Barcelone capitalise sur son expérience tactique pour transformer ses espaces publics

Chronique de l'urbanisme tactique n° 5   Sommaire

21 avril 2022Lisa Gaucher, Maximilian Gawlik

Pour ce cinquième numéro des chroniques de l’urbanisme tactique, L’Institut Paris Region s’appuie sur un entretien mené en mars 2021 avec Sílvia Casorran Martos, architecte en cheffe adjointe au Conseil municipal de Barcelone et sur des discussions qui ont suivi.


Lorsque la pandémie a frappé l’Europe en 2020, Barcelone a été l’une des villes européennes les plus dynamiques pour proposer une stratégie d’adaptation des espaces publics autour de la mobilité. À l’échelle de la métropole, mais surtout de la municipalité de Barcelone, des solutions légères, rapides à mettre en œuvre et sécurisées, comme des pistes cyclables, des itinéraires sécurisées ou encore des « rues aux écoles » ont été réalisés. Barcelone a su apprendre de ses expériences tactiques précédentes, notamment avec le programme des Superilles, ce qui a permis davantage d’agilité pour s’adapter aux impératifs de la crise, tout en s’inscrivant dans une logique de durabilité pour la plupart des dispositifs. 

L’approche tactique, un préambule à l’aménagement pérenne

À Barcelone, l’approche tactique ne date pas d’hier. Les premières expériences tactiques ont été lancées par la Ville dès 2014-2015 avec des installations légères et provisoires sur la Plaça de les Gloriès Catalanes  (2015), pensées notamment pour accompagner les travaux de réaménagement du site. En 2016, le programme des Superilles a été lancé dans le quartier de Poblenou. Selon trois niveaux d’action : fermeture de certaines rues au trafic de transit, réduction de la vitesse dans d’autres rues et maintien de la circulation à 50 km/h sur les axes structurants, une nouvelle hiérarchie de rues se dessine dans les quartiers concernés. La circulation et le stationnement des véhicules motorisés ont ainsi laissé place à d’autres usages comme le repos, les loisirs, la marche et le vélo. La transformation s’étend progressivement à l’échelle de tout le quartier. En suivant cette expérience de transformation de Poblenou (2016), la municipalité a décidé d’appliquer ce modèle au quartier Sant Antoni dès 2018.
Bien que critiqués pour le manque de concertation et pour une esthétique insuffisante, les outils du tactique ont été un véritable levier de transformation pour ces quartiers, en maintenant l’objectif d’un aménagement pérenne et durable. Les dispositifs légers tels que du mobilier urbain en bois, des bacs végétalisés ou de la peinture au sol, ont été conçus pour durer. Plus tard, un aménagement plus qualitatif sera systématiquement réalisé. En parallèle du programme des Superilles, d’autres projets utilisant les outils du tactique ont été expérimentés, notamment pour sécuriser certaines intersections et aux abords d’écoles. Pour tous ces exemples, l’approche tactique est pensée comme une première étape vers un projet structurant, qui vise l’amélioration des conditions pour le développement des modes actifs en réduisant l’espace dédié aux véhicules motorisés.

Fin de parcours pour la majorité des aménagements piétons de la crise sanitaire

En réponse à la crise sanitaire, la municipalité de Barcelone a réalisé un certain nombre d’actions afin de sécuriser les déplacements et libérer davantage d’espace pour les modes actifs et le loisir. En s’appuyant sur ses expériences précédentes, l’approche tactique a été utilisée pour déployer des actions d’urgence (actuacions emergència). Parmi ces nombreuses actions, seuls les aménagements touchant à la mobilité quotidienne ont persisté, comme les pistes cyclables, les élargissements de trottoirs et les rétrécissements de la chaussée au niveau des intersections. 
Pour les cyclistes, des aménagements légers sur des axes stratégiques ont été réalisés sous forme de nouveaux corridors cyclables (Corredors bici) traversant la ville. Dès leur installation, ces dispositifs légers dédiés au vélo ont été mis en œuvre pour durer. Réalisées sur la chaussée avec une signalétique peinte au sol et des séparateurs en plastique, ces infrastructures sont très similaires à des aménagements pérennes et sont conçues pour rester sur le long terme. Sur les 25 km réalisés, (dont 20 km en 2020 et 5 en 2021), l’intégralité du linéaire est toujours opérationnelle aujourd’hui. Aucune étape de pérennisation n’a semblé nécessaire. La politique cyclable s’est ainsi accélérée à Barcelone (et dans certaines communes de l’aire métropolitaine).

