La cosmétique-parfumerie en Île-de-France, un écosystème leader mondial face à une âpre concurrence

Note rapide Économie, n° 953

04 octobre 2022ContactValérie Constanty

La France est numéro un mondial de l'industrie cosmétique-parfumerie, et l'Île-de-France la région d'implantation de ses leaders. Des sièges sociaux monde jusqu'aux centres de recherche, l'ensemble de la chaîne de valeur y est présente. La position dominante de l'écosystème francilien n'est cependant pas acquise.

Si le déficit commercial français continue de se creuser pour la plupart des produits manufacturés, l’industrie cosmétique-parfumerie fait figure d’exception : elle a exporté pour 16,2 milliards d’euros en 2021, rattrapant le recul de 2020 et dépassant de 2,5 % le niveau de 2019. La France distance ainsi largement les États-Unis, numéro 2, qui ont exporté pour 9 milliards d’euros en 2020. La filière va toutefois devoir s’organiser davantage pour conserver son leadership face à la montée en puissance des concurrents asiatiques, et répondre à la forte demande sociétale pour des produits non seulement efficaces, traçables et novateurs, mais aussi sans effets néfastes sur la santé et l’environnement.

L’ÎLE-DE-FRANCE, CHAMPIONNE DE L’EXPORT

Quelque 80 % de la production française est exportée. Le premier pays destinataire est la Chine, avec 1,9 milliard d’euros (soit 11,7 % des exportations), suivi des États-Unis, avec 1,8 milliard d’euros (11,2 % des exportations), puis de l’Allemagne, avec 1,5 milliard d’euros (9,5 % des exportations). Forte de 246 000 salariés et 3 200 entreprises en France, la cosmétique-parfumerie est ainsi le troisième contributeur aux excédents commerciaux du pays : elle dégage un solde positif de 12,9 milliards d’euros, après l’aéronautique et les vins et spiritueux. Cette situation très favorable n’est pas acquise pour autant.
La Chine, qui est pour l’industrie française un marché de plus en plus important (les exportations ont bondi de +56 % en 2021 par rapport à 2019), impose désormais des conditions restrictives aux exportateurs et aide lourdement sa propre industrie cosmétique. La Corée du Sud fait de même, avec des politiques à l’échelle nationale mais aussi en faveur du développement d’un cluster mondial dans la région de Séoul.

À SÉOUL, UN FUTUR CLUSTER CONCURRENT DE L’INDUSTRIE DE LA BEAUTÉ

Le gouvernement métropolitain de Séoul a annoncé, en avril 2022, son projet de constituer un Global Beauty Industry Hub. La stratégie consiste à faire converger les contenus coréens de l’industrie de la beauté (étendue à la mode et au design) avec ceux de la musique pop et du cinéma, pour en faire une source d’attractivité touristique. Le cluster s’installera dans le quartier touristique de Séoul, autour du Dongdaemun Design Plaza (DDP), œuvre de l’architecte star Zaha Hadid, un immense complexe ouvert en 2014, temple du design, doté d’un centre de congrès et d’un pôle de divertissement. D’importants moyens financiers sont annoncés, entre la création d’un fonds dédié à l’industrie de la beauté de 168 millions d’euros pour la période 2022-2027 et des allégements fiscaux, accompagnés par une politique d’attractivité des capitaux étrangers mais aussi de soutien au développement des entreprises coréennes.
Consciente des enjeux de compétitivité, la Région Île-de-France a retenu cette filière comme « stratégique » dans son Schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SREDII) 2022-2028, approuvé le 19 mai dernier en Conseil régional. Cette ambition est liée au poids économique de cette filière en Île-de-France.

