Les Hyper Voisins, ou quand la convivialité renforce la résilience

Partager l'espace, le temps et les compétences

09 novembre 2021ContactLucile Mettetal, Marion Tillet, Patrick Bernard (Les Hyper Voisins)

Lors du confinement lié à la crise sanitaire au printemps 2020, un petit territoire du 14e arrondissement parisien s’est adapté peut-être un peu plus qu’un autre. Comment ? Par la solidarité et le renforcement du lien social. Zoom sur la méthode et les outils déployés par La République des Hyper Voisins.

Ici, peut-être un peu plus qu’ailleurs, les habitants ont fabriqué masques, blouses et calots pour les hôpitaux ou les Ehpad. Ici, on a cuisiné collectivement et en quantité des gâteaux pour le personnel soignant. Ici, on s’est soucié du sort de la voisine du troisième gauche et on a fait des courses pour les habitants les plus âgés… Ici, des groupes WhatsApp « Ma rue est solidaire » se sont rapidement installés pour coordonner l’entraide entre « ceux qui ont des besoins et ceux qui ont des moyens ». Ici, c’est tout près, dans le sud de Paris, où l’expérimentation des Hyper Voisins a débuté, voici déjà trois ans.
Flash-back. En avril 2017, Patrick Bernard réunit quelques voisins dans un restaurant de quartier du 14e arrondissement. Au menu, un projet qui lui tient déjà à cœur : dynamiser la convivialité à l’échelle du quartier et en observer les effets sur le vivre-ensemble et l’économie du territoire. Convaincu qu’en boostant le lien social on crée de la richesse, il affiche d’emblée une posture interrogative sur la nature de cette richesse et la manière de la mesurer. Au préalable, des rencontres furent organisées avec des philosophes, des sociologues, des urbanistes, ou encore des psychanalystes, désireux de saisir les déterminants de la coexistence humaine. Carlos Moreno1 lui parlera de la place des interactions sociales dans la fabrique de la ville et des vertus d’un écosystème créatif reposant sur les échanges et la réappropriation citoyenne. Alain Caillé2 l’inspirera avec sa philosophie politique alternative, le « convivialisme » (cf. interview « Le convivialisme, une philosophie politique partageable et universalisable » p. 84), qui fait de la solidarité et de la coopération les facteurs essentiels de la résilience urbaine. Et enfin, grâce à Michel Lussault3, il mettra un nom sur la capacité des lieux à créer du lien, les « hyper-lieux ».
Durant une année, Patrick Bernard étoffe sa culture personnelle sur l’empathie, cette forme d’énergie qui nous permet de vivre ensemble mais aussi de faire ensemble. Puis… il s’empresse de tout oublier pour aller discuter avec ses voisins, en les retrouvant chaque samedi matin autour d’un café. Dès le début, des « connecteurs » sont identifiés, à l’image de Nassim, le marchand de fruits et légumes du quartier, qui deviendra un personnage-clé du dispositif. Doté d’un sens inné du contact, il a transformé son magasin primeur en un véritable hub de connexions de proximité : tout le monde connaît Nassim et Nassim connaît tout le monde. Il est une illustration du cadre de l’action « hyper voisine » : connecter entre eux tous les gens qui ne se connaissent pas mais le connaissent lui. Comment, à quel rythme, avec quels moyens ? Ce sera tout l’objet de cette ingénierie sociale, qui se promet de fabriquer en ville ce que le « village » construit patiemment et naturellement.
Ainsi se forme La République des Hyper Voisins, rassemblant 15 000 habitants sur 70 hectares et 53 rues. Leur objectif est tout simplement d’encourager des personnes qui disent « bonjour » cinq fois par jour à devenir des « Hyper Voisins », qui le disent cinquante fois par jour. L’ambition est volontairement modeste, pas de gouvernance alternative, pas de revendication affichée, pas de contre-pouvoir au sein de la cité, mais juste l’envie de mettre en route un moteur puissant, générateur de liens.
Au fil du temps, le petit groupe du samedi matin s’étoffe, chacun s’accompagnant d’une nouvelle personne, amis, famille, voisins… Les outils se développent : mailing list, page Facebook, groupes WhatsApp. Il s’agit de ritualiser les rencontres et d’organiser des évènements festifs pour dynamiser les liens de voisinage intergénérationnels. En septembre 2017, la Table d’Aude (rue de l’Aude) réunit 700 personnes pour un repas partagé au milieu de la chaussée. Aujourd’hui, après trois éditions, ce sont plus de 1 000 personnes qui y participent, une rue supplémentaire a été annexée et la tablée s’est allongée, jusqu’à mesurer plus de 400 mètres de long. Depuis, toujours dans un esprit festif, les initiatives se multiplient. La Garden Coty, une sorte de guinguette sur l’herbe du Parc Montsouris, a permis (avec le concours de Jean Dujardin) à 2 000 personnes de se retrouver autour des répliques culte du film OSS 117. Le carnaval des souris (l’emblème des Hyper Voisins) entraîne chaque année dans son sillage une parade d’enfants déguisés qui, en 2019, a été rejointe par une cohorte d’ours des Gobelins, acheminée par le petit train de Montmartre. Autant d’évènements qui nécessitent non seulement une armée de bénévoles, mais aussi un réseau étoffé de connaissances sur lesquelles l’initiateur de la démarche, Patrick Bernard, peut s’appuyer, sans compter sa capacité à convaincre des sponsors. Un modèle économique qui tend progressivement à valoriser les ressources locales, à savoir les expertises et les réseaux professionnels et personnels des Hyper Voisins eux-mêmes.
Toutefois, si l’événementiel a sculpté l’ADN de l’association, son objet n’est pas d’animer le quartier mais de faire de l’animation un vecteur de rencontres et de connexions, pour que les gens vivent mieux ensemble, s’approprient l’espace public et en prennent soin, avec la conviction que la ville de demain, pour être bienveillante et résiliente, doit repenser son maillage au plus près du quotidien des habitants.
La finalité consiste plutôt à s’interroger sur les maux de la ville. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas, et pourrait mieux fonctionner ? La première réflexion s’est portée sur la place des Droits de l’enfant, à l’intersection des rues d’Alésia, de la Tombe-Issoire et Sarrette. Une place est traditionnellement un lieu qui produit du lien. Géographiquement centrale au sein de la petite république, mais passante et peu sécurisée, celle-ci ne remplit pas ce rôle. La transformer en place de village, avec la contribution des habitants, devient donc le projet de l’association. Une consultation ludique, par la reconstitution d’un café de village, s’est déroulée sur 15 jours, invitant les riverains à partager leurs points de vue et leurs attentes : « Et toi, tu ferais quoi à ma place ? ». Au terme de la consultation, une conception visuelle du projet a été élaborée par des architectes Hyper Voisins et présentée à la ville. La co-conception citoyenne proposée a tout d’abord généré une position de défense des services, qui s’est progressivement modifiée, jusqu’au vote de son financement. Ainsi, une subvention de 196 000 euros, votée en Conseil de Paris, a permis d’intégrer l’association à la co-maîtrise d’ouvrage du projet (financement des architectes, des urbanistes, ouvrages en bois, acquisition du mobilier urbain…) et faire de cette collaboration entre citoyens et services techniques une initiative digne d’être répliquée.

