L'urbanisme transitoire, une pratique qui se pérennise
Ces dix dernières années, l'urbanisme transitoire, qui regroupe les initiatives visant à réactiver la vie locale de façon provisoire sur des terrains ou des bâtiments inoccupés, s'est diffusé dans les pratiques de la fabrique des villes et des territoires. Même si elle représente une part encore minoritaire, cette nouvelle façon d'imaginer les transformations urbaines s'est révélée être un outil majeur de redynamisation locale et une clé pour des projets urbains plus inventifs.
L’urbanisme transitoire peut avoir plusieurs objectifs : offrir, un temps, des espaces abordables pour des besoins sociaux non satisfaits ; créer des « lieux infinis », générateurs de lien social et de développement local, comme le définit l’agence d’architecture Encore Heureux ; expérimenter et préfigurer les usages possibles du projet immobilier ou urbain prévu. Si les deux premiers objectifs semblent plus souvent atteints, le troisième rencontre davantage de freins à la réalisation : outre le manque de volonté de certains aménageurs de prendre en compte des éléments découlant des occupations sur les usages et les espaces, la fragilité des porteurs de projets, déjà pointée dans nos études précédentes, n’est pas encore un sujet pleinement abordé et reconnu par les maîtrises d’ouvrage.
DIFFUSION D’UNE PRATIQUE PROFESSIONNELLE ET GÉOGRAPHIQUE
La culture de l’urbanisme transitoire s’est diffusée à partir de 2016 grâce aux projets les plus visibles, à de nombreuses publications, mais aussi à des événements et à des formations (Cadre de ville, le diplôme universitaire Espaces communs, SNCF Immo…). À la suite de la Région Île-de-France, qui a lancé dès 2016 un appel à manifestation d’intérêt (AMI), l’engagement d’autres acteurs a contribué à donner de la visibilité au mouvement : l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), la Ville de Paris, ou encore l’établissement public d’aménagement (EPA) Paris-Saclay. L’Epaurif, en collaboration avec L’Institut Paris Region, va également publier à l’automne 2022 un guide concernant les sites universitaires. Pour Vincent Josso, cofondateur du Sens de la Ville, société coopérative et participative (Scop) qui accompagne de nombreuses maîtrises d’ouvrage privées et publiques, « il n’y a pas de retour en arrière possible »5 : l’urbanisme transitoire fait partie de la boîte à outils du projet urbain, une évidence pour les jeunes professionnels aujourd’hui. L’enjeu reste d’éviter la standardisation d’une pratique qui vise justement à laisser l’imprévu faire irruption.
Depuis 2012, 227 projets d’urbanisme transitoire se sont déployés en Île-de-France, dont 148 ont été candidats à l’AMI régional, avec 107 lauréats. Après un démarrage timide dans les années 2000, la tendance émerge à partir de 2012, avec entre 5 et 10 projets par an entre 2012 et 2016. À partir de 2016, 30 à 40 projets ont émergé chaque année, sauf en 2020, première année marquée par la crise sanitaire liée à la Covid-19, quand leur nombre est tombé à 20.
La répartition géographique des 227 projets depuis 2012 est marquée par une prédominance de Paris (30 %) et du département de Seine-Saint-Denis (33 %), avec notamment une forte présence des établissements publics territoriaux (EPT Plaine Commune et Est Ensemble), dont la profusion de projets est portée par la rareté de l’espace disponible à Paris, et le nombre important de friches et de bâtiments vacants en Seine-Saint-Denis. Il faut noter cependant une légère inflexion, qui voit remonter la grande couronne à partir de 2019 : alors qu’elle représentait 11 % des nouveaux projets entre 2012 et 2016, le chiffre monte à 22 % entre 2019 et 2022. Enfin, il faut souligner la diffusion de l’urbanisme transitoire dans d’autres villes françaises : Grenoble, Lyon, Marseille, Bordeaux, Strasbourg, Amiens…
USAGES DOMINANTS LIÉS À LA CULTURE ET AU DÉVELOPPEMENT LOCAL
Si l’on reprend la typologie d’activités utilisée par la Région Île-de-France pour son AMI8, depuis 2012, la dominante « usages culturels » concerne 29 % des projets, tandis que les usages « développement économique » comptent pour 23 %. Par exemple, le projet du Musée Sauvage, à Argenteuil, ou l’association CO42, à Clichy-la-Garenne, relèvent des premiers ; le projet Igor, à Paris, des seconds.
