Systèmes métropolitains, systèmes vulnérables

Article extrait du cahier n° 179 « Fragiles métropoles » paru en janvier 2022 et coédité avec les Puf

30 mars 2022Ludovic Faytre, Tanguy Le Goff

À mesure que la métropolisation du monde progresse, on découvre que les grandes villes portent en elles des fragilités qui les rendent particulièrement sensibles – à des degrés divers – aux conséquences des catastrophes sanitaires, naturelles ou technologiques. État des lieux de la menace.

L’ONU s’inquiétait, en 2018, que près de trois villes sur cinq dans le monde comptant au moins 300 000 habitants (soit 1,6 milliard d’habitants) soient exposées à un risque élevé pour au moins un type de catastrophe naturelle (séisme, éruption volcanique, cyclone, inondation, glissement de terrain, sécheresse1), voire, pour 45 d’entre elles, comme Tokyo, Osaka, Manille, San Francisco, Santiago du Chili, pour les plus importantes, à plusieurs d’entre eux2. Face aux catastrophes naturelles, aux risques technologiques, aux crises sanitaires, ou encore aux conséquences du dérèglement climatique, certains facteurs, atouts de la richesse et de l’attractivité des régions métropolitaines, constituent aussi les germes de leur vulnérabilité. La concentration croissante des populations, celles des fonctions stratégiques, la forte densité des actifs, mais aussi les inégalités socio-économiques et spatiales rendent les métropoles plus sensibles aux conséquences d’événements catastrophiques. Et plus une métropole s’étend, s’éparpille, se divise, plus les réseaux d’approvisionnement (eau, électricité, gaz, pétrole…) qui la font fonctionner, et dont elle tire sa plus-value au regard d’autres territoires, doivent être étendus. Les systèmes de gestion et de surveillance, de plus en plus sophistiqués, numérisés pour répondre à la complexité croissante des besoins, multiplient paradoxalement les fragilités de ces infrastructures.

Le rôle de la prévention des risques

Les métropoles se définissent par leur concentration d’activités, d’emplois, de flux, et surtout de population, avec ses corollaires, la densité urbaine3 et l’intensité des échanges. Mais, à partir d’un certain seuil de population dans un même espace urbain, une métropole ne devient-elle pas plus vulnérable ? Si oui, quel seuil ? 20 860 habitants/km², comme à Paris, 15 195, comme à Tokyo, ou 5 615, comme à Londres ? La réponse n’est pas simplement mécanique et quantitative. Bien sûr, le nombre constitue un potentiel amplificateur du coût humain des catastrophes auxquelles sont exposées les métropoles, mais l’impact de la densité tient à de nombreux autres facteurs. Dans le cas d’une crise sanitaire de type pandémie, l’impact dépend des conditions de vie, des inégalités sociales (revenus, éducation, accès aux soins…), de la taille et du type de conception des logements, de la place accordée aux espaces extérieurs et à leurs aménagements, ou encore de la typologie urbaine. « Un espace peu peuplé et peu dense, mais où les habitants sont en contact quotidien étroit, estime Michel Lussault, sera un terrain de jeu idéal pour le virus tout autant, sinon plus, qu’un espace dense, mais anomique, où il y a peu de contacts entre les habitants »4. Ce n’est donc pas la densité qui, en elle-même, serait pathogène, mais la manière dont les individus vivent dans un espace urbain dense. Le rôle supposé négatif de la densité doit également être nuancé et contextualisé, car nombreux sont les facteurs, outre l’intensité de l’aléa, expliquant la variabilité du nombre de victimes. De manière significative, le séisme majeur (de magnitude 7) qu’a connu Port-au-Prince, à Haïti, en 2010, a occasionné 280 000 morts, alors que celui de Kobe, au Japon, en 1995, de magnitude équivalente, s’est soldé par un peu plus de 6 400 victimes. À niveau d’intensité égal, ce sont en effet les politiques de prévention et de gestion des risques mises en œuvre à l’échelle des territoires qui peuvent expliquer les écarts dans les bilans humains et économiques des catastrophes.