Les Hyper Voisins travaillent à un modèle de formation certifiante pour faire émerger des initiatives locales.

Une fois la place livrée, en principe au printemps 2021, ce sera son usage, et surtout la maîtrise de son usage, qui deviendra l’enjeu d’une autre innovation. Comment adapter le cadre classique de l’autorisation d’occupation temporaire (AOT) du domaine public afin de permettre à un collectif de citoyens de prendre en charge un espace public au profit de tout un quartier ? Quel serait le contrat d’objectifs que pourrait lui assigner la collectivité ? Et comment mesurer l’impact de cette implication citoyenne sur l’optimisation de certaines politiques publiques ? Pour répondre à ces questions, Patrick Bernard esquisse la piste d’un cadre juridique inspiré de la délégation de service public (DSP), mais adapté à sa vocation citoyenne.
De cette volonté de créer un esprit « village » dans la ville a émergé le dispositif qui charpente le projet des Hyper Voisins : « l’ami du quartier ». C’est un peu le rôle expérimenté personnellement par Patrick Bernard, en dédiant 100 % de son temps à la connexion de ses voisins. Sensibilisé aux enjeux de son environnement proche, il a ainsi impulsé une envie de végétaliser les rues, s’est associé à une équipe de professionnels de santé pour créer une maison médicale ou a initié une démarche « zéro déchet » dans le quartier. Aucune de ces initiatives, prises parmi d’autres, n’aurait connu le moindre succès si elle n’avait suscité un écho favorable auprès de ses concitoyens, mais peut-être qu’aucune d’entre elles n’aurait abouti si un « ami du quartier » n’avait accepté d’y consacrer le temps qu’il fallait. C’est à dire un temps plein.
L’idée de modéliser et de répliquer cette ingénierie sociale, en l’appliquant à un territoire restreint, est donc née de cette expérience éprouvée au jour le jour. Jusqu’à aujourd’hui, imaginer un Paris avec 150 villages, peuplés de 5 000 habitants et dotés chacun d’un « ami du quartier » était impossible. Pour y parvenir, les Hyper Voisins déroulent leur projet et travaillent désormais à un modèle de formation-apprentissage certifiante de trois ans, qui conduirait à un nouveau métier doté d’une double compétence : celle d’un conducteur de projet, avec une capacité à faire émerger des initiatives locales, mais aussi celle d’un « acteur positif », interface naturelle entre l’habitant et les services de la ville. À la tête du dispositif, une « Université des amis du quartier », associant la collectivité et certains acteurs privés, pourrait piloter le recrutement, valider les acquis et les retours d’expérience de ces « amis du quartier ». Au cœur des stratégies de la transition urbaine, la démarche des Hyper Voisins témoigne, comme d’autres initiatives semblables, de la force du lien social comme « terreau » propice aux initiatives portées par les habitants. En France, mais aussi dans d’autres pays du monde, ces implications citoyennes se multiplient et marquent un intérêt croissant de la part de nouveaux acteurs pour la chose publique. Reste à savoir si l’exemple des Hyper Voisins parviendra à passer avec succès l’épreuve de la réplication et à inspirer au-delà des limites de son bassin d’essai parisien.

1. Professeur, expert Ville intelligente humaine, médaille de la Prospective 2019 de l’Académie d’architecture, a théorisé le concept de « La ville du quart d’heure » pour renforcer la proximité.
2. Sociologue, dirige la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en science sociale) depuis sa fondation et a lancé en 2013 un mouvement international appelé « convivialisme ».
3. Géographe, pour qui le tiers-lieu doit « contribuer activement à déployer une urbanité positive, au sens d’une sociabilité tournée vers l’entente (le vivre ensemble), porteuse de valeurs culturelles communes et portée à réduire les inégalités et fractures sociales. ». Il est l’auteur notamment de Hyper-lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation, Éd. Seuil, coll. La Couleur des idées, 2017.

Lucile Mettetal et Marion Tillet, géographes-urbanistes, L’Institut Paris Region, avec la collaboration
de Patrick Bernard, un habitant du 14e arrondissement de Paris, à l’initiative de la démarche.

Cette page est reliée à la catégorie suivante :
Habitat et logement