Des cadres de vie où il fait bon vieillir

Article extrait du Cahier n° 182 « Vieillir, et alors ? »

06 février 2025ContactCaroline Laborde (ORS Île-de-France)

Le développement d’environnements favorables à un vieillissement en bonne santé suscite une attention croissante des politiques publiques. Ces projets pourraient se révéler cruciaux dans une stratégie de maintien à domicile.

Après 75 ans, plus d’un tiers des personnes ont toutes leurs capacités mentales et physiques, et peuvent faire les choses qu’elles veulent1 ; un deuxième tiers est en situation de perte d’autonomie et a besoin d’aide pour réaliser des activités du quotidien (allant de faire ses courses à se laver) ; et le tiers restant connaît un état de santé entre ces deux extrêmes. Pourquoi, au même âge, certains sont-ils en bonne santé et d’autres dépendants ? Ce n’est pas le fruit du hasard.

Le rôle des caractéristiques des individus est bien connu, notamment celui des caractéristiques biologiques (hérédité et patrimoine génétique) et démographiques (âge et sexe), celui du statut socioéconomique, des conditions de vie (y compris pendant l’enfance), de travail, et enfin l’importance des comportements de santé (alimentation, consommation de tabac, d’alcool, activité physique). Outre les expositions environnementales (air, bruit), le lieu dans lequel on vit et la façon dont il est aménagé jouent un rôle dans la santé et l’autonomie. Mais les mécanismes liant environnement résidentiel et santé aux âges élevés sont complexes, enchevêtrés, et appellent des éclaircissements.

Des liens de causalité toujours questionnés

En 2021, des chercheurs de Yale ont réalisé une étude dans le Connecticut, et y ont observé un écart de deux ans d’espérance de vie en bonne santé entre les quartiers favorisés et défavorisés2. Comment expliquer un tel écart ? Deux hypothèses sont proposées. Tout d’abord, l’effet de composition : les plus riches vivent plus longtemps et en meilleure santé, donc les quartiers comptant beaucoup de personnes riches ont des espérances de vie en bonne santé plus élevées. Ensuite, l’effet contextuel : les quartiers les plus riches proposent un meilleur accès à des infrastructures et aménités de qualité, bénéfiques à la santé des résidents. Qui de la poule ou de l’œuf ? Les implications de cette question, débattue depuis plus de 150 ans, sont essentielles pour comprendre les mécanismes de causalité et identifier la nature des interventions susceptibles d’améliorer la santé. Dans un cas, les politiques et actions sociales ou de santé porteront sur les individus ; dans l’autre, elles se concentreront davantage sur l’aménagement de contextes favorables à la santé.

Mais force est de constater que de plus en plus de travaux identifient la présence d’effets simultanés du quartier et des individus sur la santé. De façon caricaturale, une personne pauvre vit en meilleure santé dans un quartier bien aménagé que mal aménagé (effet de quartier), et, quel que soit le quartier, une personne riche est toujours en meilleure santé qu’une personne pauvre (effet individuel). Contrairement à une vision manichéenne longtemps admise, reconnaître l’existence d’effets de quartier ne remet donc pas en question celle d’effets individuels, et invite à proposer un nouveau cadre de pensée en termes de politiques publiques.

Comment l'environnement résidentiel peut-il affecter la santé ?

Les quartiers comportent plusieurs dimensions, économiques (comme le niveau de richesse), sociales (comme le niveau d’interaction sociale entre voisins), et physiques (comme l’accès aux commerces, aux infrastructures ou aux services de santé). Un premier mécanisme s’enclenche par les liens entre ces différentes dimensions, susceptibles d’interagir entre elles et de se renforcer les unes les autres. Par exemple, la ségrégation résidentielle (qu’elle s’exprime en termes de statut social ou d’âge) peut affecter le niveau des dotations en commerces et équipements du quartier, et renforcer la ségrégation existante. De la même manière, une bonne entente entre voisins peut encourager à se regrouper et à plaider pour la piétonnisation des rues, laquelle peut à son tour favoriser les relations sociales. Ainsi, décider (ou ne pas décider) d’améliorer les caractéristiques physiques d’un quartier exerce une influence sur son climat social, voire sa structure socioéconomique. Considérer ces synergies est crucial lors de la mise en place d’interventions environnementales.

Un deuxième mécanisme repose sur le fait que ces dimensions physiques et sociales des quartiers sont chacune associées directement à la santé des résidents. Le rôle de l’aménagement urbain dans les comportements de marche est largement reconnu : des infrastructures piétonnes de mauvaise qualité, un manque de bancs, un trafic routier dense, etc., sont des barrières aux mobilités et pénalisent la marche, notamment pour les plus âgés. À titre d’exemple, le suivi pendant quinze ans de personnes américaines âgées a conclu que les quartiers favorisant les trajets motorisés multipliaient, chaque année, le risque de déclin moteur par 1,5 par rapport aux quartiers piétons3.