LA RÉGION, UN CENTRE DÉCISIONNAIRE OÙ S’ÉLABORE LA COSMÉTIQUE-PARFUMERIE DE DEMAIN

Hors commerces, ce sont plus de 800 établissements de la filière qui sont installés en Île-de- France, où l’ensemble de la chaîne de valeur est représentée : les marques, leurs sièges sociaux, ainsi que leurs laboratoires de recherche et développement (R&D), bien sûr ; mais aussi les entreprises produisant les matières premières ; les entreprises de fabrication, de formulation et de conditionnement à façon ; celles de l’emballage, en particulier l’emballage primaire (celui des flacons, bouchons et pots, si important pour ces produits) ; les équipementiers industriels ; et enfin les laboratoires de tests et d’analyses.
L’écosystème francilien concentre les sièges sociaux (sièges monde et sièges Europe et Moyen- Orient) des grands groupes et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) de la filière. C’est le cas des groupes d’origine française, mais également de nombreux groupes étrangers quand ceux-ci choisissent de s’implanter en France pour bénéficier de la richesse de son écosystème, à l’instar de Puig, groupe catalan regroupant entre autres les marques Paco Rabanne, Nina Ricci et Jean-Paul Gaultier. Une douzaine de sièges monde sont situés dans les Hauts-de-Seine, comme Expanscience-Mustela et Verescence à La Défense, Chanel, Sephora et Uriage à Neuilly-sur-Seine ou encore L’Oréal et Pochet à Clichy. Ils sont tout aussi nombreux, voire plus, à Paris, avec Coty Luxury, Clarins ou Hermès, et en particulier dans le 8e arrondissement, où siègent Caudalie, Dior, Guerlain, Interparfums, Laboratoire Native, LVMH ou encore Sisley.
À côté de ces entreprises de réputation internationale, la filière compte une multitude de marques, certaines artisanales, soit environ 300 entreprises, dont près des deux tiers sont situées à Paris. Les marchés de niche sont, du reste, extrêmement porteurs, et plusieurs de ses représentants sont réunis rue des Francs-Bourgeois, dans le 4e arrondissement de Paris. C’est en Île-de-France que se prennent donc les grandes décisions de la filière. C’est également dans la région que s’élabore la cosmétique-parfumerie de demain.

DE GROS POTENTIELS EN R&D ET DANS LE DOMAINE DES TESTS ET MESURES

La force de la recherche académique francilienne est une réalité quel que soit le domaine scientifique concerné, mais elle est particulièrement réputée pour les industries de la santé, dont certains domaines de recherche recoupent ceux de la cosmétique-parfumerie.
L’avenir de la filière française se joue, en particulier, dans la qualité des produits fabriqués en France : l’activité des tests et mesures associée à la recherche est donc essentielle. Les principaux laboratoires de recherche en la matière sont situés à Paris-Saclay et à Cergy-Pontoise, ce territoire accueillant également la plateforme Cosmetomics, dont l’objectif est de fédérer l’ensemble des savoir-faire en matière de mesure pour la filière cosmétique. C’est une plateforme mutualisée à laquelle collaborent le synchrotron SOLEIL (un accélérateur de particules, équipement unique en France, situé à Paris-Saclay), BIO-EC (une PME spécialisée dans les études d’efficacité de produits cosmétiques et dermatologiques, à Longjumeau) et l’École de biologie industrielle, à Cergy.
Le synchrotron SOLEIL permet de mieux analyser l’effet attendu d’un produit cosmétique en suivant d’une façon infiniment plus précise le trajet des principes actifs. La migration des nanoparticules, abondamment utilisées dans les produits cosmétiques pour leur pouvoir matifiant, leur pouvoir de filtre anti-UV et leur capacité à stabiliser une émulsion ou à maintenir des particules en suspension (on parle d’agents rhéologiques), peut désormais être suivie dans différents compartiments de la peau ou du cheveu. Le synchrotron SOLEIL peut aussi évaluer leur efficacité et leur innocuité.

UNE CONCENTRATION DE CENTRES DE R&D

Si les entreprises sollicitent les capacités de la recherche publique et ses équipements, comme l’illustre la plateforme Cosmetomics, les plus grandes d’entre elles ont également leurs propres capacités de R&D.
L’écosystème francilien regroupe neuf centres majeurs de R&D : quatre dans le Val-d’Oise (celui de Clarins à Pontoise, celui de Givaudan à Argenteuil, et ceux de Sisley et Sensient à Saint-Ouen l’Aumône), trois en Seine-Saint-Denis (celui de Chanel à Pantin et deux des trois centres de recherche mondiaux de L’Oréal : le centre mondial d’innovation capillaire, à Saint-Ouen, et le centre mondial de recherche avancée, à Aulnay-sous-Bois). Le troisième, à Chevilly- Larue, est son centre mondial de recherche appliquée à la cosmétique. Le centre de recherche d’Yves Rocher est, quant à lui, situé à Issy-les-Moulineaux.

