L'innovation sociale au service de l'inclusion

Note rapide Société-Habitat, n° 973

09 mars 2023ContactOlivier Mandon, Lucile Mettetal

En favorisant l'implication, en misant sur le pouvoir d'agir et en développant de nouvelles coopérations, l'innovation sociale porte en elle un projet de transformation de la société. Alors que les pouvoirs publics comptent sur le potentiel d'innovation des acteurs de la solidarité pour combler les failles dans la prise en charge des plus fragiles, des interrogations subsistent quant à la façon dont ils peuvent interagir avec un écosystème foisonnant.

Rarement définie mais très usitée, l’innovation est devenue un mot totem, un argument, un culte, une réponse à tous les défis, ou encore une injonction à s’adapter. L’innovation sociale n’échappe pas à cet emballement, et se poser la question de son ambition et de sa portée semble nécessaire, non seulement pour donner du sens aux initiatives, mais aussi pour éclairer son articulation avec les politiques publiques. Employée dans de multiples contextes, c’est ici à travers le regard des acteurs de la solidarité, réunis à l’occasion d’un atelier à L’Institut Paris Region, que l’innovation sociale est appréhendée. L’innovation sociale est aujourd’hui perçue comme source d’émancipation et de créativité en permettant la rencontre et la coopération entre les acteurs, et en construisant des ponts entre des mondes souvent cloisonnés et hiérarchisés ; comme un facteur d’autonomisation en misant sur l’apprentissage collectif, la mutualisation des compétences et le pouvoir d’agir des plus vulnérables ; comme un vecteur d’inclusion en modifiant les interactions et les rapports de pouvoir ; comme une alliée de la résilience, aussi, dans sa capacité à considérer les fragilités comme une opportunité ; et comme un levier de transformation sociale par l’expérimentation. Approche globale et systémique, l’innovation sociale est également indissociable de la transition écologique. Ajoutons enfin que la crise sanitaire a fait office d’accélérateur : contraints de s’extraire des pratiques habituelles, les acteurs de la solidarité ont montré leur capacité à s’adapter. Si l’innovation sociale a longtemps été invisible ou disqualifiée, elle est aujourd’hui très présente dans les discours et valorisée par les pouvoirs publics. Un succès qui peut entretenir le flou autour de cette notion et crée quelques paradoxes entre sa dimension participative, égalitaire, subversive et utopique, et ce que l’on en attend aujourd’hui, à savoir fournir des services sociaux.

UNE NOTION RÉCEMMENT PROMUE

L’origine de l’innovation sociale résulte des conditions de survie d’un groupe ne détenant comme pouvoir que sa force collective. C’est une réponse solidaire qui se traduit par des initiatives locales, à l’image des tontines africaines ou des paysans sans terres, qui ont conduit au renouveau des coopératives agricoles au Brésil. Longtemps soupçonnée d’utopisme ou de violence, ce n’est qu’assez récemment que l’innovation sociale a acquis une réputation positive ; un regain d’intérêt qui vient notamment en réaction à une forme d’hégémonie de l’innovation technologique. À partir des années 1990, l’innovation sociale a quitté l’univers de chercheurs isolés et de militants de l’autogestion. Chemin faisant, elle s’est invitée dans les politiques publiques par le biais d’appels à projets et de subventions, jusqu’à devenir « une notion ambivalente pour le monde associatif, sommé de s’en saisir pour être reconnu et financé » ; un focus qui peut changer les priorités et occulter des pratiques pourtant pertinentes, avec le risque « de délégitimer l’existant et de faire brutalement vieillir ceux qui remplissent des missions essentielles ». Si l’innovation sociale devient un critère privilégié, voire une condition du financement des projets solidaires, ce n’est pas la seule raison pour laquelle les associations s’en saisissent, y compris les grands acteurs comme la Croix-Rouge française, la Fondation Abbé Pierre, Emmaüs Défi, le Secours catholique ou encore les Restos du cœur, qui sont aujourd’hui des relais essentiels de l’action publique, aux côtés des structures de l’ESS et d’une myriade de petites associations animées par la société civile.

COMBLER LES FAILLES

L’innovation sociale vient se loger dans les interstices, et combler les failles du marché et de l’État. Elle s’inscrit dans une vision qui propose de réguler le capitalisme sans le remettre en cause, de s’appuyer sur les capacités d’action du tissu associatif et de la société civile, et de valoriser l’autogestion. Cette mouvance fait le constat d’un État providence en panne, et mise sur le potentiel d’initiatives et d’innovation de la société française. Ainsi, lorsqu’un besoin apparaît et qu’il n’est pas satisfait, la principale condition d’émergence d’une innovation sociale est en place. Répondre aux besoins spécifiques des femmes de la rue (association Agir pour la santé des femmes-ADSF), combler les carences dans la prise en charge des sans-abri les plus démunis en matière d’hygiène, lutter contre l’isolement des personnes âgées appartenant à des minorités sexuelles et de genre (Grey Pride), ou encore déstigmatiser les personnes en situation de vulnérabilité psychique (Innovation citoyenne en santé mentale-ICSM) nécessite du sur-mesure. Face aux défis sociaux et sociétaux auxquels les systèmes actuels peinent à répondre, la tentation de s’en remettre aux acteurs de terrain relève d’une sorte de « division des tâches » et pousse les associations à s’appuyer, en les accompagnant, sur les initiatives citoyennes. Mais l’innovation sociale ne peut pas se limiter à cette définition, trop réductrice, de résolution des problèmes sociaux. Elle s’inscrit dans une vision transformatrice de la société, qui va bien au-delà de ses vertus réparatrices.