Le Musée Sauvage s’est installé en 2019 dans un ancien musée de la ville, et y propose des ateliers artistiques, des bureaux, un café associatif et des ateliers manuels. La programmation culturelle alterne entre événements, concerts, ateliers, projections et fêtes. L’association CO42 a, elle, investi un ancien garage et atelier du boulevard Victor-Hugo, à Clichy. Son but est d’y créer puis de diffuser et de promouvoir des projets culturels et artistiques multidisciplinaires et transversaux en France et à l’étranger. Igor est un projet porté par Plateau Urbain à la limite du secteur Chapelle Charbon, dans le 18e arrondissement, qui occupe un immeuble de bureaux appartenant à BNP Paribas Cardiff, accueillant plus de 60 structures économiques de services, de l’artisanat, de la culture et de la solidarité, à des loyers accessibles.
Il est intéressant de noter que les usages dans les départements de grande couronne présentent des caractéristiques différentes du coeur de métropole : il y a plus d’agriculture, de biodiversité et de jardins familiaux dans les Yvelines, et davantage de projets liés à l’agriculture urbaine, à la convivialité en espaces ouverts et à la biodiversité en Seine-et-Marne, par exemple.
DES VERTUS DE LA MIXITÉ D’USAGES
De très nombreux lieux portent une mixité de fonctions, qui évoluent dans le temps et dans leur nature (activités économiques et culturelles, hébergement, convivialité…). C’est ce qu’illustre Charlotte Girerd9, directrice innovation de SNCF Immo : « Les destinations monofonctionnelles ne sont pas adaptées à la variété des besoins humains. » Cette mixité permet de réinventer l’idée de maison de quartier, le concept de centres d’hébergement, interrogeant la notion de service public tout autant que le soutien des acteurs publics. En dix ans, les projets d’hébergement d’urgence se sont déployés modestement et plus sereinement qu’auparavant, souvent sur le modèle des Grands Voisins, où l’accueil de personnes en difficulté sur les 3,4 ha de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, à Paris, dans le 14e, se couplait avec d’autres usages (accueil de petites entreprises, restauration, lieux culturels…). Ces projets se sont développés avant tout à Paris : les Petites Serres, dans le 5e ; les 5 Toits, dans le 16e (avec Plateau Urbain, Aurore et Yes We Camp) ; le village Reille, dans le 14e…
La mixité résulte, par ailleurs, d’un travail d’animation, de programmation et de permanence, pas d’une simple juxtaposition d’espaces programmés pour tel ou tel usage. Le succès des espaces de Yes We Camp, selon Aurore Rapin10, leur coordinatrice générale, repose sur la diversité des usages et des activités, le design des espaces et un modèle économique cohérent, mais aussi sur la permanence de personnes sur place, pivots et incarnations du lieu, qui font « résonance entre les milieux » : « Faire de la permanence, c’est bien, mais cela doit être incarné, vécu, et être vivant. C’est une étincelle d’un moteur à explosion, c’est de l’alchimie… », souligne-t-elle.
DES PORTEURS DE PROJETS EN MAJORITÉ NON LUCRATIFS
Les porteurs de projets associatifs et assimilés sont majoritaires dans le développement des projets : ils représentent autour de la moitié des projets sur la période 2012-2022. On observe depuis 2017 une montée d’acteurs professionnels de type « aménageurs » dans le portage direct des projets : de 2 % des projets entre 2012 et 2017 à 7 % des projets entre 2017 et 2022, sur les pépinières de Saclay, avec l’EPA Paris-Saclay, ou la Sorgem, à Brétigny-sur-Orge, par exemple. La part des collectivités locales passe, elle, de 8,6 % entre 2012 et 2017 à 13,8 % entre 2017 et 2022.
Par ailleurs, après le foisonnement d’acteurs nouveaux dans la première moitié des années 2010, tels Yes We Camp ou Plateau Urbain, la dynamique s’est ralentie. Les compétences ont-elles infusé dans d’autres métiers ? L’essaimage voulu par le diplôme universitaire Espaces communs11 ou par le centre de ressources La Preuve par 7 commence-t-il à porter ses fruits, avec des acteurs plus locaux, ancrés sur un seul lieu à la fois ? La prise de risque financier reste aussi très importante pour les structures dédiées au transitoire, en raison de l’incertitude quant à l’état technique des sites, à la durée et au succès de l’occupation, mais aussi en raison des investissements, souvent lourds, pour les mises aux normes de sécurité et d’accessibilité.
