vie des individus soient semblables et encore moins que ces derniers souhaitent qu’ils le soient.

 

 

Dans le cadre de l’Atelier international du Grand Paris, l’équipe des Urbanistes Associés, autour de Christian Devillers, a choisi de focaliser sa démarche sur les modes de vie et les usages du territoire. Afin de compléter l’analyse quantitative des bassins de vie présentée dans ce même numéro, nous avons réalisé1 une enquête exploratoire sur un territoire-pilote de l’Île-de-France, le Centre Essonne-Seine-Orge (Ceso), afin de mettre au point des éléments de méthode pour une approche qualitative plus large de la territorialisation des modes de vie dans le Grand Paris. En outre, l’exemple particulier de ce territoire, qui appartient à la grande couronne francilienne, a permis de questionner la spécificité des modes de vie et de leur ancrage spatial dans de tels espaces, par rapport à Paris et à la petite couronne.

Les éléments structurants des modes de vie

Étudier les modes de vie revient à analyser des pratiques, quotidiennes ou non, mais aussi l’imaginaire qui leur donne sens : chaque individu s’accommode de facteurs divers (capacités économiques, milieu socioculturel, capacités de déplacement…) considérés tantôt comme des contraintes, tantôt comme des opportunités. L’activité professionnelle pèse fortement sur les modes de vie, particulièrement dans la grande couronne. Mais le hors-travail les influence aussi fortement, ce qui suppose une organisation du mode de vie différente en fonction de la temporalité (semaine, week-end, congés). Ce temps permet, d’abord, de réaliser des activités contraintes (recours aux services administratifs ou de santé, courses d’approvisionnement, corvées ménagères…), mais les activités choisies y occupent une place déterminante. En témoignent une sociabilité des habitants du Ceso (réseaux amicaux et familiaux très forts, appartenance à des communautés professionnelles, relations de voisinage, réseaux communautaires…) et un engagement associatif souvent très riches ainsi que des pratiques de loisirs très fréquentes. Trois choses frappent : l’étendue de la gamme couverte par les engagements hors-travail, l’importance des réseaux, des activités et des équipements évoqués dans l’enquête et l’intensité de ces pratiques.

Le niveau d’équipement du territoire y joue un rôle. Par exemple, si le succès des activités de randonnée ou de course pédestre correspond à une tendance plus générale (les sports ou les activités de plein air rencontrent partout un grand succès), le fait que toute une partie du territoire soit « généreuse » pour ce type de pratiques n’a rien d’anecdotique : c’est un point fort qui peut donner une certaine unité de l’idée qu’une partie des habitants se fait du territoire. D’autres activités, culturelles et artistiques, n’ont pas la même transversalité, mais beaucoup sont très dynamiques et s’appuient sur des équipements forts : elles sont suffisamment satisfaisantes et diverses pour que l’on n’ait pas « besoin » de Paris.

Description de l’enquête

Cette enquête a été réalisée grâce à l’aide de l’Audeso (Agence d’urbanisme et de développement Seine-Orge) et en liaison avec la thèse (en convention Cifre) réalisée au sein et à l’initiative de cette agence d’urbanisme par Pauline Silvestre.

Compte tenu des contraintes matérielles et temporelles, nous avons réalisé, au cours de l’été 2013, une enquête auprès de vingt-cinq « experts » du territoire. L’expression désigne des acteurs qui, par leur activité professionnelle, leur engagement associatif ou leurs pratiques personnelles, sont amenés à côtoyer une ou des catégories d’usagers du territoire et donc à bien connaître leurs modes de vie. Ils devaient également présenter des profils différents et être implantés dans des intercommunalités variées. La construction de cette population d’enquête a été réalisée grâce à la collaboration avec l’Audeso qui possède une très bonne connaissance de son territoire et de ses acteurs.

L’analyse des entretiens visait trois objectifs :

  • caractériser les éléments qui structurent les modes de vie pour les différentes catégories de population ;
  • mettre en évidence la manière dont les individus inscrivent leur mode de vie dans l’espace ;
  • établir une géographie des modes de vie sur ce territoire de la grande couronne.

Les résultats de cette enquête exploratoire auraient besoin d’être consolidés, mais ils fournissent la base d’un portrait du Ceso. Pour le reste de l’Île-de-France, ils donnent des pistes certainement pertinentes pour la grande couronne, mais pas nécessairement pour le noyau central.

La mobilité et sa perception

Choisis ou contraints, les déplacements sont le support du mode de vie. Bien que l’offre de transports du Ceso présente de nombreux atouts, les déplacements représentent toujours une difficulté relative pour les usagers, souvent contraints d’emprunter leur véhicule personnel. Les flux vers Paris sont essentiellement générés par le travail (les déplacements sont quatre fois plus importants en semaine que le week-end). Le RER reste le moyen de transport préféré des actifs, mais il fait l’objet de nombreuses critiques. Ses dysfonctionnements ont des conséquences sur la mobilité des habitants du Ceso (ils se déplacent en voiture), les lieux pratiqués (ils privilégient ceux qui sont accessibles en voiture) et l’implantation des actifs sur le territoire. Ils sont en même temps à l’origine de nouvelles pratiques de déplacement (covoiturage et auto-stop) qui témoignent d’une prise en compte de ces difficultés par les usagers.

