La résilience ne se décrète pas

Interview de Ludovic Faytre

09 avril 2020ContactLudovic Faytre

De formation universitaire (DESS aménagement-environnement), Ludovic Faytre a intégré L'Institut en 1993 et possède 25 ans d’expérience professionnelle dans le domaine de l’aménagement du territoire et de l’intégration des enjeux environnementaux dans les documents d’orientation et projets d’aménagement. Il développe depuis une quinzaine d’années une expertise dans la thématique des risques naturels et technologiques majeurs et de leur prise en compte dans les réflexions d’aménagement du territoire autour de travaux sur la qualification des enjeux humains et économiques, les approches multirisques, la vulnérabilité systémique et la résilience des territoires, la culture du risque, le lien aménagement/gestion de crise... Il participe également aux travaux de l’Observatoire national des risques naturels et représente la Fédération nationale des agences d’urbanisme au sein du conseil d’administration de l’Association française pour la prévention des catastrophes naturelles (AFPCN). Il intervient également en tant qu’expert auprès de l’OCDE (formation nationale sur la gestion des risques au Maroc).

Comment définiriez-vous le concept de résilience ?

La notion de résilience renvoie à la capacité d’un système ou d’un territoire à faire face à une catastrophe, mais aussi à ses facultés à se relever de cette perturbation et à récupérer ses fonctions. La résilience doit permettre un fonctionnement en mode dégradé et le retour à un état acceptable, le plus rapidement possible en faisant écho à des notions de résistance, d’adaptation, de flexibilité, d’anticipation...

Cette notion appliquée à des territoires, et en particulier des territoires métropolitains, renvoie directement à la question de leur vulnérabilité. Certains facteurs qui contribuent à la richesse et l’attractivité des métropoles portent en eux les germes de leur vulnérabilité. Les fortes densités de population peuvent compliquer considérablement la gestion de crise en cas de catastrophe majeure. Les réseaux (énergie, transport, communication, déchets) sont d’une importance vitale dans la vie quotidienne et économique, mais les interdépendances entre opérateurs sont aussi des facteurs de fragilité. L’importance des flux (humains, économiques, financiers), la dépendance aux territoires voisins ou lointains pour l’approvisionnement (alimentaire, ressources naturelles), le rôle prépondérant des services publics, qui tissent le lien territorial, constituent d’autres sources de vulnérabilité face à une crise majeure.

Ainsi, face à des événements de grande ampleur, la question de la vulnérabilité des territoires doit être analysée de façon systémique pour améliorer la résilience des territoires. Mais elle reste difficile à apprécier et demeure mal appréhendée par les acteurs publics et privés.

L’acceptation de notre vulnérabilité individuelle ou collective, mais aussi celle d’un monde complexe où le risque « zéro » n’existe pas, constitue pourtant le premier pas vers la résilience. Perçue négativement, cette acceptation reste compliquée dans des sociétés marquées par la compétitivité économique ou territoriale. À l’inverse, la notion de résilience est porteuse de valeurs positives : anticipation, adaptation, partage, transversalité, innovation, compétitivité... Elle se trouve, par ailleurs, renforcée par une demande sociale de protection de la part des populations de moins en moins enclines à accepter le risque. Cette résilience implique des choix forts en matière d’adaptation des territoires, tout en posant de nombreuses questions. Face à la complexité des territoires et la diversité des vulnérabilités (matérielle, structurelle, fonctionnelle), il ne peut y avoir un objectif unique (la société ne peut être résiliente à tout, de la même façon) mais des objectifs de résilience. Elle implique forcément une mobilisation politique et des choix de gouvernance. Comment en définir les objectifs ? À quelle échelle : individuelle et/ou collective ?

Plus qu’un objectif opérationnel, ces notions de résilience appliquées aux territoires doivent surtout se construire comme un processus d’actions conjuguant prévention, protection, réduction de la vulnérabilité, anticipation et préparation de la gestion de crise... en s’appuyant sur des démarches de transversalité et de partage de l’information. La culture du risque en est une autre composante, celle des décideurs publics et privés pour adopter et adapter les stratégies futures de développement, mais aussi celle des populations pour adopter les bons comportements. Enfin, la résilience ne se décrète pas, mais comment l’évaluer et à quelle échelle de temps ? Toutes ces questions restent largement ouvertes.

Quelles sont les grandes catastrophes qui pourraient menacer l’Île-de-France ?