Vers un réseau cyclable métropolitain

Au sein des municipalités de l’Aire Métropolitaine de Barcelone (Àrea Metropolitana de Barcelona, AMB), plusieurs communes ont voulu renforcer le réseau cyclable métropolitain pendant la crise. La réalisation accélérée de 70 km d’itinéraires cyclables inscrits au plan vélo métropolitain avait alors été annoncée en 2020, pour cette métropole d'environ 3,2 millions d'habitants (630 km² et 36 municipalités). Alors que l’état d’urgence a permis d’accélérer la procédure de marché public, beaucoup de contraintes techniques, financières et de calendrier ont ralenti la réalisation de ces aménagements au sein de l’AMB. Au printemps 2021, environ 35 km ont été réalisés ou en travaux, avec la Ville de Barcelone en première ligne. 

Pour les piétons, des actuacions emergència ont été créées pendant la pandémie. À l’inverse des dispositifs pour le vélo, la plupart ont été retirées par la suite. Il s’agissait, par exemple, de rues piétonnes et de zones d’attente, créées dans le cadre d’itinéraires sécurisées (itineraris segurs). À travers ce dispositif, la municipalité a souhaité réduire la promiscuité des piétons sur les trottoirs étroits pour limiter la transmission du virus. Ces parcours ont pris la forme d’élargissement de trottoir (plus de 4 m) et de rues apaisées ou fermées à la circulation motorisée. Devenues plus calmes, grâce aux aménagements éphémères comme des panneaux d’information et des barrières de sécurité, ces rues ont souvent été utilisées pour le jeu et autres activités de plein air par les citoyennes et citoyens. Dans le cadre des itineraris segurs, les Obrim Carrers ont également été testées pendant la crise, bien qu’imaginées avant. Elles ont finalement été retirées pour la majorité. Il s’agissait de rues fermées à la circulation chaque samedi et dimanche pour inciter les Barcelonnais à se promener, à jouer et à faire du vélo, à l’image de la Ciclovia de Bogota. Aujourd’hui, seulement deux Obrim Carrers (Gran de Gràcia et l’axe Creu Coberta-Calle De Sants) restent encore fonctionnelles.

À l’échelle de la métropole, peu d’actions pour les piétons ont été réalisées pendant la pandémie. Dans la municipalité de Hospitalet de Llobregat, la population a manifesté en 2021 sa volonté de conserver leurs Obrim Carrers, mais sans succès.

En raison de la crise sanitaire, des aménagements ont été réalisés en 2020, certains sont restés (élargissement de trottoirs), d’autres ont disparus (fermetures dans le cadre des Itineraris Segurs) (photos de 2020). Crédit images : Mònica Moreno/Mairie de Barcelone 

