Loger les travailleurs essentiels : un enjeu pour les employeurs et les territoires

Note rapide Société-Habitat, n° 972

19 janvier 2023ContactSandrine Beaufils, Pascale Leroi, Marie Acs (Insee Île-de-France), Joseph Chevrot (Insee Île-de-France), Jules-Mathieu Meunier (Lab'Urba (Université Paris Est Créteil-UPEC))

Les employeurs de travailleurs essentiels se retrouvent parfois confrontés aux difficultés de logement de leurs collaborateurs, notamment dans les secteurs valorisés des métropoles. Ces travailleurs ont un impératif de proximité, des salaires faibles et parfois des horaires décalés, complexifiant leur accès au logement et à l'emploi, et affectant également leur qualité de vie. Aider au logement est donc un enjeu pour assurer l'attractivité de ces emplois et garantir les services essentiels à la population francilienne.

Depuis longtemps, les employeurs (entreprises, administrations ou établissements publics) se mobilisent pour le logement : cités ouvrières du XIXe siècle, logements de fonction, parcs privés d’entreprises, participation au financement du logement social (ex-«1 % logement »), « 5 % préfectoral »… Habiter à proximité de son emploi est une variable clé pour la ponctualité et la qualité de vie des salariés. Faciliter l’accès à un logement proche du lieu de travail contribue à l’attractivité des entreprises, particulièrement en cas de tension sur les recrutements. Récemment, le sujet du logement des travailleurs essentiels, très mobilisés et exposés pendant la crise sanitaire, est revenu sur le devant de la scène médiatique. La loi 3DS, votée le 21 février 2022, y apporte une réponse politique à travers un article fixant un « objectif d’attribution de logements sociaux aux demandeurs exerçant une activité professionnelle qui ne peut être assurée en télétravail, dans un secteur essentiel pour la continuité de la vie de la nation ». La loi confie aux territoires la tâche de définir la nature de ces travailleurs essentiels dans le cadre des Conférences intercommunales du logement, en fonction de leurs besoins.

UNE PROPORTION IMPORTANTE D’EMPLOYEURS CONCERNÉS

1,9 million de travailleurs essentiels exercent leur activité en Île-de-France, dont 1,7 million de salariés, soit environ 30 % des emplois salariés de la région. Entreprises, hôpitaux, administrations, établissements d’enseignement… 150 000 employeurs comptent dans leurs effectifs au moins un travailleur essentiel, soit 38 % des employeurs. Cinq secteurs d’activité totalisent les deux tiers des emplois salariés essentiels (voir graphiques ci-dessous) : la santé et l’action sociale (23 %), l’administration publique (13 %), le commerce (12 %), le transport et l’entreposage (10 %), ainsi que l’enseignement (9 %). La part des emplois essentiels est particulièrement élevée dans le secteur de la santé et de l’action sociale (78 %), mais elle n’est que de 33 % dans l’administration publique ou de 31 % dans le commerce. D’autres secteurs comprennent une proportion importante de travailleurs essentiels, mais pour de petits effectifs, comme la production et la distribution d’eau (52 %) ou les particuliers employeurs (43 %).

 

UN IMPÉRATIF DE PROXIMITÉ ACCENTUÉ PAR LE RYTHME DE TRAVAIL

Les emplois essentiels, en particulier ceux de « première ligne », sont fréquemment « non télétravaillables ». Pour certains employeurs, loger leurs salariés à proximité garantit le bon fonctionnement de leur activité, notamment quand le service commence très tôt ou quand le collaborateur doit pouvoir rejoindre rapidement son poste. Les « premières lignes » sont les plus concernés par les horaires atypiques, travaillant deux fois plus souvent le dimanche (31 %) ou de nuit (15 %) que les autres salariés. Certains secteurs d’activité, notamment la santé, la sécurité ou la mobilité, ont des contraintes de service particulières. Dans la santé et l’action sociale, secteur dans lequel 80 % des salariés sont des « essentiels », et majoritairement des « premières lignes », les horaires atypiques sont fréquents : 32 % travaillent le dimanche (et même 38 % pour les « premières lignes ») et 12 % la nuit (15 % pour les « premières lignes »), c’est-à-dire trois fois plus que les autres salariés de ce secteur. Dans l’administration publique, les salariés travaillant la nuit sont, en grande majorité, des « essentiels » : agents de police, pompiers, surveillants de prison, etc. Dans ce secteur, un « première ligne » sur trois exerce la nuit, et un sur deux le dimanche. C’est dans le transport et l’entreposage que les horaires atypiques sont les plus fréquents, pour les « essentiels » comme pour les autres salariés. Près d’un quart des salariés du secteur travaille de nuit, et un tiers en soirée ou le dimanche, ces horaires décalés pouvant se cumuler pour un même salarié.

