Le télétravail, de nouveaux équilibres à trouver

Article extrait du Cahier n° 181 « À Distance, la révolution du télétravail »

14 décembre 2023ContactVincent Gollain, Pascale Leroi, Lucile Mettetal, Martin Omhovère, Florian Tedeschi

Le télétravail a trouvé son rythme de croisière. Les stratégies des employeurs et des travailleurs se déplacent : autres agendas, évolutions des localisations des lieux de travail, de résidence, de consommation, nouvelles mobilités... Intégrer ces mutations est désormais incontournable pour les aménageurs.

La pratique du télétravail était relativement peu répandue en France lorsque la crise sanitaire du Covid-19 et les confinements consécutifs ont reporté une grande partie de l’activité économique des entreprises et des administrations vers le domicile des salariés. Le saut a été encore plus marqué dans les métropoles, lesquelles sont davantage pourvues en métiers adaptés au travail à distance : économie de la connaissance, fonctions métropolitaines, emplois de bureaux, etc. Au-delà du contexte de crise, l’ampleur et la pénétration du télétravail dans la société constituaient la première interrogation des auteurs de ce Cahier. Un fois établi qu’il s’agissait d’une transformation adoptée par les actifs et les employeurs, l’objectif de notre réflexion collective, à travers cet ouvrage, était d’apprécier ses conséquences, en particulier sur le plan géographique.

DANS LES ENTREPRISES, À DOMICILE, DANS LES TRANSPORTS, UN BOULEVERSEMENT DES ÉQUILIBRES

Par le passé, le télétravail s’était heurté à de multiples résistances à sa diffusion dans la société française, au point que certains s’interrogeaient sur sa pérennité une fois la période de crise épidémique passée. Aujourd’hui, on peut clairement identifier les avantages qu’y trouvent les salariés et les employeurs. La disponibilité et la maîtrise des outils de collaboration à distance est un défi surmonté. Des habitudes sont dorénavant prises, et le télétravail s’est ancré dans la société française. La forte hausse des accords de télétravail signés dans les entreprises l’atteste. Désormais, la France compte un tiers d’actifs qui télétravaillent régulièrement. Cette proportion est encore plus importante en Île-de-France, où le taux atteint 43 %. L’ensemble de la société est affecté par cette évolution, bien au-delà des seuls télétravailleurs. Les actifs dont le métier exige de se rendre dans leur entreprise éprouvent, à titre individuel et collectif, les conséquences de la progression du télétravail sur leur lieu d’emploi, dans les transports, dans les commerces, dans les services, etc. Certains auteurs voient dans le télétravail un nouveau facteur d’inégalité entre les métiers, source de tensions dans les entreprises et la société. L’intensité et la fréquence de la pratique interrogent également tant elles affectent les collectifs de travail, l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle, les mobilités, et la fréquentation des territoires. Reposant sur un partage équilibré des jours de travail entre bureau et télétravail, le mode « hybride » est le plus fréquent dans les accords de télétravail. Dans ce schéma, les vendredis et lundis sont les jours les plus demandés par les salariés, avec un impact particulièrement élevé sur la fréquentation des trains Transilien, RER, métro et tramway, inférieure de 18 % en moyenne le vendredi par rapport au mardi. Ce retrait peut être supérieur sur les lignes les plus exposées aux effets du télétravail, tandis que l’affluence demeure extrêmement forte sur quelques segments des lignes fréquentées par les travailleurs essentiels ou les touristes. Dans les immeubles de bureaux, les taux d’occupation sont désormais fluctuants. Les entreprises se sont saisies du phénomène pour réduire les surfaces occupées et les coûts immobiliers. Le flex office signe la fin des bureaux attitrés et réduit le nombre de postes de travail. Dans les grandes tours de bureaux, les plateaux se réorganisent, laissant place à de petites entreprises et de nouveaux usages (hôtels, centres de formation, logements, logistique urbaine, etc.). La « phygitalisation »1 des relations professionnelles a également des répercussions territoriales : moins de déplacements professionnels, nouveaux besoins en centres de données, augmentation de la consommation d’électricité, etc. Le lieu de télétravail autorisé par les entreprises est un autre enjeu rejaillissant sur la dynamique des territoires. Selon qu’il s’agisse de la résidence principale uniquement, d’un tiers-lieu (très rarement), d’une résidence secondaire ou un logement de type Airbnb, les effets du télétravail et l’extension de l’aire d’influence des métropoles seront plus ou moins grands.

L’intensité et la fréquence de la pratique interrogent tant elles affectent les collectifs de travail, l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle, les mobilités, et la fréquentation des territoires.