S’APPUYER SUR LE LOCAL COMME LEVIER

L’innovation sociale nécessite de s’appuyer sur un écosystème d’acteurs, et de créer de nouvelles collaborations entre plusieurs organisations, associations, coopératives et collectivités, qui partagent des valeurs et une vision commune, et mutualisent leurs connaissances et leurs savoir-faire : une dynamique considérée comme « centrale pour créer les conditions d’une transformation sociale ». Ainsi, elle mobilise les ressources du territoire et s’appuie sur les interactions entre différents acteurs. La proximité joue un rôle déterminant, parce qu’elle facilite l’interconnaissance, ainsi que la fréquence ou la régularité des relations. Par ailleurs, « l’innovation est d’autant plus localisée que les apprentissages se font par la pratique ». Il s’agit d’apprendre ensemble et d’avoir le sentiment que son engagement se traduit par des résultats concrets, de se saisir du local comme échelle des alternatives sur mesure, et de faire « ici et maintenant », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Rob Hopkins, initiateur du mouvement international Villes en transition, lancé en 2005 dans la petite ville de Totnes, au sud de l’Angleterre. Si la méthode est généralisable, à savoir sa dimension collective (former un réseau pour soutenir la vie locale et participer au bien commun), les solutions apportées, ancrées dans un territoire et se nourrissant de ses spécificités comme de son histoire, ne sont pas toujours diffusables. Cependant, elles contribuent à son attractivité en construisant sa propre identité.

DÉVELOPPER LE POUVOIR D’AGIR

Les projets d’innovation sociale placent l’implication de la société civile au cœur de leur démarche. Pour aider les habitants à devenir citoyens et à mettre en pratique leur légitimité politique, le développement du pouvoir d’agir est un préalable. Participer à la vie publique peut s’assimiler à une injonction et mettre en situation d’échec ceux qui ne maîtrisent pas les codes des différentes instances. Il s’agit avant tout de remédier au sentiment d’impuissance, qui détruit le rapport à l’action, et de remettre la personne en mouvement en lui faisant prendre conscience du fait qu’elle peut impulser le changement. Ainsi, reconnaître l’histoire de chacun, son expérience, ses compétences, ses savoir-faire, ses besoins, ses envies, ses aspirations… c’est le considérer comme légitime et en capacité d’agir, en l’accueillant tel qu’il est. Cet appel à la citoyenneté, qui consiste à favoriser les initiatives « d’en bas » et à développer la conscience critique, n’est pas sans rappeler les mouvements d’éducation populaire et l’autogestion, qui défendent l’émancipation à travers l’implication de tous dans la vie collective. Renforcer le pouvoir d’agir des exclus pour qu’ils deviennent acteurs des transformations de la société est l’un des combats d’ATD Quart Monde. De son côté, Alternative pour des projets urbains ici et à l’international soutient l’implication des habitants dans les projets urbains en rendant accessibles des outils et des savoir-faire afin d’accompagner leur montée en compétences. Pour les Compagnons Bâtisseurs, l’originalité de l’auto-réhabilitation accompagnée réside dans la mise en place d’une dynamique du « faire avec » plutôt que du « faire pour », en révélant les capacités d’agir de chacun. Mais le développement du pouvoir d’agir reste une notion ambivalente parce qu’il nécessite d’accepter parfois le conflit, et parce que la reconnaissance de la capacité de chacun peut se transformer en injonction (être entrepreneur de sa vie).

L’INCLUSION COMME MARQUEUR

Dès 2018, Robyn Kingler-Vidra met en avant deux approches de l’inclusion. La première s’appuie sur des dispositifs politiques, à l’image des mesures de discrimination positive s’adressant notamment aux minorités ethnoraciales. L’autre, que les acteurs de la solidarité se sont appropriée, se concentre sur l’implication des populations bénéficiaires dans le processus d’innovation, à travers leur participation à des enquêtes sur l’appréciation des services proposés ou sur l’expression de leurs nouveaux besoins, à travers leur implication dans des instances de création ou d’amélioration des services, ou, dans sa forme la plus intégrée, en étant membre actif de la gouvernance de l’association. Ainsi, l’association Depaul France réalise une enquête annuelle pour mieux connaître les sans-abri qu’elle accompagne et alimenter ses travaux de mesure d’impact social. Dans le cadre de son dispositif « les clochettes », destiné à lutter contre l’isolement des sans-abri, l’association La Cloche a lancé un podcast dans lequel les bénéficiaires racontent leurs parcours. De son côté, l’association Entourage a mis en place un « Comité de la rue » pour renforcer l’implication sociale de ses membres sans-abri. Ces derniers y agissent comme bénévoles, en participant aux instances de gouvernance, et sont considérés comme des experts en matière d’action sociale et d’éthique. À Paris, le Comité de la rue regroupe une dizaine de personnes et se réunit une à deux fois par semaine ; son président siège au conseil d’administration de l’association.

