Histoire et identités du patrimoine bâti francilien
Il y a un peu plus d’un siècle, la loi de 1913 sur les monuments historiques posait les bases de la politique de protection du patrimoine dans notre pays. Renforcée en Ile-de-France par le schéma directeur de 1965, sous la houlette de Paul Delouvrier, cette politique a désormais trouvé sa place, entre identité régionale et aménagement.
Dès janvier 1962, avec le concours de l’IAURP(1) (première dénomination de l’actuel L'Institut Paris Region), Paul Delouvrier entreprenait l’étude d’un projet de schéma directeur, officiellement présenté au gouvernement et à l’opinion publique en 1965. Le rôle du patrimoine, même si le mot n’est pas encore écrit, est mis en évidence dès l’introduction générale de ce document : « Préparer la région à son avenir (…), c’est y mettre en valeur une beauté ancienne, y créer une beauté nouvelle, que le Parisien comme le visiteur du pays le plus lointain puisse aimer ». Le contenu du schéma directeur est, toutefois, pratiquement sourd à ce vibrant plaidoyer. Le rôle des transports étant l’une des obsessions majeures du planificateur d’alors, c’est sous l’angle des déplacements qu’est abordée, en toute fin du schéma directeur(2), la question des loisirs – loisirs, et non patrimoine.
Patrimoine et planification régionale
Le patrimoine, tant bâti que naturel, fait son irruption dans le vocabulaire politique et urbanistique au début des années 1970. Conserver le patrimoine bâti en le modernisant et en le valorisant, considérer l’espace naturel non plus comme un appendice de l’urbanisation mais comme une valeur positive de l’aménagement, deviennent les nouveaux points d’ancrage, au plan régional comme au plan national, des politiques d’aménagement. La création et le nom même de « Zones naturelles d’équilibre » en région Île-de-France, dès l’année 1973, en portent témoignage. Ces nouveaux concepts, joints à l’affaissement de la croissance démographique observée et anticipée au moment de l’élaboration du schéma directeur de 1965, imposent, dix ans plus tard, une remise à niveau de ce document devenu l’outil central de la planification francilienne ; un nouveau schéma directeur est élaboré en 1975-1976.
Une politique de la nature(3) est ainsi définie et mise en place avec, pour vocation, de refaire de la région Île-de-France le jardin de la France. La politique relative au patrimoine bâti connaît, aussi, un changement de cap très prononcé. Alors que la rénovation urbaine et l’extension spatiale de l’agglomération parisienne et des agglomérations secondaires de la région avaient été la règle jusque-là, l’accent est mis désormais sur la valorisation du patrimoine existant, le maintien du tissu constitué, la sauvegarde des quartiers anciens. La réhabilitation est désormais privilégiée par rapport à la -rénovation qui rase pour refaire du tissu neuf. Un des exemples les plus spectaculaires de cette nouvelle orientation est la sauvegarde de la Gare d’Orsay et sa transformation en Musée du 19e siècle.
L’inclusion dans le schéma directeur de 1976 d’une carte de Composition du paysage urbain montre le souci de l’aménageur d’intégrer les impératifs esthétiques dans la planification -spatiale de la région Île-de-France. Là encore, le rôle de l’IAURP qui devient cette même année 1976 l’Iaurif(4) s’avère déterminant. Ajoutons que la région Île-de-France, qui se substitue au district de la Région parisienne, consent des efforts financiers considérables pour accompagner les deux volets (espaces naturels, patrimoine bâti) de la nouvelle donne, mais aussi pour contribuer au développement des activités de sports et de loisirs, ainsi qu’aux activités culturelles. Sites naturels et patrimoine bâti y trouvent toute leur place.
Depuis, ces orientations se sont poursuivies au travers des schémas directeurs suivants, et de l’action du conseil régional d’Île-de-France, -particulièrement marqué depuis la décennie 1990 par les préoccupations écologiques et le souci de la qualité de vie, notamment grâce au patrimoine.