UN GRAND CENTRE DE CRÉATION DE SENTEURS : GIVAUDAN À ARGENTEUIL

Le site de Givaudan, à Argenteuil (Val-d’Oise), s’étend sur 6 hectares en bord de Seine et accueille 600 salariés. Cette entreprise suisse, peu connue du grand public, est un leader mondial de l’industrie des arômes et des parfums. Positionnée en amont dans la chaîne de valeur, avec la production de matières premières de synthèse, Givaudan dépose également des brevets et est à l’origine d’une senteur sur quatre commercialisées dans le monde, qu’il s’agisse de parfumerie fine ou de parfumerie fonctionnelle (lessives, produits ménagers, etc.). Au centre de création d’Argenteuil, le plus grand centre du groupe au niveau mondial, sont conçues toutes sortes de compositions parfumées pour les produits de grande consommation. En termes de processus, une heure seulement est nécessaire entre la proposition du parfumeur et la réalisation de l’échantillon : un robot réalise 60 à 70 % du mélange, les laborantins le complètent dans la foulée et le parfumeur peut très vite réaliser le test olfactif, étape qui demeure indispensable avant les tests des mélanges entre la base et le parfum. Enfin, sont effectués des tests après lavage s’il s’agit de produits pour le linge, ou des tests après douche s’il s’agit de produits pour le corps ou les cheveux. Parfumeurs et évaluateurs travaillent de conserve, faisant évoluer la proposition jusqu’à ce qu’elle soit présentée au client, puis adoptée par celui-ci.

Depuis Argenteuil, nous servons le monde entier. Antoine Sauvan, DRH et président de Givaudan France

Le choix de l’Île-de-France est historique pour cette entreprise suisse, qui réalise depuis plusieurs années des investissements importants sur son site d’Argenteuil ainsi qu’au siège parisien de l’avenue Kléber, dans le 16e arrondissement. Elle n’est d’ailleurs pas la seule entreprise à développer ses capacités industrielles dans le Val-d’Oise.

LA FORCE D’UNE CHAÎNE DE VALEUR COMPLÈTE

En Île-de-France, les marques peuvent à tout moment s’appuyer sur les nombreuses entreprises couvrant l’ensemble de la chaîne de valeur. On recense plus de 50 entreprises dans la fabrication et le conditionnement à façon, plus de 35 pour la fourniture d’équipements industriels et de laboratoires, plus de 80 pour les matières premières, plus de 40 pour les tests et les analyses, 70 dans le packaging primaire et secondaire, et enfin un très grand nombre de distributeurs. La région propose un écosystème complet où tout est réuni pour que parfums et cosmétiques soient conçus, produits puis distribués dans le monde entier.


Plusieurs implantations d’entreprises illustrent cette puissance économique. L’entreprise Sicaf, du groupe Anjac, à Argenteuil, développe des produits sur mesure pour différentes marques, telles que Decléor ou Filorga, présentes en Île-de-France. À Savigny-le-Temple, Cosmeva, du groupe Fareva, l’un des leaders mondiaux de la sous-traitance industrielle, fabrique et conditionne pour des marques de cosmétique – ses clients, donc – des produits (en flacon, tube et stick), dans une large palette de formes galéniques : émulsions, poudres… Sensient, avec son centre de R&D de Saint-Ouen l’Aumône, est spécialisé, notamment, dans la fabrication de colorants pour l’industrie cosmétique et pharmaceutique.
C’est également dans cette commune de l’agglomération de Cergy-Pontoise que MR Cartonnage numérique, une PME francilienne née en 2009 qui a bénéficié du soutien de BPI France, a installé son usine. Cette entreprise illustre les caractéristiques de l’écosystème francilien. Située dans l’un des principaux territoires de la cosmétique francilienne, elle conçoit et produit des emballages cartonnés de luxe pour de nombreuses marques. Ces dernières savent qu’elles peuvent trouver chez ce fournisseur le niveau de prestation attendu, dans une proximité géographique nécessaire, en particulier en phase de définition du produit. Un gage de solidité et d’agilité pour ce fabricant qui, par ailleurs, n’est pas dans la dépendance d’un trop petit nombre de clients.
La région Île-de-France dispose d’un écosystème complet et solide, qui comprend des grands groupes mais où peuvent également croître de nouveaux entrants et start-up.
Certains territoires ont acquis une forme de spécialisation, comme celui de Cergy-Pontoise ou celui de Boucle Nord de Seine. Ils sont de surcroît dotés de capacités foncières ou immobilières pour accueillir les extensions potentielles des unités de production.

