Comprendre le système alimentaire pour dépasser la crise

Chronique des confins n° 9

14 mai 2020ContactLaure de Biasi

Laure de Biasi est ingénieure en agronomie, diplômée de l’École nationale supérieure des sciences agronomiques de Bordeaux. Elle est chargée d'études au sein du département Environnement urbain et rural de L'Institut. Ses travaux portent sur les espaces ouverts, l’agriculture et l’alimentation durable et, plus particulièrement ces dernières années, sur les filières alimentaires courtes de proximité et les différentes formes d’agricultures urbaines (jardins collectifs, microfermes, fermes urbaines…). Elle accompagne les politiques publiques agricoles et alimentaires aux côtés de partenaires régionaux (Conseil régional d'Île-de-France, Terre de saveurs, Driaaf) et a participé en 2019 à la définition de la stratégie alimentaire de la Région Île-de-France.

Du champ à l’assiette, notre système alimentaire tremble. La crise du Covid-19 en exacerbe les dysfonctionnements et les inégalités, mais elle fait aussi ressortir des initiatives positives et de la solidarité. Cette crise sera-t-elle l’occasion de repenser notre agriculture et notre alimentation ?

Face à la crise du Covid-19 et à l’annonce du confinement, l’attitude des consommateurs et la résilience du système alimentaire ont été scrutées de près. Certains produits, comme les pâtes, le riz, la farine, les surgelés, ont d’abord été pris d’assaut de peur d’une pénurie et d’un confinement strict. Au final, ce n’est pas la production qui a fait défaut mais les bras pour sortir les récoltes des champs, relayées par les tensions pour acheminer les produits, mettre en rayon, vendre. Les restaurants ont été contraints de fermer et de détruire ou donner leurs stocks. Les circuits se sont réorganisés, faisant la part belle aux circuits courts et à la proximité. Les plateformes de commandes en ligne, drives et livraisons à domicile, ont explosé. La logistique a été soumise à rude épreuve.

Pas toujours simple de s’y retrouver. On peut s’interroger notamment sur la stratégie mise en place par l’État :

  • fermer puis rouvrir les marchés alimentaires ;
  • déclarer « qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation [...] à d'autres est une folie1 » et encourager tous les acteurs à privilégier les produits français alors qu’il y a quelques mois, la France défendait les accords du CETA, alors qu’en pleine crise, étaient fermés ou interdits les lieux et moyens favorisant l’autosubsistance : jardins familiaux, cueillettes, plants potagers non considérés comme des achats de première nécessité… avant que ces décisions ne soient finalement revues en ordre dispersé ;
  • plébisciter les tomates hors sol cultivées sous serre chauffée alors que les scientifiques évoquent de plus en plus le lien entre la multiplication des virus et le recul de la biodiversité.

N’était-ce pas l’occasion de soutenir les modèles agricoles plus respectueux des hommes et de l’environnement ?

L’Île-de-France, à la fois métropole densément peuplée, urbanisée, touchée de plein fouet par la pandémie mais aussi grande région agricole et alimentaire cristallise ces enjeux.
Cette crise agit comme un révélateur des dysfonctionnements de notre système agro-alimentaire, et de ses non-sens sociaux, environnementaux, et économiques à terme. A contrario, elle agit aussi comme un révélateur des énergies, des initiatives, des tendances déjà émergentes pour reprendre la main, comprendre, agir et changer de cap.
Il est encore bien tôt pour dessiner le paysage alimentaire de demain mais des pistes de réflexion peuvent être esquissées.

La crise souligne les dysfonctionnements de notre système alimentaire

La prise de conscience de la non-durabilité de notre système alimentaire n’est pas nouvelle. De plus en plus de consommateurs ont, au fil des années, l’impression de ne plus connaître, ni maîtriser, ce système. Un sentiment de défiance s‘est peu à peu installé, largement relayé par les médias. La crise actuelle a mis en exergue les craintes et interrogations des consommateurs.