L’approche tactique recentrée sur la sécurisation des abords d’écoles

Fin 2020, la ville de Barcelone a annoncé le lancement d’un nouveau plan de Superilles Barcelona. Il s’agit cette fois d’un programme dans le district central d’Eixample, connu pour ses grands axes fortement impactés par les nuisances (bruit, pollution, problèmes de mobilité, accidents, dégradations, etc.). Le déroulement classique des Superilles (hiérarchisation et apaisement de rues dans une trame urbaine maillée) a laissé place à une logique de « corridors verts » (Eixos verds)2. En transformant de longues artères routières (et leurs intersections) en corridors pour les mobilités actives, le loisir et la détente, une part importante reste dédiée à la végétalisation. La municipalité prévoit des aménagements qualitatifs avec une végétalisation importante, plus d’arbres et un mobilier urbain attractif. La circulation motorisée y sera interdite (sauf riverains, services et livraisons). Des appels à projets ont été lancés sur 4 des 21 corridors identifiés ainsi que 4 des 21 nouveaux squares planifiés3. Cette sélection sera réalisée à l’horizon 2023, alors que le plan global est lui programmé pour 2030. Un budget d’environ 60 M€ a été alloué pour ces projets de requalification structurelle. 

Dans le cadre du programme Superilla Barcelona, pour la première fois, l’aménagement pérenne est pensé au préalable pour ces corridors, en écartant la phase du provisoire (l’approche tactique). Les raisons de cette décision sont notamment les sujets d’entretien et de gestion pendant la période temporaire : l’arrosage des bacs végétalisés prend du temps, le mobilier temporaire s’abime et devient vite un sujet de controverse. Pour un projet définitif, l’étape temporaire apparaît comme une dépense non nécessaire. Alors que l’approche tactique a été perçue comme l’un des facteurs de succès des Superilles, notamment pour Poblenou, déjà pour Sant Antoni son usage avait été réduit4 (certains aménagements ont été réalisés directement de manière pérenne). À l’avenir, de nouvelles Superilles « classiques » seront probablement réalisées, car la demande de la population des différents quartiers est forte, mais l’usage de l’approche tactique par la municipalité pour réaliser ces nouveaux projets reste incertain. 

Pour autant, l’approche tactique ne disparaîtra pas du paysage barcelonnais. Dans le cadre du projet « Protéger les écoles » (Protegim les escoles), parmi les 600 écoles de Barcelone, 150 vont bientôt voir leurs rues transformées par ce levier. Pour 100 d’entre-elles, les projets sont déjà réalisés et 50 sont encore à finaliser. L’objectif principal est de lutter contre les pollutions atmosphériques et sonores et d’augmenter la sécurité aux abords des écoles. Des dispositifs souvent légers et peu couteux (environ 75 000€/rue aux écoles), comme la peinture au sol, le mobilier amovible et les dispositifs de jeu, ont été proposés. Dans les rues qui ont déjà un taux de circulation très faible, les projets consistent principalement à retirer entièrement les véhicules privés de la rue, ou de réduire la vitesse à 10 km/h. Quand cela n’est pas possible, les angles de rues, où des aires de stationnement sont souvent à trouver, sont transformés et la vitesse maximale est limitée à 20 km/h dans les rues locales et à 30 km/h dans les rues principales. Toutes ces actions sont identifiées avec les acteurs locaux : associations locales, habitants et habitantes, écoles, etc.

Moins de voitures, plus de mobilité active et d’espaces verts pour une meilleure qualité de vie

Grâce à sa trame urbaine maillée (suivant le plan Cerdà5) et son réseau de transports publics très accessible (presque toutes les stations et arrêts de bus, métro et tram disposent d’une accessibilité universelle), la ville de Barcelone est une ville très marchable6. Dans cette ville très compacte (1,7 M d’habitants pour 100 km²), 63 % des déplacements quotidiens s’effectuent à pied ou à vélo, et seulement 20 % en voiture7. Malgré cela, des dizaines de milliers de véhicules8 traversent tous les jours la ville, fortement impactée par des pollutions et carencée en espaces verts. Aujourd’hui, Barcelone voit dans ses espaces dédiés aux véhicules motorisés, son plus grand gisement pour la transformation durable de ses espaces publics.
Avec son modèle des Superilles, Barcelone est devenue une référence mondiale dans le changement radical, mais progressif, des fonctions de l’espace public. Depuis 2015, une véritable culture de l’approche tactique s’est installée. Les modifications structurelles qui ont suivi la crise sanitaire s’inscrivent parfaitement dans cette logique, dont plusieurs ont été créés dans une vision à plus long terme. Aujourd’hui, la municipalité adapte l’utilisation de l’approche tactique. Elle reste un outil utilisé pour faire avancer les projets qui visent à rendre la ville plus vivable, plus sécurisée, avec une meilleure qualité de l’air et plus d’espaces verts9. Demain, une meilleure coordination avec les communes environnantes sera cruciale pour atteindre les objectifs d’amélioration de qualité de l’air et de lutte contre le changement climatique dans l’aire métropolitaine de Barcelone.  