DOUBLEMENT DES CAPACITÉS DU CENTRE DE SISLEY À SAINT-OUEN L’AUMÔNE

Sisley agrandit et modernise son site afin d’accueillir non plus 400 mais 700 salariés d’ici 2030. L’ouverture d’un nouveau campus de 17 000 m² est prévue en 2024. Les investissements sur le site, d’un montant annoncé de 40 millions d’euros, visent à moderniser sa plateforme logistique mondiale, d’où sont expédiés pour le monde entier (en particulier les États-Unis et la Chine) les produits fabriqués dans son usine de Blois, et dont les capacités doivent également doubler.
Mais l’avenir de Sisley, comme celui de beaucoup d’autres entreprises de la filière, est dans le développement de cosmétiques innovants et de nouvelles marques, d’où les investissements pour accroître les capacités de la R&D, et le recrutement annoncé de chercheurs et d’ingénieurs.

UN ÉCOSYSTÈME APTE POUR LES DÉFIS DE DEMAIN

Les acteurs de la filière ont conscience que leur longueur d’avance ne pourra être conservée qu’à la condition d’agir, et en particulier de faire en sorte que les produits français soient toujours les mieux classés dans les indicateurs de qualité, que ces indicateurs soient élaborés par la Chine, les États-Unis ou la France, car il importe d’être moteur sur ce sujet. Pour affirmer son leadership, la profession réfléchit à produire ses propres indicateurs ainsi qu’une information gage de fiabilité sur quatre axes, partagés lors du sommet 2022 de la filière française parfumerie-cosmétique : l’authenticité des ingrédients (transparence parfaite), la performance de l’innovation (une R&D forte et collaborative, faite avec des partenaires publics et privés), la sécurité du consommateur (obligation totale de contrôle des indications et allégations), et enfin la protection de l’environnement.

C'est la porte d'entrée pour être leader demain auprès d'un client local qui optera pour un produit made in France, parce que cela signifiera authenticité, performance, protection et sécurité. Marc-Antoine Jamet, président de Cosmetic Valley

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA) AU SERVICE DES NEZ

Comme dans toute l’industrie, l’IA se déploie dans la cosmétique-parfumerie, depuis la phase de création jusqu’à celle de la distribution. De façon plus inattendue, peut-être, cette filière utilise l’IA dès la phase de création des senteurs. Ainsi, Givaudan s’appuie sur l’IA comme aide à la créativité de ses parfumeurs. La connaissance de ses clients, les attentes des consommateurs, l’étendue des collections créées, la présence de produits phares… tous ces éléments alimentent d’importantes bases de données. Elles sont intégrées dans un outil qui doit permettre aux parfumeurs d’étendre le choix des possibles et de les accompagner dans la formulation. Ils peuvent ensuite tester très rapidement le jus ainsi conçu.
De nouveaux outils d’IA sont également en réflexion pour proposer du sur-mesure au client final, une offre cosmétique personnalisée : aide à la recherche du traitement qui convient, soins concoctés en tenant compte de l’état de la peau à l’instant T, arômes personnalisés en fonction des goûts… De même que la cosmétique a été identifiée comme filière stratégique pour le développement économique de la région Île-de-France, l’IA a été reconnue « technologie stratégique ». Ces deux reconnaissances devraient permettre leur bonne association.
La région dispose de tous les atouts pour permettre à la profession de prendre les virages nécessaires. Des réflexions pourraient être engagées pour faire converger les stratégies de rayonnement international de la cosmétique-parfumerie avec celles des industries créatives et culturelles, et touristique : une voie à explorer pour maintenir le leadership de l’Île-de-France et de ses filières dans la bataille que se livrent les grandes régions métropolitaines mondiales.■

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