Le maillage dense de commerces alimentaires de proximité jouerait également un rôle primordial sur la santé, via plusieurs mécanismes : en influant sur le régime alimentaire (et donc sur les risques d’obésité et de diabète), sur l’entretien des fonctions motrices (en encourageant la pratique quotidienne de la marche, les courses étant l’un des principaux motifs de sortie des seniors), mais aussi cognitives (en favorisant les interactions sociales), et enfin sur la motivation des personnes âgées à se déplacer et à faire leurs courses seules. Selon une étude japonaise, la proximité d’épiceries est associée à une réduction de 30 % du risque de dépendance dans les courses pour les personnes âgées4.

LES POLITIQUES DE SANTÉ SOCIALES ET D'AMÉNAGEMENT PEUVENT AFFECTER LA SANTÉ À TOUS LES ÂGES.

Bien évidemment, d’autres facteurs que la proximité peuvent affecter les comportements de ces dernières, et à terme leur autonomie, comme l’accessibilité financière, la qualité des produits et des services proposés, la possibilité de se faire livrer à domicile, ou le soutien apporté par les voisins ou la famille. Les liens entre espaces verts (parcs ou forêts) et santé sont également très étudiés. Les personnes vivant à proximité d’un espace vert auraient moins de risque d’obésité, de maladies cardiovasculaires ou de dépression. Elles auraient également de meilleures compétences cognitives, avec des répercussions particulièrement fortes du cadre de vie pendant l’enfance et l’âge adulte sur les compétences cognitives aux âges élevés.

Enfin, les caractéristiques physiques d’un quartier ne font pas tout : le sentiment de cohésion sociale, de sécurité, le niveau de participation civique, sont également associés à la marche, la santé mentale et l’autonomie. Les chercheurs américains Brenner et Clarke ont montré que le « désordre physique » dans un quartier (graffitis, logements vacants, déchets sur les trottoirs) était associé à davantage de risque de ne pas être autonome dans ses courses parmi les 65 ans ou plus (+ 74 % chez les hommes et + 57 % chez les femmes par rapport aux quartiers sans désordre physique)5.

Des effets résidentiels similaires pour tous les individus ?

Il n’y a pas de raison a priori pour que les effets résidentiels soient les mêmes pour tous les individus. Les femmes et les plus âgés y seraient davantage sensibles, mais on ne sait pas si et comment les effets résidentiels varient selon le statut socio-économique des résidents âgés. Pourtant, en termes de politiques publiques, il est crucial de savoir si une intervention apportera le même bénéfice pour tous ou profitera uniquement aux plus favorisés, ou aux plus défavorisés. En effet, si seuls les plus favorisés en bénéficient, le risque est d’accentuer les inégalités sociales de santé déjà en place dans le quartier.

Il apparaît important également de connaître les variations selon l’état fonctionnel de la personne âgée. Une étude menée en France suggère que le quartier exerce une forte influence sur l’autonomie, quel que soit le niveau de dégradation de l’état fonctionnel de ses habitants6. Voilà un enseignement intéressant en termes d’universalité : lever les barrières environnementales bénéficierait à l’autonomie de toutes les personnes âgées, que leur état fonctionnel soit faiblement ou extrêmement dégradé. Pour autant, il ne faut pas proscrire systématiquement toutes les barrières environnementales ! Prenons l’exemple des escaliers : pour une personne avec des difficultés à marcher, ils peuvent allonger son temps de trajet, voire l’empêcher de se déplacer ; pour une personne en bonne santé, ils peuvent entretenir la musculature des membres inférieurs et réduire le déclin des fonctions motrices. La réflexion ne peut donc pas être binaire.

Quelles interventions environnementales préconiser ?

Si des éléments restent à éclaircir, des recommandations en termes de politiques publiques peuvent déjà être formulées. Premièrement, du fait de la présence simultanée d’effets environnementaux et individuels, les politiques et actions sociales ou de santé devraient porter à la fois sur les individus (en améliorant les conditions de revenu, de travail, de niveau de retraite…) et sur l’aménagement de contextes favorables à la santé. Ces deux politiques seraient complémentaires pour améliorer la santé et l’autonomie des individus âgés.