Diversité des lieux et des genres
La notion de patrimoine a évolué de manière considérable depuis une quarantaine d’années, au fur et à mesure de la prise de conscience par l’autorité régionale et l’État, ainsi que par l’opinion publique, de son rôle identitaire. Le patrimoine francilien est, en effet, le miroir, le « double », de la région dans ses caractéristiques naturelles comme dans les témoins bâtis laissés par son histoire unique.
L’Île-de-France, d’abord, est installée sur la cuvette centrale du bassin de la Seine, dans un site de remarquable convergence des eaux, où la traversée nord-sud restait possible grâce à un semis d’îles. La Seine, avec ses méandres, ses berges restées à l’état de nature ou conquises par des constructions les plus diverses, est l’épine dorsale de la région, mais aussi l’axe fort de l’espace naturel. Longtemps, le fleuve pittoresque semblait se résumer aux quelques kilomètres de berges dans la traversée de Paris. Désormais, c’est tout le fleuve que les collectivités et les particuliers s’emploient à mettre en valeur, dans Paris toujours et encore, mais aussi en amont et en aval. Les affluents naturels (l’Yonne, l’Oise, le Loing, la Marne, notamment) et les réalisations humaines telles que le canal de l’Ourcq, les canaux Saint-Denis et Saint-Martin, ont aussi leur part dans ce travail de reconnaissance de leur fonction identitaire. Les îles qui parsèment le cours de la Seine et de la Marne présentent un intérêt tout particulier. Propices au franchissement du fleuve, elles sont, par la suite, devenues des espaces de délassement ou, au contraire, des territoires d’urbanisation. Urbanisation seule comme dans les îles parisiennes de la Cité et Saint-Louis, dans l’île de la Jatte, ou dans l’île Seguin en chantier ; mixtes comme dans l’île Saint-Germain où voisinent parcs et urbanisations diverses. Certains plans d’eau, aujourd’hui aménagés, sont le résultat de l’exploitation des graviers, témoignage des besoins de l’urbanisation parisienne et de la soif de matériaux qu’elle a engendrés.
Fleuves et plans d’eau ont connu au long de l’histoire des utilisations qui restent inscrites dans notre mémoire : la batellerie, la navigation commerciale, les transports de voyageurs, la pêche, la baignade. Au bord de l’eau, le sport, la guinguette, le délassement, les plaisirs de la volupté. Innombrables tableaux des peintres impressionnistes, les Déjeuner sur l’herbe, les Grenouillère, les Pont d’Argenteuil et d’ailleurs. Omniprésence d’un fleuve jamais vraiment dompté – inondation de 1910 – si vivace dans la mémoire collective et source de précautions face aux crues futures. Les ponts et ouvrages d’art qui franchissent la Seine et ses affluents sont, eux aussi, des points de repères patrimoniaux. La succession des ponts de Paris est l’une des visions les plus fortes de la traversée de la capitale par la Seine. Ce patrimoine est divers, ancien comme en témoigne le Pont-Neuf, aujourd’hui le plus ancien pont de Paris, vieux de plus de quatre siècles ; mais aussi les ponts plus récents, le pont des Arts, le pont Royal, ponts haussmanniens, puis le pont Alexandre III, le pont Charles de Gaulle ou passerelles parisiennes pour piétons. Tous sont porteurs d’émotions comme le pont de Montereau où Jean sans Peur fut assassiné. Tous sont porteurs de beauté, ancienne et moderne.
Rapprocher la ville du fleuve est le maître mot de l’urbanisme actuel et de la reconquête des berges. Protéger et valoriser les forêts, est l’autre thème majeur de la politique patrimoniale des sites naturels. Les forêts sont l’un des attraits de la région Île-de-France, dont elles couvrent environ 15 % du territoire. Elles ont été, dans l’histoire, l’une des raisons de l’implantation des rois de France à Paris et dans ses alentours. Grands chasseurs, les monarques ont établi des relais de chasse souvent devenus de splendides châteaux, Fontainebleau, Saint-Germain-en-Laye, Rambouillet, ou Versailles dont l’humble relais de chasse de Louis XIII s’est étendu, jusqu’à la démesure, avec le splendide palais voulu par Louis XIV.