Les habitants de quartiers populaires se déplacent beaucoup (en cela, l’enquête confirme les études de mobilité), à l’échelle départementale ou régionale, que ce soit pour le travail, des démarches administratives, des activités de consommation (enseignes discounts de Corbeil-Essonnes, marché ethnique de Grigny), de sociabilité et de loisir (base de loisir de Draveil). Ce résultat relativise l’affirmation selon laquelle cette population a une pratique de mobilité réduite par rapport à la classe moyenne, même si les comportements de mobilité peuvent être très différents en fonction de l’origine, de l’âge, du sexe et du degré d’intégration sociale des individus.

Les échelles des modes de vie

La caractéristique principale des habitants du Ceso semble être leur aptitude à jouer sur différentes échelles, malgré une revendication de plus de proximité. On en distingue trois principales :

  • Les lieux correspondant à l’échelle de proximité (près du domicile, du lieu de travail ou sur le trajet entre les deux) sont intériorisés par l’usager comme faisant partie de son quotidien, si bien que leur fréquentation est ancrée dans la routine, marquée par la commodité et demande très peu d’effort (en termes temporels, financiers, d’implication personnelle, ou de « coûts de transaction »). Cette fréquentation assidue permet à l’usager de satisfaire des besoins élémentaires et d’exister en tant qu’ « habitué » de lieux donnés.
  • Les lieux correspondant à l’échelle du territoire de vie sont choisis par l’usager en fonction de ses préférences personnelles2. Ils sont fréquentés régulièrement, mais on choisit d’y aller. Cette échelle de la « générosité » est celle à laquelle l’usager structure la spécificité (« l’identité ») de son mode de vie : par exemple, par l’exercice d’un loisir spécifique ou l’affirmation de goûts alimentaires (magasin bio). Ils participent donc de son équilibre personnel et lui permettent de s’exprimer en tant qu’individu.

Les habitants de Ceso jouent
sur différentes échelles,
malgré une revendication
de plus de proximité

  • Les lieux correspondant à l’échelle de l’ « attractivité » sont d’une fréquentation beaucoup plus rare, même si elle peut obéir à une certaine régularité. Un déterminant plus fort que la nécessité ou le goût pèse sur cette fréquentation : l’envie, que l’on peut lier à l’événement, à l’exceptionnel, aux expériences exaltantes. Ce facteur peut justifier un déplacement plus long et un investissement (économique ou personnel) plus fort pour atteindre ces lieux.

L’échelle de la proximité implique des mailles assez fines (souvent celle des intercommunalités). L’échelle de la générosité est celle de grands territoires (au moins une grande portion du Ceso). Enfin, celle de l’attractivité intègre quelques éléments extérieurs de façon variable (Paris, mais pas nécessairement, ainsi que le reste de l’Essonne et d’autres). Les habitants faisant appel, dans l’idéal, à ces trois échelles. Mais le domicile-travail déforme fortement cette organisation, négativement (en empêchant le recours à telle ou telle échelle) ou positivement (en contribuant à l’échelle de la proximité ou de la générosité). Ainsi, la facilité d’accès au travail libère le mode de vie.

Du territoire de vie au bassin de vie

On l’aura compris, le territoire est structuré par des différences sociales qui se traduisent dans les modes de vie. Les lieux fréquentés et les modalités de cette fréquentation permettent tantôt de « faire société », tantôt de « faire entre soi ». Tout l’enjeu du bon fonctionnement du territoire est dans le poids respectif de ces deux tendances. Les modes de vie s’équilibrent, pour tous, entre les contraintes (travail et, surtout, accès au lieu de travail) et les marges de manœuvre qui permettent d’organiser la vie hors travail. À partir de cet équilibre, chacun s’organise en fonction de sa localisation, de son système de relations et de ses préférences. Même s’il existe des attracteurs forts fréquentés par beaucoup d’habitants, cela ne signifie pas que leurs territoires de vie soient semblables et encore moins que ces derniers souhaitent qu’ils le soient.

Si l’on superpose un grand nombre de territoires de vie individuels ou familiaux, on obtient une sorte de métaterritoire avec, d’une part, des zones intenses qui concentrent un ensemble de lieux fréquentés par la majorité et, d’autre part, des zones de faible intensité. Mais, encore une fois, le fait que beaucoup de personnes fréquentent des lieux situés sur un même territoire ne signifie pas qu’elles pratiquent toujours les mêmes lieux et de la même façon : il y a recouvrement, pas nécessairement cohérence.

En ce qui concerne le territoire étudié, on dira volontiers qu’il existe un bassin de vie, qui correspond à l’ensemble du Ceso (éventuellement étendu de quelques communes) et beaucoup de sous-bassins de vie, correspondant à l’échelle de la proximité. Les territoires intenses de Pôles-réseaux-territoires (sous réserve qu’on y ajoute des communes sans emplois qui leur sont très liées) correspondent aux sous-bassins les plus unanimement reconnus. On aurait donc intérêt à y organiser la gestion du quotidien à l’échelle de grands territoires permettant d’avoir une offre complète des équipements et services classiques correspondant à ceux d’une grande ville, mais aussi à y organiser l’échelle de l’attractivité, donc des hauts lieux exceptionnels et attractifs, du domaine du sport, des loisirs, de la culture, du patrimoine, du commerce.

Alain Bourdin est professeur à l'Upem (Lab'Urba-lfu) et Pauline Silvestre doctorante au Lab'Urba et à l'Audeso, financée par l'Audeso et par l'ANRT.

1. Avec Burcu Ozdirlik (Lab’Urba).
2. On parle ici de préférences au sens d’un système de préférences. L’usager est présenté comme un individu. En fait, il faudrait développer une analyse de l’interaction entre ce qui se joue au niveau de l’individu stricto sensu et ce qui se joue à l’échelle de l’unité de vie (famille ou autre).

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