De multiples dispositifs sont utilisés pour protéger les abords des écoles dans le cadre du programme Protegim les Escoles. Des mesures tactiques (jardinières, peinture au sol, mobilier de jeu…) sont souvent accompagnées de barrières de protection plus durables (photos de 2020 et 2021).  Crédit images : Òscar Giralt, Mònica Moreno et Sílvia Casorran Martos /Mairie de Barcelone

Lisa Gaucher

Lisa est architecte, diplômée de l’École d'architecture de la ville & des territoires Paris-Est. Chargée d’études/projets au département Urbanisme, Aménagement et Territoires à L’Institut depuis février 2020, elle travaille sur les apports et problématiques relevés par l’approche tactique dans la manière de concevoir les espaces publics. Elle s'intéresse également au paysage énergétique francilien et aux futures friches d'infrastructures, à la transformation des bâtiments et à l'utilisation des matériaux bio et géosourcés dans la construction.

Maximilian Gawlik

Maximilian est paysagiste-urbaniste, formé à l’Université technique de Dresde et à Sciences Po (Paris). Après avoir travaillé dans des agences d’architecture, d’urbanisme et de paysage à Paris et à Zurich, Maximilian intègre L’Institut en 2019. Son rôle est d’accompagner la politique cyclable régionale et métropolitaine et d’étudier les impacts énergétiques, numériques et spatiales des data centers. Depuis 2020, il travaille sur les expériences temporaires d’aménagement dans l’espace public.  

1. ajuntament.barcelona.cat/glories/gfase/urbanitzacio-provisional/
2. ajuntament.barcelona.cat/superilles/ca/
3. ajuntament.barcelona.cat/superilles/ca/content/aixi-seran-les-noves-places-i-eixos-verds-de-eixample
4. À la suite de quelques soucis de lancement au quartier Poblenou, l’approche tactique aurait, pendant quelques mois, donné mauvaise presse aux Superilles. Le nom de Superilles n’a donc pas été utilisée dès le départ pour la transformation du quartier Sant Antoni. Il n’a été appliqué que tardivement, avec le recul et le succès du premier projet. 
5. Proposé en 1860 par Ildefons Cerdà, ce plan a encadré la réforme, le développement et l'expansion urbaine de la ville de Barcelone. Sa structure quadrillée, régulière et ouverte caractérise toujours la ville de Barcelone.
6. Voir Chronique « Ville vivable, ville marchable »
7. https://observatorimobilitat.atm.cat/docs-observatori/enquestes-de-mobilitat/Enquestes_ambit_ATM/EMEF/2020/Publicacio_EMEF_2020.pdf
8. Certains corridors de Barcelone voient un trafic routier très important qui dépasse les 90 000 véhicules/jour. Au sein de la ville, 350 000 véhicules circulent tous les jours, alors que les deux périphériques en comptent uniquement 340 000.
9. Barcelone a un taux d’espaces verts par habitant inférieur à 7 m², dans certaines zones du centre, notamment dans la zone centrale d’Eixample ce taux n’atteint même pas les 2 m²/personne (l’Organisation mondiale de la santé recommande au moins 10 m²/habitant).

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