Une profonde déconnexion ville-campagne

Cette défiance face au système alimentaire repose avant tout sur une profonde déconnexion entre la ville et l’agriculture. Après avoir grandi ensemble et s’être nourries l’une de l’autre, la ville et l’agriculture se sont peu à peu tournées le dos. Si initialement les villes se sont implantées sur les plaines les plus fertiles pour nourrir leur population, elles sont allées chercher toujours plus loin les produits nécessaires à leur approvisionnement. Inversement, l’agriculture s’est de plus en plus mondialisée et spécialisée, entraînant une rupture géographique entre elles et leur hinterland nourricier. Ce fait n’est pas seulement une question de distance, il est aussi relationnel et économique : agriculteurs et consommateurs ne se connaissent plus, désormais séparés par de nombreux intermédiaires (transformateurs, distributeurs, transporteurs…). Cela entame la confiance et nuit à la construction de justes prix. S’ajoute, enfin, une déconnexion politique, celle où les consommateurs n’ont plus la main sur leur alimentation, où ils se sentent dessaisis de cet acte pourtant quotidien et vital.

Mondialisation et faible autonomie alimentaire

Ces déconnexions interviennent dans un contexte de crises mondiales successives : crises économiques, sociales, environnementales, climatiques... et aujourd’hui sanitaire. L’alimentation, sujet transversal à la croisée de tous ces enjeux, est directement impactée.
En attestent les scandales alimentaires à répétition de ces dernières décennies, liés à des problèmes sanitaires (poulet à la dioxine, vache folle, Escherichia coli dans des graines germées bio…) ou à des fraudes (lasagnes à la viande de cheval...).
En atteste aussi la crise des prix alimentaires et les émeutes de la faim en 2008 dans de nombreux pays en voie de développement. La même année, en Île-de-France, région la plus riche de France, le Baromètre nutrition santé révélait que 3,4 % de ses habitants étaient en situation d’insécurité alimentaire contre 3 % dans le reste de la France.

D’après un rapport de l’ONU, publié le 21 avril 2020, 135 millions de personnes dans le monde souffraient de la faim en 2019, chiffre que la crise actuelle risque de doubler, portant potentiellement à 260 millions le nombre de personnes en insécurité alimentaire aiguë si des mesures ne sont pas prises très rapidement2.
La crise actuelle souligne de manière encore plus prégnante, s’il en était besoin, les dysfonctionnements et les inégalités de ce système mondialisé.
La fermeture des frontières, les difficultés à circuler et à réorganiser l’acheminement des produits, la limitation des exportations mettent sur le devant de la scène notre dépendance accrue à la mondialisation pour nos approvisionnements alimentaires, pour l’alimentation animale, reposant sur le soja d’Amérique du Sud, pour la main-d’œuvre agricole saisonnière et bien sûr pour les importations de pétrole servant de carburant aux tracteurs, aux camions mais aussi à la fabrication de plastiques, notamment pour les emballages, et d’engrais chimiques.
Ces difficultés mettent également en exergue la très faible autonomie alimentaire des grandes métropoles. En cas de rupture d’approvisionnement, Paris ne disposerait que de trois jours d’autonomie selon l’Ademe, et une étude, publiée en 2017, estime que la capitale ne serait autosuffisante qu’à hauteur de 1,27 %3.

Nourrir l’Île-de-France : du champ à l’assiette, un système complexe et déconnecté

Pour nourrir l'Île-de-France, les besoins sont énormes. Chaque année, il faut fournir 9 millions de tonnes d’aliments dont un milliard de baguettes, 880 000 tonnes de fruits et légumes ! Chaque jour, ce sont 12,1 millions de bouches qu’il faut nourrir : habitants, touristes, travailleurs... par l’intermédiaire de 23 000 commerces de bouche, 25 000 restaurants, 16 500 lieux de préparation et de consommation de repas en restauration collective, des 1 200 entreprises du MIN de Rungis, premier marché alimentaire de gros au monde.
Pour répondre à cette demande, l’Île-de-France ne dispose sur son territoire que de 5 000 exploitations.
Notre système alimentaire est déséquilibré, marqué par la démesure entre la taille du bassin de consommation et le nombre d’agriculteurs, d’une part, et, d’autre part, par le manque de liens directs entre les acteurs de la production, de la transformation, de la distribution et du transport.
Or, on voit bien à travers cette crise que, du champ à l’assiette, tous les acteurs sont interdépendants. Avoir un système alimentaire résilient et durable, c’est avoir des maillons solides et des liens forts entre eux.
Ce constat est à relativiser selon les filières : notre production de blé et de salade couvre, par exemple, largement nos besoins. En revanche, elle est inférieure à 10 % de nos besoins en fruits et légumes, autour de 1 % pour la viande et le lait… Toutefois, une étude réalisée par le CNRS4 montre qu’au XVIIIe siècle déjà, la région n’était pas autosuffisante. Les produits venaient en moyenne de 150 km à la ronde contre 660 km aujourd’hui. En deux siècles, la population a été multipliée par vingt alors que la distance d’approvisionnement n’a été multipliée que par quatre.
Il en résulte que si l’autosuffisance n’est pas atteignable, ni en quantité, ni en diversité, les marges de progrès sont énormes, et les diverses voies pour aller en ce sens sont à encourager : circuits courts, agriculture urbaine, autoproduction…
Pour assurer nos approvisionnements, il faut rechercher la durabilité des autres circuits et renforcer les coopérations entre territoires à différentes échelles : entre territoires urbains et ruraux au sein de l’Île-de-France et du Bassin parisien, entre l’Île-de-France et les autres régions de France, entre la France et les autres pays, particulièrement en Europe et au cœur du bassin méditerranéen.