Il y a finalement assez peu de chocs qui, en période de paix, sont susceptibles de fragiliser durablement le fonctionnement, la vie sociale et économique d’une grande métropole. Outre les crises sanitaires comme celle que nous vivons actuellement, les risques majeurs naturels ou technologiques (accident nucléaire) constituent les principales menaces.

Le risque de pandémie est depuis longtemps identifié comme l’une des principales menaces pesant sur le territoire francilien. Dans ce cas présent, la vulnérabilité du territoire est directement liée à la gestion de la crise sanitaire. En l’absence de traitement et afin d’éviter la propagation d’un virus fortement contagieux, la stratégie de lutte contre le Covid-19 repose sur le confinement généralisé de plusieurs millions de personnes pour faire baisser la circulation du virus et permettre au système de soins de faire face au nombre de patients en situation grave. La mise à l’arrêt, pour plusieurs semaines, de la plus grande partie des activités économiques mais aussi des services publics de proximité, se traduit par des conséquences économiques et sociales considérables, que l’on a encore du mal à mesurer.

La principale autre menace relève des risques naturels avec une inondation majeure de la Seine et/ou de ces principaux affluents (Marne, Oise). En impactant durablement un vaste territoire qui englobe les communes riveraines de la Seine en Île-de-France, et plus globalement les régions amont (Champagne-Ardennes) et aval (Normandie), une inondation majeure aurait des conséquences considérable sur la vie sociale et économique de la région capitale. Elle affecterait, à des degrés divers, plusieurs millions de personnes, ce qui en fait l’une des catastrophes naturelles les plus redoutées en France métropolitaine par les acteurs de la prévention des risques naturels et de la gestion de crise.
Les nombreux travaux menés depuis une quinzaine d’années à l’échelle régionale ont montré l’importance de l’exposition du territoire francilien, sa vulnérabilité systémique et les conséquences majeures d’un tel événement. C’est sur les constructions et les infrastructures que pèserait la plus grande partie des dommages directs. La concentration des enjeux potentiellement exposés à une crue majeure sur l’agglomération parisienne constitue le premier élément de sa vulnérabilité : enjeux humains (260 000 logements, 540 000 habitants) et enjeux socio-économiques (70 000 entreprises et 700 000 emplois) pour la seule métropole francilienne, mais aussi des équipements des services publics (santé, enseignement, social, culturel…), des infrastructures et des réseaux (électricité, transport, télécommunication, eau potable, assainissement…). Le coût des dommages directs d’une telle crue pourrait atteindre plusieurs dizaines de milliards d’euros, selon un récent rapport de l’OCDE.

Ces deux crises appellent des stratégies totalement différentes vis-à-vis de la population : confinement généralisé pour l’épidémie, nécessité d’évacuation massive et durable d’une grande partie de la population en cas de crue majeure, le maintien éventuel des habitants dans leur logement se faisant au prix de conditions de vie très dégradées. Aux centaines de milliers de personnes directement exposées aux inondations viendront s’ajouter encore plus de populations fragilisées. À la différence de l'épidémie qui ne porte pas directement atteinte aux infrastructures, de nombreux réseaux d’importance vitale (électricité, eau potable, assainissement, communication, transport…) seraient impactés, directement ou indirectement, rendant extrêmement complexes les conditions de vie et d’approvisionnement de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d’habitants, mais aussi en fragilisant la continuité de services publics ou la poursuite des activités économiques.

Le temps du retour à la normale serait aussi une période longue et complexe. Face à ces deux crises, il ne peut donc y avoir une résilience unique à l’échelle du territoire régional, mais bien des processus de résilience différents à mettre en œuvre, prenant en compte l’extrême complexité du système métropolitain, la diversité des acteurs ou encore les réactions des populations.

Quels premiers enseignements tirez-vous de la crise actuelle au regard de chocs passés ?

Il est évidemment beaucoup trop tôt pour tirer des enseignements d’une crise inédite par son ampleur à l’échelle mondiale, et affectant des sociétés extrêmement différentes. Nous nous trouvons toujours dans le temps de l’urgence et pas encore dans celui du retour d’expérience qui permettra d’alimenter les processus de résilience.