Les forêts expliquent les châteaux royaux, qui attirent ceux des riches Parisiens, nobles, familles de la haute bourgeoisie devenue riche et désireuse de vivre noblement tout en respirant un air plus pur que celui de la capitale. Les châteaux d’Île-de-France forment un kaléidoscope qui retient, dans la pierre, toutes les facettes de ce qui a fait la région. Châteaux de grandes familles nobles comme Écouen ou Breteuil. Châteaux de familles parlementaires comme Maisons-Laffitte, Pontchartrain ou Sucy-en-Brie. Châteaux de financiers, Auvers-sur-Oise, Thoiry, Champs-sur-Marne, Ferrières et, évidemment, Vaux-le-Vicomte. Dans la tradition d’Île-de-France, pas de château sans jardin. Les jardins royaux donnent le ton, à Paris avec les jardins du Luxembourg, du Palais-Royal, des Tuileries, hors Paris avec Saint-Germain-en-Laye, Fontainebleau, Saint-Cloud, Versailles. Les autres, nobles ou riches bourgeois, suivent : Vaux-le-Vicomte, Breteuil, Chevreuse.
Région capitale, bénéficiant de la présence à Paris de tous les pouvoirs, politique, économique, financier et culturel, la région Île-de-France a toujours été porteuse de grands mouvements architecturaux et culturels qui ont laissé des traces profondes sur son territoire. C’est le grand élan de l’architecture religieuse gothique qui, à partir des XIe et XIIe siècles, couvre l’espace d’une blanche robe d’églises et de couvents aux formes aériennes et dentelées. Notre-Dame de Paris, Saint-Denis, la Sainte-Chapelle symbolisent la création gothique aux yeux des visiteurs étrangers, mais dans toutes les villes d’Île-de-France, collégiales, couvents ou humbles chapelles rurales portent l’émotion d’une architecture qui fut l’expression d’une foi intense, et trouva certaines de ses plus belles expressions architecturales.
Après le gothique, le style flamboyant et le style Renaissance nous laissent, malgré les destructions, tant de témoignages, au Louvre comme à Saint-Étienne-du-Mont, Fontainebleau ou Écouen. Le XVIIIe siècle rêve de retour au classicisme, avant que le XIXe siècle, qui invente le Monument historique et multiplie les restaurations parfois abusives, ne donne naissance au style éclectique désireux de réconcilier toutes les formes du passé, Opéra-Garnier, église de la Trinité, église Saint-Augustin. À partir du XXe siècle, d’autres formes de patrimoine font leur apparition : patrimoine industriel, dont Paris et sa couronne sont -richement dotées, telle la chocolaterie Menier à Noisiel. Ce sont, également, les logements sociaux, les cités-jardins, les constructions -inspirées du fonctionnalisme, cités universitaires, immeuble Le Corbusier de l’Armée du Salut, villa Savoye, et cet étrange objet, symbole de l’identité composite de la région -Île-de-France, la tour Eiffel, monument de l’inutile, certes, mais symbole d’une triomphante affirmation de l’excellence de l’ingénierie et de l’industrie franciliennes !
Du grand espace à l’humble témoignage
La conception du Monument historique a évolué depuis son origine, en passant du monument isolé au monument dans son contexte, voire à l’ensemble naturel ou bâti dont aucun élément n’est exceptionnel mais qui, par son ensemble, évoque une harmonie, des convictions, des vies entières consacrées à une -certaine idée de l’existence. La loi Malraux de 1964 invente la catégorie juridique du secteur sauvegardé pour la protection et la mise en valeur du Marais, mais le concept de l’ensemble bâti fait école, et quand la décennie 1970 voit s’affirmer le primat de la réhabilitation sur la rénovation, les réhabilitations petites ou grandes, modestes ou grandioses, se multiplient. Provins, ville fortifiée, siège d’une des quatre foires de Champagne du Moyen Âge, devient « la » ville médiévale où visites et spectacles attirent le visiteur francilien à la recherche de son passé, comme le visiteur étranger venu découvrir un pan de l’histoire de France.