Entre quête de sens et envie d’agir, cette crise est aussi le catalyseur d’initiatives et de changements de pratiques

Là encore, les tendances exacerbées par la crise du Covid-19 étaient pour la plupart déjà à l’œuvre. Les scandales alimentaires et la montée des préoccupations environnementales ont favorisé une prise de conscience : le consommateur cherche à retrouver du sens, à se rapprocher de la nature, à préserver sa santé et la planète. Il veut reprendre le contrôle de son alimentation. Autre grande tendance, l’alimentation connectée avec le recours au numérique pour faire ses achats alimentaires. Loin d’être antinomiques, ces tendances peuvent se combiner.

Le Bio, les circuits courts et l’alimentation connectée : des tendances émergentes boostées par la crise

Parmi les tendances de fond, l’essor du Bio est l’une des plus marquantes. Neuf Français sur dix déclarent avoir consommé des produits bio en 2019 et près des trois quarts en consomment régulièrement (au moins une fois par mois). En Île-de-France, cette consommation régulière concerne même 77 % des Franciliens, 14 % en consommant tous les jours (d'après l'Agence Bio). Depuis le début de la crise du Covid-19, la vente de produits bio connaît une forte progression. En grande distribution, une augmentation de 63 % des ventes est même enregistrée mi-mars par rapport à la même semaine l’an dernier (dépassant de treize points celle des produits conventionnels d'après l'Institut Nielsen en avril 2020).

Les produits en circuits courts et de proximité ont aussi le vent en poupe. Ils représentaient 8 % de la consommation alimentaire française avant la crise et étaient de plus en plus plébiscités par les consommateurs. En Île-de-France, 16 % des exploitations (14 % au niveau national)  pratiquent ces circuits courts. Si les pratiques traditionnelles (vente à la ferme, marchés) sont encore largement majoritaires, de nouvelles formes se sont développées ces vingt dernières années, en particulier les paniers. À titre d’exemple, la première Amap francilienne voyait le jour en 2003 et l’on en compte aujourd’hui 400. De même, après neuf ans d’existence, on dénombre 165 points de distribution pour les paniers de La Ruche qui dit oui. La restauration, commerciale et collective (encouragée par les législations successives) et la grande distribution mettent aussi en avant le local et les circuits courts, permettant ainsi aux consommateurs d’accéder à des produits locaux et de saison. Enfin, parmi les diverses possibilités de « manger local », il faut ajouter la diversité des  agricultures urbaines, comme le développement des microfermes urbaines et des jardins collectifs, jardins familiaux ou partagés. En 2019, l’Île-de-France comptait 1 303 jardins collectifs sur 800 ha. Au-delà du rôle alimentaire, le lien social, le partage sont des valeurs fortes, portées par ces projets.
Dans le contexte du confinement, la recherche de produits frais, de saison et sains est plus que jamais d’actualité et profite aux circuits courts et de proximité. La fermeture des marchés a conduit à renforcer ou imaginer d’autres formes de vente, en se pliant aux nouvelles règles sanitaires et aux contraintes logistiques.
Pour répondre à ces attentes, le numérique prend toute sa place en se combinant avec la recherche de produits locaux et de qualité. Paniers précommandés par internet et plateformes de mise en relation de producteurs et consommateurs ont ainsi vu leur nombre exploser.
Restaurants et commerces se sont aussi lancés dans la vente en ligne pour limiter la baisse de leur chiffre d’affaires. Le MIN de Rungis a également lancé un service en ligne de livraison « Rungis livré chez vous » auprès des ménages franciliens.
Enfin, de nombreuses collectivités ont développé, en toute hâte, des plateformes présentant l’offre locale disponible à l’instar de la région Nouvelle Aquitaine dont l’application a été active dès le début du confinement.
Entre autres initiatives, à Paris, des cartes interactives ont ainsi été mises en place pour recenser les commerces près de chez soi proposant des services de livraison. Des réflexions sont également en cours au niveau régional pour rapprocher producteurs et consommateurs. Sur le terrain, les collectivités ont œuvré pour les circuits courts avec la réouverture des marchés, l'implantation de nouveaux points de distribution pour les paniers.