LE PRIVÉ EN PREMIÈRE LIGNE

Les emplois essentiels se situent majoritairement dans le champ privé (66 %), notamment les « premières lignes » (71 %) et plus encore les « relais des premières lignes » (95 % – voir graphique ci-dessous). Dans la catégorie « services publics du quotidien », seul un emploi sur cinq relève du champ privé (prestataires et délégations de service public, établissements privés…). Parmi les cinq principaux secteurs employeurs de travailleurs essentiels, les secteurs du commerce et du transport et entreposage relèvent exclusivement du champ privé. Les leviers à disposition des employeurs pour accompagner l’accès au logement de leurs salariés varient selon leur statut public ou privé. Les entreprises privées de 50 salariés ou plus ont l’obligation de s’acquitter de la Participation des employeurs à l’effort de construction (PEEC), versée à Action Logement. Cette contribution équivalente à 0,45 % de leur masse salariale vise à faciliter l’accès au logement des salariés en permettant le financement de logements sociaux et intermédiaires, mais aussi celui de cautions sur les loyers, notamment en cas de location dans le parc privé, ou d’aides financières à l’accession à la propriété, etc. Cet éventail de dispositifs portés par Action Logement bénéfice à l’ensemble des salariés des entreprises privées de 10 salariés ou plus. Mais 13 % environ des salariés essentiels du champ privé travaillent dans des entreprises de moins de 10 salariés (contre 17 % des autres actifs du champ privé) : ceux-là ne peuvent pas bénéficier de l’ensemble des dispositifs déployés par Action Logement. Les travailleurs du secteur du commerce en bénéficient moins puisqu’un quart d’entre eux dépendent d’une entreprise de moins de 10 postes.

MOINS D’UN TIERS DES TRAVAILLEURS ESSENTIELS DANS LE PUBLIC

Le champ public regroupe 31 % des emplois essentiels (68 % des « services publics du quotidien », 28 % des « premières lignes » et seulement 5 % des « relais des premières lignes »). Évidemment omniprésent dans l’administration publique et l’enseignement, le champ public affiche une présence plus équilibrée dans le domaine de la santé et de l’action sociale (43 % dans le public, 47 % dans le privé et 10 % auprès de particuliers employeurs), même si les « premières lignes » y relèvent davantage du champ public (54 %). Les agents de la fonction publique ont la possibilité de bénéficier d’un logement social via le « 5 % préfectoral » (5 % des logements de chaque programme HLM leur sont réservés).

DES TRAVAILLEURS AUX SALAIRES PLUS FAIBLES

Qu’il s’agisse de louer un logement ou d’accéder à la propriété, les bailleurs comme les banques demandent généralement un revenu net trois fois plus élevé que le loyer ou la mensualité d’emprunt. Dans un contexte francilien caractérisé par la cherté des marchés immobiliers, le niveau de salaire des ménages a un impact très important sur les choix résidentiels. Or le salaire médian des travailleurs essentiels est inférieur d’environ 400 euros nets par mois en équivalent temps plein (EQPT) à celui des autres salariés : seule la moitié d’entre eux perçoit plus de 2 040 euros, alors que la moitié des « autres » travailleurs perçoit plus de 2 470 euros. Parmi les travailleurs essentiels, les « premières lignes » occupent les emplois les moins « télétravaillables » et ont les salaires les plus faibles : la moitié d’entre eux perçoit moins de 1 850 euros nets par mois en EQTP. Dans le privé, les niveaux des salaires sont fortement corrélés à la taille de la structure : plus l’entreprise est petite et plus elle verse des salaires faibles. Ceci s’explique notamment par la nature des secteurs d’activité : le commerce est surreprésenté parmi les entreprises les plus petites tandis que l’industrie, plus rémunératrice, y est sous-représentée. Dans les entreprises de moins de 10 salariés – dont les travailleurs ne bénéficient pas de l’ensemble des dispositifs d’Action Logement –, les salaires sont plus faibles. Le salaire médian (1 590 euros nets) d’un travailleur essentiel y est inférieur de 570 euros à celui pratiqué dans les entreprises employant plus de 1 000 salariés (2 160 euros nets en EQTP, voir graphique ci-dessous). Ces écarts sont encore plus marqués pour les « premières lignes », qui ont les salaires médians les plus faibles quelle que soit la taille de la structure employeuse (1 480 euros nets dans les entreprises de moins de 10 salariés, 1 720 euros dans les entreprises de 1 000 salariés ou plus). La nature du contrat de travail intervient également dans l’accès au logement. Qu’il s’agisse d’obtenir un emprunt ou de trouver un logement locatif privé, disposer d’un contrat à durée indéterminée ou du statut de fonctionnaire facilite grandement les démarches. À cet égard, si la proportion d’emplois précaires parmi les travailleurs essentiels est relativement similaire à celle observée pour les autres actifs, les « services publics du quotidien » font exception, avec une surreprésentation de salariés en contrat à durée déterminée (10 %, contre une moyenne de 6 % pour les autres actifs). L’ancienneté du contrat de travail constitue un autre facteur favorable dans la recherche d’un logement. Or elle est légèrement plus faible pour les « premières lignes » et les « services publics du quotidien » : 38 % d’entre eux ont un contrat de travail de moins de deux ans, contre 35 % pour les autres salariés. Dans le champ du privé, l’ancienneté du contrat de travail des travailleurs essentiels augmente avec la taille de l’entreprise : dans celles de moins de 10 salariés, près de la moitié des effectifs a signé son contrat depuis moins de deux ans, alors que, dans celles de 1 000 salariés et plus, cela ne concerne qu’un quart des effectifs (24 %).