C’est dans la foulée, pourrait-on dire, qu’apparaît puis s’affirme la notion de petit patrimoine. Ici un lavoir abandonné, là un moulin à eau tout démantibulé, une borne, une fontaine, la croix laissée par une ancienne mission religieuse, une maison rurale, une vieille halle. La procédure du classement ou de l’inscription est trop lourde et, en général, surdimensionnée pour ces humbles témoins de vies passées, mais ceux-ci s’intègrent dans une pratique de vie d’autrefois et méritent donc de participer à la redécouverte de l’identité régionale. Des cahiers de repérage, des recensements, -souvent accompagnés de prescriptions relatives à leur remise en état, se multiplient, et des financements d’origines très diverses permettent leur mise en valeur.
Bref, la région Île-de-France est riche de tous ces trésors accumulés malgré les vagues de l’histoire qui ont souvent et abondamment détruit, reconstruit, remodelé. Il y a, à Paris et en Île-de-France – même si beaucoup d’habitants de la région viennent d’ailleurs – une image très forte de culture, d’ampleur mondiale, qui fait que chacun, même à son insu, se sent participant de cette richesse naturelle, architecturale et culturelle. Curiosité de découvrir, de comprendre, de s’approprier. Curiosité chez celui dont les racines s’ancrent de façon plus ancienne dans le terreau régional de le redécouvrir en s’identifiant consciemment à lui.
Et tous les acteurs font un formidable effort, bien caractéristique de notre temps et des aspirations de notre société : maintenir la vie dans tous ces éléments de patrimoine ; concerts, expositions, reconstitutions historiques, animations, conférences, promenades guidées, sentiers de découvertes... L’ingéniosité trouve partout à s’exercer pour faire de ce patrimoine francilien un compagnon quotidien de nos vies d’aujourd’hui.
Le Parigot comme on disait autrefois n’est pas un parangon d’humilité. Mais quelle richesse culturelle que celle de Paris et de la région ! Que de monuments, de sites, de musées, proposant toute la palette des créations de l’inventivité humaine ! Une densité, une richesse plus grandes que dans d’autres régions : mais l’Île-de-France n’est-elle pas depuis tant de siècles la région capitale de la France ? Et puis, si identité veut dire appropriation, elle ne saurait se confondre, pour autant, avec on ne sait quel dédain de l’autre. Identité francilienne, oui, mais sans oublier que l’Île-de-France a toujours été perçue comme une sorte de condensé de la France, la porte qui donne accès à ses sœurs, les autres régions françaises. C’est sans aucun doute, aussi, l’une des fonctions du patrimoine très spécifique de l’Île-de-France que de donner conscience de ce que la région a apporté au reste de la France, ainsi que de ce qu’elle lui doit.
Michel Carmona(5) Université Paris iv Sorbonne
(1) Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne.
(2) La région Île-de-France, note le Schéma, est riche à cet égard de son espace naturel (80 % de la superficie régionale), de ses forêts, de ses cours d’eau et plans d’eau.
(3) Création de parcs urbains, mise en valeur et ouverture au public des forêts, et mise en place d’une trame verte qui reposent sur la notion de hiérarchie des espaces verts en fonction du critère de proximité.
(4) Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France.
(5) Michel Carmona, professeur émérite à l’université Paris iv Sorbonne, a dirigé l’Institut d’urbanisme et d’aménagement de la Sorbonne entre 2000 et 2009. Il est l’auteur de Paris – L’histoire d’une capitale de Lutèce au Grand Paris, et vient de remporter le Prix Haussmann 2012, qui récompense depuis 1975 un ouvrage sur l’habitat et l’urbanisme en Île-de-France.
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