Quête de sens et solidarité

La quête de sens de nombreux consommateurs s’exprime par la recherche de nouvelles pratiques en accord avec leurs convictions : écologisation des pratiques, consommation de produits de saison, de produits bons pour la santé et la planète, soutien aux producteurs et à l’économie locale, lutte contre le gaspillage alimentaire… Elle s’observe aussi dans leurs relations aux autres. Depuis le début de la crise, dans un temps où les contacts et les libertés sont restreints, des chaînes de solidarité5 se sont développées sous diverses formes : solidarité pour la livraison de repas (envers le voisinage, la famille, le personnel soignant...), solidarité dans la distribution (dons des stocks des restaurants, paniers solidaires, plafonnement d’achats...), solidarité institutionnelle.
Au niveau national, on peut citer le lancement de l’opération « Des bras pour ton assiette » destinée à proposer de la main-d’œuvre agricole, même si cette question reste compliquée.
En Île-de-France, les collectivités inventent et relaient des initiatives. L’aide alimentaire est une des actions prioritaires pour accompagner les plus démunis pour lesquels se conjuguent confinement difficile (ou impossibilité de se confiner) et insécurité alimentaire. Paris propose notamment des maraudes, des paniers solidaires, une carte interactive des points de distribution alimentaire. La Région Île-de-France lance un plan d’aide alimentaire avec distribution de colis alimentaires dans les quartiers populaires et achats de produits agricoles pour approvisionner les associations caritatives, en lien avec la chambre d’agriculture.
La crise a également rappelé qu’au-delà de cet engouement pour un système plus respectueux de l’environnement, certains critères restent déterminants : le prix et la praticité. La priorité reste finalement de « manger » tout court. Par nécessité pour les uns, par commodité pour d’autres, le recours à la grande distribution reste le moyen privilégié. Ainsi, certains consommateurs s’approvisionnant d’habitude en circuits courts, en magasins de produits bio et/ou locaux, se sont tournés vers les grandes enseignes pour ne pas multiplier les déplacements, les coûts et les files d’attente.

Reste à savoir quels seront les comportements qui perdureront après cette crise. S’il est probable que les convaincus de la première heure, qui ont dû suspendre un temps leurs pratiques, les reprendront après, qu’en sera-t-il pour les nouveaux consommateurs de produits bio, locaux, les nouveaux adhérents en Amap, en Ruches… tous ceux qui ont développé des pratiques d’autoproduction, qui se sont mis à cuisiner davantage (pain maison, produits frais…) ? De même, la consommation accrue via les plateformes numériques s’ancrera-t-elle dans nos pratiques ? Cette crise sert de test à l’expérimentation de nouveaux modèles.

Vers un système alimentaire plus résilient et durable : les leviers de l'Île-de-France

Aujourd’hui, la crise est sanitaire. Elle est un préambule probable à d’autres crises : économiques, sociales, alimentaires, écologiques, climatiques… Demain, les défis seront encore plus grands. Face à tant d’incertitude, il est difficile de prédire les tendances à venir et d’apporter des solutions simples. Comme dans toutes les grandes régions urbaines, les réponses sont certainement multiples à l’image de la diversité des consommateurs, des modes de distribution, des solutions logistiques, des agricultures en présence. Cette diversité reflète l’histoire et la richesse de notre région. En s’appuyant sur ces atouts et sur les défis à venir, sont proposées quelques pistes de réflexion pour contribuer à repenser notre système alimentaire.