La connaissance fine des aléas naturels ou technologiques, leur prise en compte dans l’aménagement des zones urbaines, l’existence de dispositifs réglementaires, à l’exemple des Plans de prévention des risques naturels (PPRn) en France, ou l’adaptation du bâti (normes de construction parasismique, protection contre les inondations…), sont autant de mesures de prévention pour rendre la ville moins vulnérable aux aléas. Le développement des outils d’observation et de prévision des événements (inondations, typhons, volcanisme…), et les systèmes d’alerte de la population qui doivent leur être associés, sont aussi des outils essentiels pour réduire le bilan humain des catastrophes. Mais encore faut-il que les populations soient préparées, aient une conscience, ou une « culture », du risque leur permettant de réagir, d’évacuer les zones à risques et de se mettre en sécurité. Tout le monde a en tête, par exemple, les images des populations des métropoles japonaises se protégeant aux premières alertes d’un séisme, ou qui, aux premiers signaux d’alerte du Covid- 19, ont « naturellement » développé des gestes de protection, comme le port du masque encore plus automatique dans les espaces publics. De même, les évacuations massives de dizaines de milliers d’habitants à l’approche du cyclone Irma ou lors des gigantesques feux de forêts aux États-Unis témoignent d’une véritable culture du risque. Enfin, face à des catastrophes majeures impactant des zones urbaines denses, la gestion de plusieurs milliers ou dizaines de milliers de sinistrés (à évacuer, à reloger, à faire vivre plus ou moins durablement dans des conditions dégradées…) peut aussi apparaître comme un facteur de vulnérabilité. La gestion de crise, son anticipation, son organisation, les moyens techniques, sanitaires et humains disponibles pour répondre aux secours, sont également essentiels.

Cette variabilité des dommages, – humains et matériels – met en évidence que tous les systèmes métropolitains ne sont pas égaux face aux risques. D’ailleurs, l’UNDDR5 a récemment souligné que 92 % de la mortalité attribuée aux catastrophes naturelles signalées au niveau international depuis 1990 est survenue dans des pays à revenu faible ou intermédiaires, et que les habitants des pays pauvres sont sept fois plus susceptibles d’être tués par une catastrophe que ceux des pays riches.

Le monde s'urbanise

En 2018, environ 55 % de la population mondiale vivait dans des zones urbaines, contre 43 % en 1990. Ce mouvement s’inscrit dans une tendance profonde à la concentration des populations mondiales dans de très grandes agglomérations. Métropoles, mégavilles, ou encore métapoles, quel que soit le terme utilisé, c’est bien l’évolution des systèmes métropolitains vers le gigantisme, vers l’hyper-concentration, qu’il souligne. Cette tendance au gigantisme des villes n’est pas nouvelle*. Ce qui l’est plus, c’est l’accélération de ce processus et son inexorable diffusion à l’échelle mondiale. En 2014, on comptait 43 métropoles (villes de 5 à 10 millions d’habitants), abritant 300 millions de personnes (soit 8 % de la population urbanisée). Elles seront 63 en 2030, selon les travaux des Nations unies. En 2014 toujours, 36 mégavilles (villes comprenant plus de 10 millions d’habitants) regroupaient 12 % de la population urbaine**. Si la quête d’un optimum territorial est vaine la question de la taille*** d’un espace métropolitain et de ses limites pour qu’il puisse se développer sans accentuer ses propres fragilités se pose, au regard par exemple de sa dépendance aux territoires voisins ou lointains pour son approvisionnement (alimentation, ressources naturelles, énergie) et son fonctionnement.

* Voir Patrick Boucheron, Le Pouvoir de bâtir. Urbanisme et politique édilitaire à Milan (xive-xve siècles), École française de Rome, 1998.
** Tokyo avec ses 38 millions d’habitants est la plus peuplée, suivie de Jakarta (31 M), Dehli (25 M), Shanghai (35 M) et Séoul (24 M).
*** Le géographe Paul Bairoch estime, par exemple, que 500 000 habitants constituent la taille limite.

La fragilité des réseaux techniques

Les métropoles sont aussi des espaces urbains dont le développement est, historiquement, inséparable de celui des grands réseaux techniques (eau potable, électricité, gaz, pétrole, réseaux de transports, égouts) et des services associés. Leur rôle est déterminant pour faire fonctionner des écosystèmes métropolitains qui reposent sur la circulation quotidienne de millions de personnes, mais aussi de marchandises, de capitaux, de flux de matières, d’énergie, ou d’informations. Or, l’un des enseignements de la crise liée au Covid-19 est que les services urbains qui s’appuient sur des réseaux de plus en plus sophistiqués et technicisés ont tenu, mais qu’ils ont dû s’adapter. Les opérateurs de télécommunication ont, par exemple, sensiblement accru leurs capacités pour répondre à la forte augmentation des communications liée au télétravail, dont attestent les records dans les débits, même s’ils sont restés loin des limites des capacités des réseaux. Surtout, pour assurer la continuité de service, les entreprises en charge de ces réseaux d’importance vitale se sont organisées pour que leurs personnels continuent à « faire le job », en dépit des risques de contamination.