DE PETITS FLUX REMODÈLENT LES TERRITOIRES

Une fois de plus dans l’Histoire, le télétravail interroge la localisation des lieux d’activité et des lieux de résidence, et donc l’équilibre entre les territoires. Cette transformation intervient à l’heure où la finalité des activités économiques et le sens du travail connaissent de profondes remises en question, et où le spectre des crises climatiques, sociales, sanitaires, politiques et économiques bouscule les priorités de l’action publique. La réduction des surfaces de bureaux autorise les entreprises à choisir des localisations plus centrales, urbaines, et attractives pour leurs salariés. Les pôles animés et bien desservis par les transports en commun se trouvent ainsi confortés. Cela nourrit le processus de resserrement et de polarisation à l’œuvre depuis déjà une vingtaine d’années. Des signaux faibles laissent présager la constitution de polarités à proximité des gares, notamment de Saint-Lazare, Lyon et Montparnasse, concentrant des bureaux, des tiers-lieux, une offre de logements à temps partiel, etc. Cette dynamique se nourrit de l’élargissement des aires de recrutement et, plus globalement, de la création de valeur réalisée à distance. Alors que 20 % du temps de travail serait désormais télétravaillé, ces évolutions augurent de véritables opportunités de développement pour des banlieues jusqu’alors qualifiées de « dortoirs ». Le télétravail semble pouvoir concrétiser les aspirations résidentielles réveillées par la crise sanitaire : besoin de nature, de calme, d’une maison, d’une petite centralité. L’exode urbain ne semble pas, pour l’instant, revêtir un caractère massif, et le télétravail en mode après-Covid alimente plutôt un processus de « méga-périurbanisation »2. Des télétravailleurs décident de changer de vie, troquant les quartiers denses de la métropole contre un pavillon avec jardin, pratiquant pour certains la bi-résidence ou l’« habiter polytopique ». Ces actifs en partance viennent s’ancrer dans des communes rurales ou du périurbain, franchissent les « frontières » de l’Île-de-France pour des destinations proches ou plus lointaines, mais bien connectées et sélectionnées avec soin. Sans qu’il y ait de recomposition géographique majeure, ces « petits flux » ont parfois de « grands effets ». Car si ces changements de vie dynamisent le tissu local, ils peuvent également peser sur les finances locales3 ou alimenter de manière involontaire la hausse des prix de l’immobilier résidentiel. Certains conservent un pied-à-terre en ville. Pendant ce temps, les non-télétravailleurs restent confrontés à leurs difficultés de logement dans les métropoles.

Il n’est pas certain que le télétravail tienne ses promesses en matière de sobriété énergétique.

UNE PROMESSE DE RÉÉQUILIBRAGE, OUI MAIS…

Les auteurs réunis dans ce numéro des Cahiers de L’Institut Paris Region prêtent peu de crédit à l’idée selon laquelle le télétravail serait l’agent d’une transformation spontanée et bénéfique des villes et des campagnes, porteuse de meilleurs équilibres territoriaux et d’une qualité de vie restaurée. Bien sûr, ils reconnaissent les avantages du télétravail : la souplesse offerte aux salariés, leur satisfaction à voir un management plus attentif à leurs réalisations qu’à leurs horaires de présence, le stress des déplacements quotidiens épargné, ainsi que les bénéfices du point de vue des entreprises, qui réduisent leurs dépenses immobilières et voient la productivité de leurs employés augmenter. Mais les auteurs ont aussi conscience des risques et des tensions associés à cette transformation du travail, des possibles mouvements de stop and go avec, par exemple, l’attrait des bureaux pendant les périodes de canicule ou d’envolée des prix de l’énergie. Car le télétravail suscite des transferts de charges, donc de nouvelles vulnérabilités pour les actifs et leurs employeurs. Certains s’inquiètent des risques pour la santé, tandis que d’autres rappellent que le télétravail ne suffira pas à redonner le goût et le sens du travail. Si les télétravailleurs ont le désir de vivre en dehors du cœur des métropoles, le cordon ombilical n’est pas vraiment coupé, car elles continuent de concentrer les emplois, particulièrement ceux à forte valeur ajoutée et à important pouvoir de décision, qui exigent une présence régulière sur site. Les modélisations récentes sur l’impact environnemental du télétravail ont aussi révélé ses effets rebonds. Alors que les pratiques de consommation et de mobilité se redéployent autour du domicile, à l’épreuve des chiffres, il n’est pas certain que le télétravail tienne ses promesses en matière de sobriété énergétique4. Si des possibilités existent, il sera nécessaire de réguler le télétravail et d’adapter l’offre d’équipements et de services des territoires pour en profiter. Certains auteurs appellent à diriger les investissements publics vers une économie productive et fondamentale (santé, logement et formation)5. D’autres évoquent également la nécessité de développer le réseau de transports collectifs et les liaisons ferroviaires pour rendre soutenable le desserrement de l’habitat et limiter son bilan carbone.

Le télétravail exige une vision territoriale prospective.

QUELLES IMPLICATIONS POUR L’ÎLE-DE-FRANCE ?