S’appuyer sur la richesse agronomique, la diversité et des savoir-faire historiques

Atout considérable, l’Île-de-France possède encore à ses portes un hinterland nourricier dont peu de métropoles de rang mondial disposent. Près de la moitié de la superficie régionale est encore agricole, avec des terres parmi les plus fertiles d’Europe, voire du monde. La région bénéficie d’un héritage et d’un savoir-faire agricole et gastronomique exceptionnels. Traditionnel grenier à blé de la France, elle produit aujourd’hui deux millions de tonnes de blé tendre par an. Forte d’un passé légumier prestigieux, elle est encore la première région productrice de salades (hors laitues), la deuxième pour les oignons blancs, le persil et le cresson. Sans oublier l’élevage et ses productions renommées telles le Brie de Meaux, le Brie de Melun, le Brillat Savarin, la volaille de Houdan, et bien d’autres.
Cette diversité, cette qualité et ces savoir-faire pourraient inspirer le redéveloppement de productions locales adaptées aux enjeux contemporains d’alimentation durable et d’exigences environnementales.
La marque collective régionale « Produits en Île-de-France » lancée en 2019 regroupe d’ores et déjà 1 600 produits issus du monde agricole et des entreprises alimentaires franciliennes. Les démarches pour faire connaître et reconnaître les produits franciliens sont à poursuivre.

Préserver et valoriser l’agriculture : des terres, des métiers, des hommes

En 40 ans, les deux tiers des exploitations franciliennes ont disparu. Même si le rythme de consommation foncière semble ralentir, nous consommons encore en moyenne 590 ha de terres par an. Ces sols sont irremplaçables : production alimentaire, réservoirs de biodiversité, séquestration de carbone… Le foncier est une ressource finie, il faut optimiser son utilisation et préserver les espaces agricoles par la planification et les politiques territoriales. Au niveau régional, l’objectif du « zéro artificialisation nette » veille à limiter le grignotage des terres agricoles et à maintenir la biodiversité.
Cette préservation doit s’accompagner d’une reconnaissance des métiers et des hommes en particulier par la formation, le soutien à l’installation, l’accompagnement des projets.

Renforcer les liens du champ à l’assiette

L’agriculture est le socle du système alimentaire, mais pour bien fonctionner, tous les rouages doivent s’articuler, du champ à l’assiette. Ainsi, il faut en particulier veiller à soutenir en premier lieu les acteurs de la première transformation, en lien direct avec les producteurs. Il est également essentiel d’assurer la diversité des commerces. Même si, comme partout en France, deux tiers des achats alimentaires se font auprès de la grande distribution, l’Île-de-France a la chance d’avoir conservé ses petits commerces et ses marchés. Enfin, la logistique est un acteur clé indispensable pour les différents maillons de la chaîne. Elle doit être au cœur des réflexions pour un système alimentaire résilient et durable.
Mettre du lien, c’est aussi structurer et accompagner les filières. La Région a mis en avant sa filière phare « blé-farine-pain » à travers le lancement de La baguette des Franciliens en février 2019. Elle valorise le blé local grâce aux céréaliers, aux meuniers et aux boulangers de la région.
Mettre du lien, c’est enfin favoriser toutes les démarches collectives et collaboratives, qu’elles soient initiées par les agriculteurs ou d’autres acteurs économiques, par les citoyens, par les collectivités.
Le tissage de ces liens passe par une nécessaire réflexion sur la formation des prix alimentaires. Du champ à l’assiette, chacun doit être rémunéré pour le travail effectué, la qualité des produits, des pratiques, des savoir-faire, tout en permettant aux consommateurs d’accéder à ces produits.