UN NOUVEAU MODÈLE QUI RENOUVELLE LA FABRIQUE URBAINE
L’urbanisme transitoire a apporté plusieurs éléments clés à une fabrique urbaine qui ronronnait : selon Aurore Rapin, c’est un « urbanisme haute-couture et sur mesure, avec des produits immobiliers urbains rejetés ou non valorisés ». Pour Vincent Josso, l’urbanisme transitoire propose un « réenchantement d’une fabrique urbaine essoufflée, un vrai courant d’air frais, reconnectant aussi davantage les urbanistes au terrain ». Pour lui, même si le lien n’est pas toujours tissé entre occupations transitoires et projet pérenne, « on travaille déjà sur des valeurs positives : il n’y a pas de gel du site pendant les études, et se déploient la possibilité et la capacité de créer des lieux singuliers et incarnés ». Par ailleurs, les liens ne sont pas « univoques et prédictifs » entre transitoire et pérenne. L’héritage de l’urbanisme transitoire est également constitué de nouveaux acteurs qui émergent, comme la foncière solidaire Base Commune. L’urbanisme transitoire tisse aussi des liens plus resserrés entre le passé, le présent et l’avenir que la plupart des projets classiques. Charlotte Girerd le souligne : « Nous avons fait du temps une matière de projets. »
L’OUVERTURE DE LA FABRIQUE URBAINE AUX NON-EXPERTS
L’urbanisme transitoire pose également ces questions : qui fait la ville ? Et qui la fait bien ? Charlotte Girerd analyse ainsi la situation pour SNCF Immo : « Il peut arriver que la réponse ne vienne pas que des experts. Finalement, les personnes qui ont redonné de la vie à certains de nos sites étaient les plus éloignées du monde de l’immobilier. Si l’on dit que l’immobilier, c’est fabriquer des lieux, qui est capable de les révéler ? Ce n’est pas seulement l’architecte ou le promoteur, ce sont aussi les occupants. » Et ces occupants ne sont pas dans une équipe de maîtrise d’oeuvre urbaine, pilotée par un mandataire : la présence des exploitants du lieu en amont ouvre ainsi plus de possibles bien avant le projet. C’est le propre de la programmation ouverte : elle saisit mieux qu’une étude en chambre les besoins locaux.
LES PROJETS INVESTISSENT AUSSI BIEN LES TISSUS MIXTES QUE MONOFONCTIONNELS
Concernant les types de situation urbaine dans lesquels les projets s’implantent, il est intéressant d’observer que presque la moitié des projets trouvent place dans des tissus plutôt monofonctionnels : 30 % des projets s’inscrivent dans des quartiers résidentiels et 19 % dans des sites d’activités, apportant ainsi une animation locale et l’amorce d’une mixité des usages. Pour autant, plus de 22 % des projets intègrent des tissus mixtes (résidentiel/activités) et 21 % des centres urbains (tissus mixtes de fait) ayant cependant le caractère de centralité. Les projets d’urbanisme transitoire se dirigent donc à parts presque égales entre environnements déjà riches en usages diversifiés et tissus monofonctionnels.
Sans surprise, près de 62 % des 227 projets se déploient dans des secteurs de projet urbain, et notamment de rénovation urbaine, ou du diffus en mutation. Cependant, les 32 % de projets s’implantant hors secteur de transformation urbaine démontrent à quel point les projets d’urbanisme transitoire viennent aussi répondre à des besoins sociaux insatisfaits localement et revivifier la vie locale.
En revanche, on trouve peu de zones ou de centres commerciaux concernés. Plusieurs acteurs soulignent la difficulté de faire de l’urbanisme transitoire sur des galeries ou des centres commerciaux en mutation, par exemple la galerie commerciale de Montparnasse. En effet, il existe un risque de perdre son agrément commercial si les occupations temporaires perdent le caractère commercial pendant un certain temps. À l’inverse, créer une destination commerciale dans un cadre transitoire ne permet pas de repartir avec la valeur créée sur le lieu : sans bail, il n’y a pas de possibilité de revendiquer la valeur de création d’un « pas de porte », revendu en général autour 10 % du chiffre d’affaires par les propriétaires de fonds de commerce.