DE NOMBREUX TERRITOIRES « HORS BUDGET »

Les difficultés rencontrées par les travailleurs essentiels cherchant à se loger à proximité de leur travail diffèrent selon les territoires. Cela tient d’une part au coût du logement dans le territoire considéré mais aussi, d’autre part, au profil local des travailleurs essentiels et aux salaires qu’ils perçoivent. La proportion de travailleurs essentiels disposant d’un revenu trois fois supérieur au loyer d’un logement privé type de 49 m² permet ainsi de rendre compte de ces difficultés. Les cartes réalisées sur ces bases montrent que rares sont les travailleurs essentiels à pouvoir se loger à proximité de leur lieu de travail, excepté ceux travaillant aux franges de l’Île-de-France. Comme l’ont déjà démontré L’Institut Paris Region et ses partenaires, les lieux de résidence des travailleurs essentiels confirment ce résultat : ils sont en effet sous-représentés dans le cœur de l’agglomération parisienne, alors même qu’ils résident davantage dans le parc social que les autres salariés. Il est particulièrement difficile pour les travailleurs essentiels de se loger près de leur emploi dans le centre de l’agglomération et dans les territoires de grande couronne où les marchés immobiliers sont très valorisés, notamment dans les Yvelines. À Paris, moins de 10 % des emplois essentiels peuvent être occupés par un salarié ayant un salaire suffisant pour se loger à proximité. Cette proportion est inférieure à 20 % dans les EPCI Saint-Germain Boucles de Seine et Versailles Grand Parc et certains EPT de la Métropole du Grand Paris (T4, T5, T8 et T10). Ces difficultés sont accentuées pour les « premières lignes » qui ont les plus bas salaires. Moins de 5 % des emplois parisiens de première ligne peuvent être occupés par un actif dont le salaire correspond au moins à trois fois le loyer d’un appartement de 49 m² dans la capitale. A contrario, les territoires ruraux de grande couronne sont les plus accessibles. Près des trois quarts des salariés essentiels ont les moyens financiers de se loger à proximité de leur emploi dans l’EPCI Deux Morin et dans le Gâtinais Val de Loing, et près des deux tiers dans l’EPCI Bassée Montois, le Provinois et le Pays de Montereau.

AGIR POUR FACILITER L’ACCÈS AU LOGEMENT DES TRAVAILLEURS ESSENTIELS

Entre la contribution financière des employeurs et la modification de la législation, le logement des salariés fait l’objet d’une attention particulière des politiques publiques françaises. En Île-de-France, L’Institut Paris Region a démontré que le parc social permettait aux travailleurs essentiels de se loger plus près de leur emploi que les autres travailleurs. Mais les filières d’accès à ces logements sont aujourd’hui particulièrement embouteillées : la région dénombre dix fois plus de demandeurs de logements sociaux que d’attributions chaque année, et la multiplication des publics prioritaires – auxquels viennent de s’ajouter les travailleurs essentiels – renforce la concurrence entre demandeurs. Le développement d’une offre de logement réellement en phase avec les revenus des travailleurs essentiels devient dès lors une priorité pour améliorer leurs conditions de vie en Île-de-France, mais aussi atténuer les difficultés de recrutement et assurer le fonctionnement des services publics et privés essentiels dans tous les territoires de la région.■

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