L’environnement au cœur des réflexions pour développer les bonnes pratiques

Même si en temps de crise la tentation semble grande pour certains de revenir en arrière sur les avancées environnementales, la mise en œuvre de pratiques plus respectueuses de l’environnement et de la planète doit être affichée comme un incontournable des réflexions sur le système alimentaire.
Côté production, cela peut se traduire par le soutien de tous les modes respectueux de l’environnement, en particulier par le développement de l’agriculture biologique.
Côté consommateurs, cela passe notamment par de la pédagogie et des changements de pratiques (produits de saison, locaux, bio, réduire sa consommation de viande, limiter le gaspillage…).
Dans les autres maillons (transformation, distribution, logistiques), les réflexions sont également à poursuivre pour améliorer les pratiques du champ à l’assiette.
Enfin, pour penser le système alimentaire en entier, il est aussi indispensable d’intégrer les réflexions de l’assiette au champ. Cela veut dire prendre en considération les questions de flux de matières et le recyclage. Pour les flux d’azote par exemple, 1 % seulement de ce qui est prélevé est restitué au sol sous forme de compostage. Des nouvelles pratiques commencent à se mettre en place, comme le développement du compostage, la collecte des urines à la source, initiée dans certains écoquartiers. L’Institut Paris Region publiera dans quelques semaines une Note rapide sur ce sujet. Il faut également s'interroger sur le gaspillage alimentaire, estimé en Île-de-France à 54 kilos par habitant et par an, chiffre à rapprocher de la question de l’insécurité alimentaire, évoquée précédemment. Une augmentation conjoncturelle du gaspillage est d’ailleurs à craindre avec la crise actuelle en raison du surplus de certaines denrées qui ne peuvent être écoulées ou stockées. C'est notamment le cas pour les pommes de terre, aliment de base dans les cantines, les restaurants ou les fast-foods, ou la bière qui ne se conserve pas.

Encourager l’autosuffisance alimentaire mais aussi la coopération

La Région n’est pas et ne sera pas autosuffisante alimentairement mais des voies de progrès sont grandes, et l’enjeu est de taille. L’intérêt de développer l’autonomie alimentaire a été réaffirmé avec force pendant cette crise. Tous les moyens sont à encourager : circuits courts, agricultures urbaines, autoproduction…
Développer son autonomie ne doit pas être pensé comme un repli sur soi mais, au contraire, comme un moyen de participer à une action commune et nécessaire : dépendance économique moindre, résilience au changement climatique, action en faveur de la biodiversité, valeurs sociales (lien social, pédagogie, partage…)
De l’échelle individuelle (autoproduction) à l’échelle collective (circuits courts) et territoriale (PAT), les solutions existent et méritent d’être encouragées et soutenues.

Encourager la prise de conscience au sein des territoires et le portage politique

De plus en plus de collectivités locales prennent conscience de l’importance du sujet. Un vrai changement s’est opéré dans la dernière décennie au cours de laquelle l’agriculture urbaine et l’alimentation durable se sont invitées dans les politiques publiques et dans les programmes d’actions des collectivités.
Dès 2013, la Région Île-de-France a énoncé un défi alimentaire régional dans son schéma directeur. Depuis, elle a lancé un pacte agricole sur la période 2018-2030 et elle est en train de finaliser son plan régional de l’alimentation.
La ville de Paris est déjà bien engagée dans son plan alimentation durable (2015-2020) et souhaite atteindre 30 ha d’agriculture urbaine à l’horizon 2030 grâce à ses appels à projets Parisculteurs. Le Grand Paris a également défini une stratégie alimentaire métropolitaine.
Des projets alimentaires territoriaux voient le jour partout en France, dont cinq en Île-de-France : plateau de Saclay (Versailles Grand Parc, Saint-Quentin-en-Yvelines et la communauté Paris-Saclay), Grand Paris Sud Est Avenir, Parc naturel régional de Chevreuse, Limours et Cergy-Parc naturel régional du Vexin. D’autres initiatives ont fleuri en Île-de-France, notamment à Arcueil avec son projet de ville comestible ou encore à Stains avec son projet de boucle alimentaire. La dynamique est engagée, et cette crise l’a renforcée.

 

Cette crise a été un catalyseur de réflexions sur notre système alimentaire. Beaucoup de remontées de terrain, d’analyses, de recherches ont été lancées. La réflexion présentée ici, centrée sur l’exemple francilien, propose d’alimenter les réflexions collectives, précieuses pour poser les bases de l’après-crise.
Une chose est certaine, les réponses doivent être locales et globales et les politiques alimentaires ne peuvent pas être pensées indépendamment des politiques commerciales, migratoires, climatiques. La transversalité est de mise.
Les grandes lignes de ce qu’il faudrait faire semblent s’esquisser. Reste à savoir si, du champ à l’assiette, nous saurons individuellement et collectivement nous en saisir.

Laure de Biasi
Ingénieure en agronomie à L'Institut Paris Region

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