Ces recours qui freinent la construction de logements...

Chronique du logement n° 5

28 juin 2018ContactAlexandra Cocquière

La lutte contre les recours abusifs en matière d'urbanisme est invariablement présentée comme un enjeu majeur de l'accélération de la production de logements. Leur impact quantitatif est en réalité faible mais il n'en demeure pas moins que, si tout recours n'est pas abusif, le contentieux ralentit la mise en œuvre d'un certain nombre de projets et en augmente les coûts (voir par ex. le projet d'éco-quartier contesté du domaine de la Ronce à Ville d'Avray). C'est sur ce constat que le projet de loi Elan vise à encadrer davantage les recours, toujours dans la recherche d'un équilibre entre le développement de la construction et le droit du justiciable.
Selon la Fédération des promoteurs immobiliers, près de 30 000 logements seraient aujourd'hui bloqués pour motif de recours abusifs1. Si ce chiffre n'est pas négligeable, il convient de le relativiser.
D'une part, le contentieux de l'urbanisme et de l'environnement (dont le champ est plus large que celui du seul permis de construire) représente entre 6 et 7 % du contentieux des juridictions administratives.
D'autre part, sur un million d'autorisations d'urbanisme (portant sur du logement et d'autres objets) délivrées chaque année, seules 1,2 à 1,6 % font l'objet d'un recours. La moitié des permis attaqués correspondent à des constructions individuelles, et entre un quart et un tiers, à de l'habitat collectif2. Parmi eux, peu de recours ont été reconnus comme abusifs - c'est-à-dire comme visant principalement à nuire au bénéficiaire du permis ou au projet qu'il porte, pour des raisons qui dépassent le seul intérêt urbanistique ou environnemental. En effet, le rapport Maugüé relève que trois jugements seulement ont sanctionné une telle pratique, depuis l'encadrement des recours abusifs en 2013.

Un premier filtre : l’intérêt à agir

Si le prétoire est largement ouvert aux citoyens, le préfet est aussi à l’origine de 10 % des recours contre les permis, dans la même proportion que les associations4.

Toute personne a intérêt à agir contre un permis de construire ou d’aménager si le projet en question est « de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu’elle détient ou qu’elle occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d’une promesse de vente, de bail, ou d’un contrat préliminaire ». Autrement dit, il ne suffit pas à un individu d’être le voisin du terrain ou de l’immeuble objet du permis pour pouvoir le contester, il lui faut aussi pouvoir démontrer les atteintes portées à son droit de jouissance.

Une association, quant à elle, n’est recevable à agir contre une autorisation d’urbanisme que si le dépôt de ses statuts en préfecture est intervenu antérieurement à l'affichage en mairie de la demande du pétitionnaire. Il s’agit d’éviter que des associations soient constituées précisément pour contester un projet.

En quoi les recours entravent-ils les projets de construction ?

Si le permis n’est pas affecté par un référé-suspension5 et que le projet théoriquement peut être mis en œuvre malgré un recours en annulation, le doute quant à la légalité de l’autorisation plane tant que le juge n’a pas statué. Dans cette attente, les investisseurs peuvent être réticents à financer le projet ou le promoteur à s’engager dans sa réalisation. Or, l’attente du dénouement juridictionnel peut être longue.

Le délai moyen contre un permis de construire est de 23 mois en première instance, 16 à 18 mois en appel et de 14 mois en cassation6, c’est-à-dire que si toutes ces étapes de procédures se succèdent, on arrive à un délai d’environ 4 ans et demi, ce qui est considérable au regard de l’aboutissement d’un projet de construction. C’est 6 mois de plus que le délai moyen de traitement de l’ensemble des contentieux administratifs7.  

Quelles solutions apportées et quelles perspectives ?

L’ordonnance du 18 juillet 2013 visait déjà à rationaliser le contentieux de l’urbanisme : sanction des recours abusifs, « resserrement » des conditions de recevabilité des recours, possibilité de limiter la portée de l’annulation d’une autorisation d’urbanisme pour permettre sa régularisation, etc.

Par ailleurs, des mesures exceptionnelles ont été prises pour les procédures introduites entre le 1er décembre 2013 et le 1er décembre 2018 concernant les projets implantés en « zone tendue ». Le tribunal administratif statue alors  en premier et dernier ressort  sur les recours contre les permis de construire ou d'aménage8.

Les évolutions récentes ont eu également pour objet de limiter les atteintes au plan local d’urbanisme, susceptibles de fragiliser le permis délivré sur son fondement.

Le rapport Maugüé – dont s’inspire le projet de loi Elan et les mesures d’applications envisagées - approfondit ces dispositions et propose diverses mesures complémentaires, notamment pour juguler les dérives des transactions financières visant à obtenir un désistement en cas de recours9.

Le rapport prévoit, par ailleurs, une « cristallisation des moyens » deux mois après la communication du premier mémoire en défense, après lesquels le requérant ne pourra plus invoquer de nouveaux arguments juridiques à l’appui de sa demande. Ce dispositif existe déjà mais son déclenchement deviendrait automatique.

Le juge est par ailleurs invité à se prononcer dans un délai qui sera fixé par voie réglementaire (vraisemblablement dix mois). La mesure peut susciter quelque interrogation quant à son effectivité, faute de moyens supplémentaires alloués à la juridiction, sauf à prioriser le traitement des contentieux d’urbanisme par rapport aux autres contentieux administratifs, en rupture avec l’égalité de traitement des justiciables10.

Au-delà de l’encadrement des recours, une réflexion sur les illégalités régulièrement invoquées dans les recours contre les permis et les documents d’urbanisme ainsi que celles retenues par le juge serait opportune. Elle permettrait d’identifier des pistes pour prévenir le « péril contentieux ». Car toutes les solutions proposées par le législateur en ce domaine sont finalement très procédurales, mais qu’en est-il du fond et des points faibles des actes et plans d’urbanisme ?


Alexandra Cocquière

Docteur en droit public, son domaine d’expertise porte sur la planification, l’environnement et le droit des collectivités territoriales. Elle a récemment publié une étude sur le financement des équipements publics. Elle contribue par ailleurs à diverses publications du Moniteur, dont l’ouvrage permanent Droit de l’aménagement.


Qu'est-ce qu'un recours abusif ?

D’après l’ordonnance du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme, est abusif, et donne lieu à des dommages-intérêts, le recours contre un permis de construire, de démolir ou d'aménager, formé « dans des conditions qui excèdent la défense des intérêts légitimes du requérant et qui causent un préjudice excessif au bénéficiaire du permis » (C. urb., art. L. 600-7). 

[1] Étude d’impact du projet de loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, p. 155.
[2] Sources : « Propositions pour un contentieux des autorisations d’urbanisme plus rapide et plus efficace », Christine Maugüé, p. 4.
[3] Op. cit. p. 43.
[4] Op. cit. p. 4
[5] Ce recours vise à suspendre la mise en œuvre de l’acte contesté, dans l’attente de la décision définitive du juge. Pour être recevable deux conditions sont à remplir : l’urgence – qui est présumée s’agissant d’un permis - et l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de l’autorisation délivrée.
[6] Id.
[7] Rapport d’activité du Conseil d’État, 2018.
[8] Aucun appel n’est donc possible. Cf. art. R. 811-1-1 code de justice administrative.
[9] Selon l’exposé des motifs du projet de loi, « l’objectif est de dissuader les associations créées au profit d’intérêts privés de marchander leur désistement et d’imposer la transparence sur les transactions, quelle que soit l’étape de la procédure ».
[10] Ces deux mesures figureront dans un décret et non dans la loi ELAN.

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