Au vu des synergies entre environnement et santé, une recommandation serait que les interventions portent sur des caractéristiques susceptibles d’entraîner des réactions en chaîne, à la fois sur les différentes dimensions de l’environnement et celles de la santé. Ce pourrait être, par exemple, l’amélioration simultanée de plusieurs caractéristiques physiques d’un quartier : implanter des commerces alimentaires de proximité, proposer des places publiques attirant toutes les générations, améliorer la marchabilité, réduire la place de la voiture, offrir davantage d’espaces verts... Chacune de ces améliorations pourrait avoir un effet direct sur les comportements des résidents et sur leur santé, mais aussi sur le climat social du quartier, la qualité des relations entre voisins, lesquels à leur tour affecteront d’autres dimensions de la santé. Bien évidemment, ce type d’intervention ne pourra pas être appliqué partout, car chaque territoire est confronté à des problématiques différentes. Cependant, l’étude et la compréhension de ces mécanismes permettent de saisir les enjeux cruciaux que constituent la revitalisation des commerces de proximité et l’aménagement de places publiques dans les centres-bourgs. Et si les villes compactes7 présentent de nombreux bénéfices en santé pour les personnes âgées, elles pourraient être davantage confrontées au réchauffement climatique, et donc à la nécessité d’aménager des espaces verts pour créer des îlots de fraîcheur. On voit combien les politiques de santé, mais aussi les politiques sociales et d’aménagement du territoire, peuvent affecter la santé des résidents à tous les âges de la vie. Comme le rappelle l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la santé est dans toutes les politiques.

Caroline Laborde, socio-épidémiologiste, Observatoire Régional de Santé (ORS Île-de-France), L’Institut Paris Region

1. Enquête CARE Seniors Ménages 2015 « Les personnes âgées dépendantes vivant à domicile en 2015 », DREES, Études et Résultats, septembre 2017, n° 1029.
2. Étude sur une cohorte de 754 habitants, âgés de 70 ans ou plus (à l’entrée), interrogés pendant 22 ans mensuellement pour évaluer l’état de santé et le niveau d’autonomie. Gill T.M., Zang E.X., Murphy T.E., et al., “Association Between Neighborhood Disadvantage and Functional Well-being in Community-Living Older Persons”, octobre 2021, JAMA Internal Medicine, n° 181(10), p.1297-1304. DOI: 10.1001/ jamainternmed.2021.4260.
3. Clarke P., Ailshire J.A., Lantz P., “Urban built environments and trajectories of mobility disability: findings from a national sample of community-dwelling American adults (1986-2001)”, septembre 2009, Soc Sci Med n° 69, p. 964-970. DOI: 10.1016/j.socscimed.2009.06.041.
4. Matsumoto H., Igarashi A., Suzuki M., Yamamoto-Mitani N., “Association between neighbourhood convenience stores and independent living in older people in Japan”, Australasian Journal on Ageing, 2019, n° 38, p. 116-123. DOI: 10.1111/ajag.12607.
5. Brenner A.B., Clarke P.J., “Difficulty and Independence in shopping among older Americans: more than just leaving the house”, Disabil Rehabil, 2019, n° 41, p.191-200. DOI: 10.1080/09638288.2017.1398785.
6. Laborde C., Ankri J., Cambois E., “Environmental barriers matter from the early stages of functional decline among older adults in France”, juin 2022, PLOS ONE 17(6):e0270258. 7. La « ville compacte » ou « ville à courtes distances » favorise une densité résidentielle relativement élevée, dans des quartiers multifonctionnels.

Anticiper la société de la longévité, l'autre transition

Nos sociétés vieillissent : c'était prévu et nous y sommes. L'Institut Paris Region publie aux PUF un Cahier proposant des analyses prospectives et nuancées pour bâtir ensemble une société de la longévité. Hélène Joinet, urbaniste à L'Institut Paris Region et Caroline Laborde, socio-épidémiologiste à l'Observatoire régional de la santé d’Île-de-France, ont réuni 70 auteurs autour d'articles et d’interviews pour décrypter la pluralité des enjeux liés à la transition démographique.

L’intention est de contribuer à la construction d’un projet permettant d’anticiper le vieillissement de nos sociétés, et à sa déclinaison dans l’ensemble des domaines des politiques publiques. En s’attachant aux chiffres et aux faits. En donnant la parole aux experts, aux élus, aux institutions, aux associations, aux personnes âgées et aux soignants.

Nicolas BauquetDirecteur général de L'Institut Paris Region

Cet article est extrait de l'ouvrage collectif Vieillir, et alors ? Bâtir une société de la longévité coédité avec les Presses universitaires de France (PUF), sous la direction d’Hélène Joinet et Caroline Laborde.

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Pour aller plus loin

Dans le Cahier « Vieillir, et alors ? » :

  • Interview de Pierre-Olivier Lefebvre sur le réseau de la ville amies des aînés
  • Cartographie de la Métropole de Lyon de Anne Francioso

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