Le territoire national et particulièrement l’Île-de-France ont connu, par le passé, des épidémies et des inondations. Mais ces chocs majeurs sont anciens : la grippe espagnole en 1918, la grande inondation de la Seine en 1910 se sont produites dans des contextes et des systèmes économiques, urbains et sociaux totalement différents, difficilement comparables.
En revanche, et même s’ils n’ont pas impacté le territoire métropolitain dans son fonctionnement global, des événements plus récents ont permis de sensibiliser un certain nombre d’acteurs et d’opérateurs à la gestion de crise globale : la crainte de l’épidémie H1N1 en 2009, les inondations qui ont touché l’Île-de-France de 2016 et 2018, ou encore l’exercice européen « Sequana 2016 ».

Dans cette période de confinement généralisé, les impacts semblent limités sur les grands services urbains d’importance vitale : la fourniture en énergie, l’alimentation en eau potable, l’assainissement et la gestion des déchets... On peut certainement y voir le résultat du travail très important engagé par les grands opérateurs et gestionnaires de réseaux pour assurer une continuité d’activité. Ces actions doivent évidemment être prolongées et adaptées à la diversité des crises majeures.

Il faut ajouter, dans cette crise, le rôle essentiel joué par le système de santé et l’ensemble de son personnel et l’importance des services publics de proximité, qui constitue un élément fondamental de la résilience des territoires. Les catastrophes récentes à l’échelle de grandes métropoles (La Nouvelle Orléans avec l’ouragan Katrina en 2005, New York avec l’ouragan Sandy en 2012) ou plus récemment l’ouragan Irma sur les Antilles (2017) ont montré l’importance d’une reprise rapide de l’activité des services publics dans la résilience des territoires, et notamment celle des services de proximité (services sociaux, enseignement, santé...) tant pour soutenir les populations dans la période de crise que dans l’après-crise et le retour à la normale. Le maintien de ces services publics et la réduction de leur vulnérabilité constituent donc un enjeu majeur qui doit être soutenu par des politiques publiques et économiques aux différentes échelles d’intervention.

Si elles sont très différentes dans leur origine, la pandémie actuelle ou une inondation potentielle majeure sur le territoire francilien révèlent de nombreuses similitudes : la gestion de la durée de la crise, la cinétique de l’événement depuis les signes annonciateurs  jusqu'à  son déplacement progressif sur le territoire, l’importance des populations impactées, mais aussi la communication de crise, la question de l’incertitude (du temps, de l’intensité, des effets indirects...) et de son acceptation (politique, médiatique et sociale...). Avec par ailleurs un constat : celui de la nécessité d’un réajustement permanent des objectifs et des moyens de la gestion de crise à la réalité du terrain.

Des parallèles existent aussi pour la période post-crise : le temps long du retour à la normale, l’impact économique majeur à l’échelle régionale comme au niveau national, les conséquences sociales, la nécessaire solidarité pour répondre aux enjeux de la reconstruction et de la reprise d’activité...

La crise sanitaire actuelle doit conduire à nous interroger collectivement sur le niveau de préparation de notre société et de notre territoire. Quelles seraient les conséquences d’une inondation majeure l’hiver prochain ou dans deux ans dans une société déjà très fragilisée par de nombreuses crises sociales et sanitaires sur la période récente : les attentats terroristes, les gilets jaunes, les mouvements de grève prolongés liés aux retraites, le Covid-19 ?

Enfin, ces crises ne manquent pas de questionner nos métiers liés à l’aménagement du territoire et à l’urbanisme, notamment dans le contexte de fort renouvellement urbain de l’agglomération parisienne. Sur les inégalités individuelles et territoriales, à l’exemple de celles observées en Seine-Saint-Denis, sur la réduction continue de la taille moyenne des logements construits et des besoins d’espaces ouverts privatifs (balcons) dans des conditions du confinement des familles, sur la densification de l’espace urbain, pas tant sur son principe, qui répond à des enjeux environnementaux majeurs (consommation d’espaces, changement climatique, biodiversité…) et d’aménagement (lien urbanisme-transport), mais sur son intensité et son adaptation aux enjeux de crise sanitaire ou d’inondation majeure. Ou encore plus largement, sur la nécessaire solidarité des territoires urbains et ruraux dans une approche métropolitaine.

L’après-crise devra être l’occasion d’approches innovantes dans ce domaine pour un urbanisme et un aménagement du territoire plus résilient. C’est le principe du Build Back Better « reconstruisons mieux » porté par le protocole de Sandai (conférence des Nations unies sur les risques, 2015), même si l’on pourrait lui préférer le Build Better Before, « construisons mieux avant ».

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