Si le télétravail repose largement sur les technologies numériques, ses répercussions spatiales sont nombreuses. Richement pourvue en emplois télétravaillables, l’Île-de-France est particulièrement concernée par ce phénomène, dont les implications sont d’ores et déjà majeures pour son développement et les relations qu’elle entretient avec le reste du pays. La politique d’aménagement du territoire redevient un sujet central dans un tel contexte. C’est pourquoi, à l’heure de la révision du Schéma de planification spatiale de la Région, le SDRIF-E, l’élaboration de cet ouvrage pose en toile de fond la délicate question du modèle de développement à adopter pour répondre aux défis soulevés par le télétravail. Que faire des bureaux libérés ? Soutenir leur conversion en logements lorsqu’ils sont bien situés, mais aussi favoriser la création de nouveaux lieux productifs et d’innovation ? Comment le développement de l’économie présentielle dans les territoires résidentiels peut-il contribuer aux rééquilibrages territoriaux ? Comment organiser l’infrastructure numérique pour qu’elle facilite la traversée des crises à venir ? Quelles évolutions de l’infrastructure et de l’offre de mobilité pour s’adapter aux nouveaux modes et rythmes de vie ? Quel rôle d’équilibre pour les polarités de grande couronne ? Ces transformations imposent aussi de répondre dès aujourd’hui aux nouvelles aspirations résidentielles de tous les Franciliens, pour éviter que celles-ci ne se reportent trop loin, au détriment de la qualité de vie des actifs et de l’impact environnemental d’un système métropolitain encore plus étalé, notamment dans les départements limitrophes de l’Île-de-France. Comment tenir compte du désir de maison individuelle alors que la Région s’engage sur une trajectoire visant le zéro artificialisation nette ? Comment rapprocher les travailleurs essentiels de leur lieu d’emploi lorsqu’une partie grandissante des logements du cœur de métropole font office de pied-à-terre et que la pression foncière reste très élevée ? Parce que le télétravail offre davantage de souplesse dans l’organisation des vies de certains, il exige en regard une vision territoriale et des régulations limitant ses effets délétères pour l’environnement et la société. À cet égard, l’organisation urbaine de l’Île-de-France, articulée à un réseau de transports dense, recèle nombre de possibilités. Celle d’une valorisation de tous les types d’habitat franciliens, et notamment du périurbain, pour l’imbrication ville-campagne qu’il propose. Celle des agglomérations secondaires et des bourgs ruraux, qui peuvent constituer les points d’accroche d’un desserrement résidentiel réussi, maintenant un bon accès à l’offre de services, d’équipements et de tiers-lieux, facilitant ainsi la rationalisation des déplacements et la valorisation des ressources locales. Celle de la transformation de nos centralités urbaines et périphériques pour redévelopper leurs infrastructures et services et améliorer leur attractivité tout au long de la semaine. Celle de l’échelle régionale qui, au travers d’orientations d’aménagement adaptées à chaque espace, secondées par des investissements stratégiques, permet de renforcer les complémentarités territoriales plutôt que d’attiser les concurrences. Pôles tertiaires, territoires productifs, quartiers résidentiels où l’on travaille et vit davantage, patrimoines et grands paysages urbains ou ruraux, constituent une richesse que le télétravail permet de remettre en jeu pour redonner le goût des possibles franciliens. La possibilité d’un centre urbain vibrant, riche d’opportunités ; la possibilité d’un ancrage au lieu de résidence, d’où l’on travaille, où l’on s’investit dans la vie locale et profite des initiatives entrepreneuriales et sociales du territoire ; la possibilité de profiter d’une ruralité dynamique, de la nature et des écosystèmes préservés ; la possibilité enfin, pour celles et ceux qui choisissent de venir en Île-de-France, de profiter de cette diversité de propositions pour s’épanouir, étudier et travailler.■

1. Néologisme provenant de la contraction des mots « physique » et « digital ».
2. Voir, dans ce numéro des Cahiers, « Le mirage de l’exode urbain  », Max Rousseau, p. 119 ; « ZAN et désir de maison : l’équation impossible ? », Stefan Bove et Lucile Mettetal, p. 124 ; « Franciliens ch. maison ind. au vert, à 1h max. de Paris », Emmanuel Trouillard, p. 129, et « La bataille de l’attractivité résidentielle », Vincent Gollain, p. 151.
3. Voir, dans ce numéro des Cahiers, « Des habitudes de consommation bouleversées », Carole Delaporte et Christine Tarquis, p. 86 ; « L’ancrage au(x) territoire(s) », Lucile Mettetal et Martin Omovhère, p. 90, et « Un impact potentiel sur les finances locales », Valentin Sauques, p. 156.
4. Voir, dans ce numéro des Cahiers, « Télétravail et transition : de faux amis », Cristina Lopez et Martial Vialleix, p. 165.
5. Voir, dans ce numéro des Cahiers, « Le mirage de l’exode urbain », Max Rousseau, p. 119.

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