La situation est tout autre en cas de catastrophes naturelles dont les effets sont potentiellement beaucoup plus destructeurs pour les infrastructures (production, stockage…) et les réseaux (alimentation, distribution…). Plusieurs événements majeurs au cours de ces deux dernières décennies en attestent. À la Nouvelle-Orléans (ouragan Katrina, en 2005), au Japon, avec le tremblement de terre et le tsunami (Fukushima, 2011), ou encore à New York (ouragan Sandy, en 2012), les dommages, les destructions de bâtiments et d’infrastructures, les pertes humaines… ont souvent été les premières images marquantes de ces événements destructeurs. Les interruptions des réseaux techniques ont été généralement moins visibles, mais tout aussi impactantes pour les populations. La dégradation ou l’interruption des services vitaux d’électricité, de distribution d’eau, de transport ou de télécommunication dont dépendent nos sociétés interconnectées entraînent en effet des perturbations sur la vie quotidienne et les activités économiques à des échelles bien plus larges que celles des seules zones directement impactées.

Au-delà de la fragilité intrinsèque des équipements face aux aléas naturels, les interdépendances multiples entre opérateurs, nécessaires au bon fonctionnement des systèmes urbains (alimentation, transmission des données, entretien…), constituent une autre source de vulnérabilité. En situation de crise, alors que les effets dominos se propagent d’un réseau à l’autre, la continuité des activités, même en mode dégradé, ne tient qu’à la bonne articulation entre les opérateurs de réseaux. Des défaillances dans le réseau de distribution de l’électricité sont susceptibles, par exemple, de provoquer l’arrêt des pompes de relevage, privant ainsi d’eau potable des populations. Si des difficultés d’approvisionnement en fuel s’y ajoutent, il devient impossible de faire fonctionner des groupes électrogènes pour pallier les carences du réseau électrique, conduisant à un risque de rupture d’approvisionnement. Ces boucles de rétroaction mettent bien en évidence la vulnérabilité systémique des immenses réseaux des métropoles. De surcroît, ils peuvent être fragilisés par des difficultés de coordination entre des opérateurs, aussi bien publics que privés, qui ont des périmètres d’intervention distincts, et parfois des stratégies de réponse à une crise non compatibles entre elles, voire contradictoires.

Pour réduire le risque d’un blocage généralisé des réseaux, certains gouvernements métropolitains tendent à s’extraire de la tutelle des grands opérateurs pour privilégier des systèmes de plus en plus décentralisés. Est-ce à dire qu’il faudrait privilégier un modèle de métropole qui ne reposerait plus sur de grands réseaux, mais sur de grands blocs urbains, sortes de morceaux de ville disposant de petits systèmes techniques pour partie autosuffisants et offrant des services à la carte ? Pas sûr, car la décentralisation des réseaux n’est pas nécessairement gage d’une plus grande égalité. Elle porte le risque, déjà très présent dans certaines métropoles nord-américaines, de ce que les géographes Stephan Graham et Simon Marvin appellent un « splintering urbanism6 », désignant ainsi un éclatement de l’urbain sous l’effet de la multiplication des réseaux auxquels tout un chacun n’a pas accès.

Invisibles, ou tout au moins oubliés tant ils font partie intégrante de notre vie urbaine, de notre culture, les réseaux sont pourtant bien les matrices structurantes de nos métropoles, dont elles dépendent aussi bien en situation « normale » qu’en période de crise. Dans les stratégies de réduction de la vulnérabilité des métropoles, la protection et la prévention des défaillances des réseaux est donc déterminante. Il ne s’agit pas simplement d’enjeux techniques, mais d’enjeux à forte teneur politique, tant ces réseaux influent sur la configuration des espaces urbains des métropoles, sur l’accès à un certain nombre de services « publics » vitaux et sur la possibilité même d’une vie dans une métropole.

 

Tanguy Le Goff, politiste, et Ludovic Faytre, géographe-urbaniste à L'Institut Paris Region

1. Les catastrophes d’origine hydroclimatique constituent 79 % des catastrophes naturelles du xxe siècle.
2. Exposure and vulnerability to natural disasters for world’s cities, Danan Gu, Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, ONU, décembre 2019.
3. « Pour un benchmark des densités dans les principales métropoles mondiales », pp. 97-104, Les villes changent le monde, Les Cahiers n° 176, Paris, 2019. *
4. Michel Lussault, Chroniques de Géo’virale, Edition urbaine de Lyon, 2020, pp. 72-73.
5. The United Nations Office for Disaster Risk Reduction.
6. Stephen Graham, Simon Marvin, Splintering Urbanism - Networked Infrastructures, Technological Mobilities and the Urban Condition, Routledge, 2001.

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