DES PROPRIÉTAIRES PUBLICS TOUJOURS MAJORITAIRES
Au cours du temps, la part des propriétaires publics a oscillé entre 70 et 75 % des 227 sites concernés : État, collectivités locales, établissements publics, bailleurs sociaux et aménageurs publics. À partir de 2012, les communes s’impliquent dans davantage de projets (Aubervilliers, Bagneux, Courbevoie…) et les promoteurs ou aménageurs privés en font autant (Novaxia, Gecina, Linkcity…) : leurs parts sont donc stables. Après 2016, et avec l’AMI régional, les aménageurs publics sont de plus en plus nombreux (Grand Paris Aménagement – GPA, EpaMarne, EPA Paris-Saclay, Sorgem…), et les collectivités se diversifient (Département de la Seine-Saint-Denis, communauté d’agglomération Grand Paris Sud, EPT Plaine Commune…), de même que les promoteurs (Aventim, Quartus et SOPIC, par exemple).
DES MODÈLES ÉCONOMIQUES À CONSOLIDER
Malgré de très nombreux projets non renseignés (un tiers des 227 projets entre 2012 et 2022), nous avons tenté d’objectiver la question de leur financement. Un peu plus de la moitié (51,1 %) sont financés sur des fonds mixtes, 26,7 % sur des fonds uniquement publics et 21,7 % sur des fonds privés. Yes We Camp souligne l’importance de la diversité des ressources pour rester indépendant, tout autant que la nécessité du soutien public. Leurs occupations sont des tremplins, conçus comme des incubateurs, qui « pendant un temps vont marcher sur un régime forcé avec des subventions, puis donner naissance à un projet plus pérenne et qui peut passer par le rachat d’un foncier ». L’enjeu persiste, depuis dix ans, sur l’inadéquation des catégories comptables « investissement » / « fonctionnement » pour l’urbanisme transitoire. En effet, les projets sont des chantiers en mouvement permanent : la présence humaine, l’entretien, les améliorations mineures mais continuelles, l’animation, le design social ou la gouvernance sont des dimensions majeures pour le succès des projets, mais tout cela relève du fonctionnement, qui est bien moins souvent financé que l’investissement. Enfin, le lien reste fort entre l’état des sites, les durées d’occupation, les usages et les modèles économiques. Une durée de deux à trois ans sur un site dans un état correct permettra des investissements que le porteur pourra amortir, mais un site en mauvais état sur une courte durée ne permettra de proposer que des activités bar et restauration, si tant est que la fréquentation soit bonne.
Aujourd’hui, l’urbanisme transitoire a besoin de plus de souplesse dans son cadre juridique et réglementaire afin de continuer à accueillir une diversité d’acteurs, petits comme confirmés. Plusieurs
pistes ont été esquissées par le cabinet de notaires Cheuvreux : adapter les délais d’instruction des permis précaires à la temporalité des projets, créer une déclaration préalable ou encore inventer une autorisation d’urbanisme transitoire. Il faut pouvoir faire plus et mieux sur une durée courte. Charlotte Girerd évoque, quant à elle, un « zonage hybride à vocation RSE13 et un loyer articulé à la performance sociale et environnementale des projets pour éviter la spéculation », quand Julien Vever, architecte aux côtés de Yes We Camp, souhaite créer une zone Uex (expérimentale) dans les
plans locaux d’urbanisme (PLU). C’est un appel à la créativité réglementaire. Par ailleurs, de nombreux lieux transitoires exercent de fait des missions de service public, qui pourraient être financées comme telles. Pour illustrer ces impacts sur la cohésion et le bien-vivre local, l’évaluation des effets urbains et sociaux est nécessaire. L’Atelier Approches a ainsi récemment publié un rapport14 sur le sujet, et la plateforme « Commune mesure » vise à fournir des outils qui s’affinent avec le temps pour démontrer les impacts positifs des projets. Enfin, l’urbanisme transitoire est une pratique qui se renouvelle. De nouveaux sujets émergent sur les occupations patrimoniales et la réactivation de bâtiments historiques. Yes We Camp a ainsi été mobilisé dans le cadre du dispositif de la Banque des territoires.
Depuis dix ans, l’urbanisme transitoire porte ainsi les valeurs d’un urbanisme frugal et inventif : réemploi, sobriété, valorisation de l’existant (qu’il s’agisse de l’architecture ou du tissu social), études
en action qui limitent le risque d’erreur de programmation… C’est, en somme, un urbanisme des transitions, une forme de R&D à l’échelle 1, une ville prototype. ■