LAISSER LA PLACE À L’EXPÉRIMENTATION

En proposant aux habitants de mutualiser leurs savoir-faire et de fabriquer du mobilier pour l’espace public, le collectif En’Rue, qui est intervenu à Dunkerque dans un quartier en rénovation urbaine, incite à se réapproprier collectivement des enjeux urbains concrets et quotidiens. Il s’agit de « faire chantier ensemble » et de laisser place à l’expérimentation en favorisant des formes d’apprentissage réciproque, en partant de l’échelle du vécu et en considérant l’action comme source de connaissance. Pour s’appuyer sur l’expérience du terrain et faire fructifier les idées des bénévoles, la Croix-Rouge française a créé un programme d’intrapreneuriat, en collaboration avec Makesens. L’objectif : soutenir l’expérimentation et la créativité en accompagnant techniquement et financièrement les porteurs de projets, de la conception au déploiement dans les tiers-lieux de la Croix-Rouge. Promouvoir l’expérimentation revient, pour les acteurs publics ou privés, à accompagner des initiatives en acceptant de soutenir un processus, une méthode et des manières de faire, sans satisfaire à des critères précis, mais pour les enseignements que l’on en tire. L’incertitude et la prise de risque semblent alors inhérentes à l’innovation sociale. Mais lorsque l’action publique place l’association en qualité de prestataire de services, l’essence même de l’innovation est-elle menacée ?

QUELLES INTERACTIONS AVEC LES POUVOIRS PUBLICS ?

L’attention des pouvoirs publics vis-à-vis de l’innovation sociale est croissante et contient des paradoxes, qui peuvent se résumer par une question : l’innovation sociale a-t-elle vocation à réparer la société ou à la transformer ? Plusieurs postures s’offrent à eux : accompagner l’innovation sociale en consentant à lâcher prise, connecter les initiatives entre elles, les rendre visibles pour les essaimer, s’en inspirer en acceptant qu’elles entraînent des changements dans les cadres institutionnels, les pérenniser parce qu’elles assurent des missions de service public, ou éviter de s’impliquer. La reconnaissance de la nécessité de l’innovation sociale s’illustre aujourd’hui par le soutien financier, mais les subventions de fonctionnement tendent à disparaître au profit d’appels à projets dédiés à des investissements, nécessitant de se conformer à des indicateurs et des objectifs qui conduisent à normer l’activité ou encore à éloigner l’association de son projet initial. Les acteurs évoquent un risque d’asséchement des initiatives devant le peu de place que la commande publique laisse à l’expérimentation. La reconnaissance de sa pertinence et de son efficacité se traduit aussi par son institutionnalisation. L’innovation sociale devient alors source d’inspiration, et nombreux sont les dispositifs ou politiques publiques qui émanent du tissu associatif : l’habitat inclusif, porté à l’origine par quelques associations familiales, et qui a fait son entrée dans la loi Elan (évolution du logement, de l’aménagement et du numérique) en 2018 ; les services d’accompagnement à la vie sociale, nés d’expériences pilotes de l’Association des paralysés de France (APF), et aujourd’hui portés par les départements ; la prise en compte des malades dans la lutte contre le sida, soutenue par Aides et Act Up ; le Samu social ; ou encore « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Autant d’exemples qui illustrent la diffusion de l’innovation sociale au sein de l’action publique et son impact sur les cadres institutionnels. Pour les associations, l’institutionnalisation de leurs actions innovantes par la puissance publique est tout autant un gage de réussite qu’un risque : celui de perdre la main sur la mise en œuvre et d’assister à un dévoiement de l’action originale.

Ainsi, le processus de transformation porté par l’innovation sociale induit une articulation délicate avec les institutions, qui doivent accepter de concéder une partie de leur pouvoir de décision, de soutenir les expérimentations en acceptant la possibilité de l’échec et d’instituer de nouvelles normes. En outre, la question de l’inégale capacité des territoires à offrir un terreau favorable aux innovations renvoie au rôle que peuvent jouer les acteurs publics dans la stimulation, la sécurisation et la mise en relation des initiatives, et aux leviers qu’ils peuvent actionner pour éviter que l’innovation sociale soit source de disparités entre les territoires et d’iniquités entre les habitants.■

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